Littérature > Mars : "Un pas, une pierre, un rat noir qui bouquine..."
Littérature
par Patrick Schindler le 29 février 2024

Mars : "Un pas, une pierre, un rat noir qui bouquine..."

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d’après "les eaux de mars" chantée par Moustaki



Démarrage grec en mars, mais… sur La Mauvaise pente avec Dinos Chirstianapoulos ; Petit voyage au « pays de Bausch », avec Pina au rythme des oracles de Dimitrios Kraniotis & Konstantinos Ignatiadis. Eloge de la littérature fantastique populaire française du début du XXème siècle : La Poupée sanglante, suivie de La machine à assassiner de Gaston Leroux ; Espagne : Les anarchistes espagnols de Murray Bookchin ; Puis, le dérangeant Jérôme de Jean-Pierre Martinet ; Pour finir, petit voyage effrayant dans l’Irak des Slaves, Wives and Brides, Women under the rule of ISIS de la néerlandaise, Judith Neurink.

« Quand on est jeune, le futur, tel un morceau de verre, se superpose au présent qui tremble et qui frissonne. Quand on est vieux, le passé, tel un verre épais, se superpose au présent qui vacille et se déforme » Virginia Woolf



Charmes et contrastes athéniens. Photo Patrick Schindler novembre 2023

Dinos Christianapoulos : La mauvaise pente



Essentiellement connu comme poète, Dinos Christianopoulos n’a jamais quitté sa ville natale bien aimée : Thessalonique. Il fut traducteur, essayiste, critique littéraire, directeur de revue et éditeur. Aimé par les uns, détesté par d’autres, à la fois solitaire et entouré d’honneurs (qu’il refusait), Christianòpoulos est mort en 2020. Influencé par Cavàfis et confronté comme lui, à la difficulté de vivre son homosexualité, il n’a pour sa part jamais caché celle-ci, aussi bien dans sa vie que dans ses écrits. On sent à travers ses œuvres, un besoin de combler un désir qu’il juge légitime, mais toujours déçu.
Les personnages de ses fictions, qu’on devine largement autobiographiques, sont généralement confrontés à une réalité brutale et décevante n’acceptant pas la différence ce qui finit par les anéantir. La mauvaise pente (éd. Le miel des Anges, traduction Hélène Zervas et Michel Volkovitch), rassemble douze nouvelles. Certaines d’entre-elles sont déjà parues dans Destins brisés (éd. L’Asiathèque) et avaient été chroniquées dans la rubrique du mois d’août 2023. Cette nouvelle édition les restitue dans leur dernière version, écrite par l’auteur, en 2004. A relire donc.
Pour ce qui concerne les autres : Estomac brouillé, relate les sentiments qui agitent le narrateur. Un être solitaire, qui navigue entre l’espoir et le fantasme de vivre une aventure avec un beau garçon, rencontré dans une soirée. Mais … Les Goths à Thessalonique : ou l’effrayante et peu connue histoire des Goths qui, au IVe siècle, succédèrent aux Romains dans la région de Thessalonique. Vies parallèles, met face-à-face, deux vies. Saisissant contraste entre celle d’Alexandros Rizos Rangaris, aristocrate phanariote, propulsé aux plus hauts honneurs littéraires en 1860, et celle de Makriyannis (voir le Rat noir de septembre 2023), cafetier autodidacte et ancien chef de la révolution grecque de 1821. Une histoire, raconte celle de Monsieur Timothéos, moine défroqué, à la vie rocambolesque. Enfin, La plante grimpante narre l’ascension fulgurante de l’écrivain Andreas Agorastos, prêt à tout, pour aller « toujours plus haut » !
Dans ses écrits, Christianopoulos ne prend pas de gants, sans doute est-ce la raison pour laquelle il fut soit admiré, soit carrément haï par ses contemporains !

