ML - La langue de l’Angkar

Histoire > La langue de l’Angkar

Histoire

par Francis PIAN • le 30 mars 2025

La langue de l’Angkar

Lien permanent : https://monde-libertaire.net/index.php?articlen=8300

Effrayant !

La banalité du mal reste un classique des régimes totalitaires. Toutefois une question revient sans cesse. Comment des femmes, des hommes ont-ils pu commettre de telles atrocités par la torture psychologique et physique ? Anne-Laure Porée, journaliste indépendante a couvert le procès de Duch, le chef des tortionnaires kmers rouge au Cambodge. Celui-ci, terne professeur de maths, a été condamné à la prison à vie pour son rôle dans le S21, le centre de détention, de mise à mort à Phnom Penh mais il ne semble rien regretter de son passé. Il obéissait aux ordres de l’Angkar, l’organisation, c’est-à-dire le parti de Pol Pot qui entendait mettre au pas un pays, une population par la collectivisation. Un doute à l’égard d’une personne et celle-ci est qualifiée d’ennemi. Il faut la faire avouer.

Un point de départ : un cahier noir caché au milieu d’autres avec un titre tout aussi banal : liste de statistiques du Santebal S :21. Curieusement, il ne comprend aucune statistique. « Ouvrons ce cahier. Au fil de ses 53 pages, une écriture appliquée a retranscrit les instructions données par Duch aux interrogateurs chargés de torturer les ennemis du régime, de constituer les dossiers de leurs aveux et d’identifier les réseaux. » Placé devant ce document, Duch lors de son procès admet avoir tenu ces propos.

« Décortiquer la langue des bourreaux »
S’appuyant sur quantité de témoignages, Anne-Laure Porée reprend la méthode de travail de Victor Klemperer sur la LTI, la langue du IIIe Reich. « Je m’efforce de comprendre le terreau dans lequel les tenants de la doctrine l’enracinent ; j’explore pourquoi ou comment ils détournent les mots, se les réapproprient, les redéfinissent. » Les consignes expliquent comment penser et agir. « Décortiquer la langue des bourreaux oblige à examiner ce qu’elle fait aux corps des détenus comme à celui des interrogateurs », la contrainte sans appel de l’idéologie, de la logique génocidaire. Les mots sont utilisés et répétés, psalmodiés comme dans une secte. Des gestes et des phrases pour devenir des révolutionnaires purs. Vous lirez les extraits de ce cahier : « Soyons absolus ».

« Tuer puis effacer toute trace »
Ainsi l’analyse réalisée par Anne-Laure Porée du terme « enfoncer » montre la violence dans les interrogatoires et les techniques de torture. Mais c’est probablement la torture psychologique qui traduit la cruauté des interrogateurs. Attention, il ne faut pas tuer avant que l’ennemi n’ait tout avouer. L’interrogateur, le plus souvent jeune paysan peu éduqué, est un combattant, d’où un vocabulaire militaire, une discipline de combat pour une discipline de travail. Et lorsque le travail est accompli, il suffit de procéder à l’anéantissement de la personne sur décision de l’Angkar. Duch explique : « C’est tuer puis effacer toute trace, réduire en poussière afin qu’il ne reste plus rien » de l’ennemi, des intellectuels, des opposants, des ennemis de l’intérieur, « des bandits des forêts ». Voilà qui fait songer aux comportements d’autres Etats totalitaires. Comme ce sont des ennemis, le mépris et l’humiliation doivent contribuer à casser la personne, c’est une question de temps. L’interrogateur décide si le détenu est allé au bout de ses aveux, le but ultime du bon travail.
Adepte du récit national, les interrogateurs purifient la société. Ils maîtrisent leurs sentiments : « la conscience d’être souverain, de savoir résoudre tous les problèmes concernant la vie morale et matérielle du peuple ». A noter le rapprochement avec la Corée du Nord.
Comme à l’accoutumée, après la chute d’un tel régime, les survivants, tant les victimes que les interrogateurs coexistent dans la société. Un musée du génocide Tuol Sleng garde la mémoire des victimes, les salles de torture, les archives dont ce petit cahier. Les Cambodgiens associent la fin des Khmers rouge et le retour à un sentiment de sécurité à la mort de Pol Pot en 1998.

• Anne-Laure Porée
La langue de l’Angkar
Leçons khmères rouges d’anéantissement
Ed La Découverte, coll A la Source, 2025

PAR : Francis PIAN
Groupe Commune de Paris
Emission Au fil des pages sur Radio libertaire

Réagir à cet article

Écrire un commentaire ...

Poster le commentaire

Annuler

La langue de l’Angkar

Numéro en cours

Fouiller autrement

Glané sur le web