Dimitrios Kraniotis / Konstantinos Ignatiadis : Pina au rythme des oracles



Dimitrios Kraniotis et Christine Kono, lors d’une présentation à la librairie Lexikopoleio d’Athènes. Photo Patrick Schindler

Un soir magique de novembre 2023, Dimitrios Kraniotis et Christine Kono nous ont présenté Pina au rythme des oracles (éd. Torodakio), à la librairie Lexikopoleio d’Athènes. Dimitrios Kraniotis est l’auteur de tous les poèmes du recueil. Ils lui ont été inspirés par les gestes ou expressions des danseurs de la troupe de Pina Bausch. C’est à lui que nous devons aussi les trois photos qu’il a prises de Pina, durant ses séjours en Grèce. Celle de la couverture n’est pas sans rappeler la célèbre de photo de Mélina Mercouri prise devant le Parthenon, lors de son retour d’exil à Athènes… Les autres photos de ce magnifique recueil sont signées Konstantinos Ignatiadis), réalisées elles, lors d’une des représentations de Ein Trauerspiel (une tragédie), au Théâtre de la Ville en 1995.

Le rat noir : Dimitrios, avant d’évoquer votre livre, pouvez-vous nous expliquer comment procédait Pina Bausch lors de ses créations devenues mythiques ?
Dimitrios Kraniotis : Pina, qui en général ne savait jamais où cela aller mener, lançait un mot en Allemand pour suggérer une pensée (une seule) et sa représentation. Chacun de ses danseurs tentait alors, d’exprimer son ressenti sur le thème proposé. Ensuite, Pina qui ne manquait jamais aucune représentation, remodelait et retouchait avec eux, certains détails.
Rn : Et comment sont nées vos poèmes ?
DK : Lors des représentations en Grèce, je ne faisais que noter mes impressions durant les répétitions. Ce sont elles qui m’inspirèrent ensuite mes poèmes. S’appuyant sur les gestes, les signifiants, les signes de chaque danseur qui m’influençaient. Ces poèmes ont ensuite été traduits en grec puis en anglais, car pour moi, un poème est avant tout, une musique.

Extrait du premier texte du recueil écrit par Dimitrios Kraniotis, durant une répétition de Kontalsthof (zone de contact) :
« Pina savait vivre l’éternité comme un ange. […] Belle, clairvoyante, dévouée, toujours au bord de l’abime, confiante, mystérieuse, subversive, Pina humble et sublime a su, tel un sphinx, nous montrer la danse de l’amour et l’amour de la danse. […] Tout ce que Pina a su nous offrir, ses danses éphémères, ses chorégraphies n’existent pas en dehors de leur mise en schène. Pas de texte fondateur. Pas d’histoire préméditée : que des rôles à interpréter, rien à représenter, ici c’est la célébration de l’instant. […] Tous ses collaborateurs et tous ses danseurs se sont mis à nu devant ses questions, afin que puisse s’offrir la part sublime et la part maudite de l’être humain ».

Extraits de poèmes de Kraniotis, suggérés par Das Stück mit dem Schiff (la pièce du bateau), entre 1992 et 1993 :
Abchiedsschmerz (Adieu la douleur) : « Tu adores les éventails, les papillons, les cerfs-volants. Tu aimes plonger dans les lacs et onduler des hanches ».
Geheimnis (Secrète) : « Tu languissais comme un miroir à l’entrée d’une maison délaissée ».
Ein Wunsch (Un désir) : « Verse une goutte de vin dans le désert de ton désir. Une nouvelle mouette va jaillir aux éclats de ton rire ».

Christine Kono, maître de ballet, a travaillé de 1980 à 1995, avec Pina Bausch. Elle nous a lu quelques poèmes de Dimitrios Kraniotis, en anglais. Puis, a complété les impressions de ce dernier : « Pina savait parfaitement lire dans l’inconscient des gens. Elle utilisait le matériel des danseurs qui devenait alors comme un immense puzzle, dans lequel chacun pouvait puiser ce qui lui correspondait. Travailler avec Pina était tout sauf un travail. En deçà de sa rigueur professionnelle, jaillissait souvent une joie profonde, un rire irrésistible, né d’une évocation. D’un geste, d’une répétition. C’est cela qui fait que les pièces de Pina sont encore dansées partout dans le monde. Car elles sont universelles et parlent à tous. Pina rêvait de sortir la danse de son carcan et la plus belle illustration en est Les rêves dansants. C’est dans cet esprit qu’après sa mort, ses adeptes ont repris le spectacle Kontakthof, mais l’ont fait danser par des jeunes enfants de quinze ans ou des personnes de plus de 65 ans ! ».



Propos recueillis par Patrick Schindler

Quelques précisions de Dimitrios Kraniotis au sujet de l’article :

Cher Patrick, afin de respecter l’œuvre et le travail unique et exemplaire de Pina Bausch, pourriez-vous faire paraitre ces quelques modification à en NB à la fin de votre texte :
- Les mots allemands que Pina lançait à ces danseurs avaient en fait comme but, de les inspirer le plus ouvertement possible. Chaque danseur offrait ensuite une réponse structurée, dansée ou en paroles.
- C’est lors des répétitions des spectacles de Pina à Wuppertal (et non en Grèce) que ces poèmes ont été composés. Ils ont trouvé leur forme définitive quelques années plus tard, quand j’ai pris la décision de faire et de publier ce livre. A noter que ces poèmes ont été traduits du français en anglais, mais pas en grec, en tous cas jusqu’à maintenant.
- Enfin, une dernière précisions, le film "Les rêves dansants" n’a pas été fait après la mort de Pina. Il est sorti après sa mort. En fait, le film Les rêves dansants a été tourné avant, pendant et après les représentations du spectacle avec les adolescents. C’est Pina elle même qui a eu l’idée géniale de monter Kontakthof aussi bien avec les adultes de plus de 65 ans qu’avec les adolescents. C’est elle qui a guidé et supervisé ces deux spectacles, avec l’aide de ses assistants.

Cher Patrick, je suis navré d’être obligé de vous communiquer ces remarques afin comme je vous l’ai dit plus haut, de respecter le l’œuvre unique de Pina Bausch.
Avec mon meilleur souvenir,
Bien cordialement,
Dimitrios Kraniotis



Gaston Leroux : La Poupée sanglante, suivie de La machine à assassiner



Gaston-Alfred-Louis Leroux est né en 1868, à Paris et a grandi en Normandie. Après avoir obtenu le baccalauréat de lettres, il s’inscrit à la Faculté de droit. Devenu avocat en 1890, il exerce cette profession jusqu’en 1893.
Pour arrondir ses fins de mois, il écrit des comptes rendus de procès pour le journal L’Écho de Paris, dont celui de l’anarchiste Auguste Vaillant…
À partir de 1901, devenu grand reporter, il effectue de nombreux voyages en France et à l’étranger, notamment en Espagne et au Maroc. Son roman Le Mystère de la chambre jaune, « chef-d’œuvre d’ingéniosité » inspire les surréalistes et lui vaut le succès en 1908. Il continue à écrire des ouvrages dans la même veine : Le Fantôme de l’Opéra en 1910, La Poupée sanglante en 1923 et la série des Chéri-Bibi à partir de 1913.



Dans sa préface de La Poupée sanglante (éd. Poche et paru pour la première fois en feuilleton, en 1923), Didier Blonde nous raconte le parcours de Gaston Leroux, « dernier grand auteur des romans populaires apparus au XIXème siècle, le plus délirant de tous peut-être, pré-surréaliste ».

L’action du roman démarre au cœur de l’Île-St-Louis. Dans la rue où donne la boutique de reliure de Bénédict Masson.
Dans son journal qu’il tient au jour le jour, Benedict commence par nous avouer le drame de sa vie : la laideur de son visage. Il nous raconte ensuite, tout ce qui se passe dans la maison située en face de chez lui. Habitée par les Norbert, une famille ruinée, composée entre autres, par la belle Christine (dont Bénédict est amoureux). Elle y vit avec son père et son cousin Jacques, qui est aussi son fiancé… Bénédict, mauvaise habitude, ne peut s’empêcher d’épier Christine jour et nuit. Il s’aperçoit qu’elle ment à son père et à son cousin, puisque visiblement, elle entretient une liaison avec un dénommé Gabriel, son jeune et bel amant. Ils ont pour habitude de s’ébrouer dans le jardin qu’ils partagent avec le marquis et la marquise de Coulteray. Ces derniers, vivent entourés de leurs deux étranges serviteurs indiens, Sangor et Sing-Sing. La marquise, très affaiblie est soignée par le sulfureux Dr Saïdkhan.
Mais revenons-en aux Norbert. Le jour où il découvre la relation de Christine avec son bel amant, son père supprime ce dernier ! Mais, quelle n’est pas la stupéfaction de Bénédict lorsque le lendemain matin, Christine se rend chez lui, pour lui demander de relier un des livres du marquis. Elle affiche alors un air insouciant, comme si rien ne s’était passé d’important la veille chez elle ! Et pourtant depuis quelques jours chez les Norbert, tous les rideaux sont tirés et tous semblent très occupés par une besogne bien mystérieuse… Et des mystères, nous n’avons pas fini d’en découvrir. Autant chez les Norbert que chez les Coulteray.
La Poupée sanglante empruntant, non seulement à l’univers fantastique de ETA Hoffmann et de son Olympia, mais également un peu, à tous les grands romans de l’époque traitant des « broncolates », appelés aussi vampires, selon les régions. Et, si lorsque le journal de Bénédict s’achève, on pense en avoir fini de l’intrigue, on comprend vite que c’est tout le contraire. L’histoire ne fait que commencer dans la seconde partie de l’ouvrage, tandis qu’une drôle de rumeur grandit dans la région où Bénédict possède une petite maison de campagne. Et pas n’importe quelle rumeur : bizarrement toutes les femmes qui passent et sont passées par chez lui, ont étrangement disparues, après un bref séjour. Parallèlement, on continue à suivre les pérégrinations des Norbert et des Coulteray dont l’histoire va, au fil des pages, se précipiter à un rythme de plus en plus infernal. C’est le moins que l’on puisse dire !

La Machine à assassiner, qui fait suite à La Poupée sanglante en confirme le rythme, de rebondissement en rebondissement. Outre l’intrigue rondement menée dans les deux ouvrages, on ne peut que souligner la forte dose d’humour qui les accompagne. De nombreuses références historiques ponctuent également ces deux récits. Récits qui font pointer du doigt l’engouement populaire pour la grande littérature fantastique de cette époque. A découvrir ou redécouvrir avec gourmandise !

Murray Bookchin : Les anarchistes espagnols



Murray Bookchin est né le 14 janvier 1921. Philosophe, militant et essayiste écologiste libertaire américain, il est considéré aux États-Unis, comme l’un des penseurs marquants de la Nouvelle gauche (New Left). Il est le fondateur de l’écologie sociale. Ecole de pensée qui propose une nouvelle vision politique et philosophique du rapport entre l’être humain et son environnement, ainsi qu’une nouvelle organisation sociale, par la mise en œuvre du municipalisme libertaire.



Les anarchistes espagnols (éd. Lux, traduction Nicolas Calvé), travail phénoménal qui a demandé à l’auteur dix années, a été publié pour la première fois en 1976. Il est étayé par une grande variété de sources et est aujourd’hui salué comme une pierre angulaire de l’historiographie anarchiste.
Cette nouvelle version (pour la première fois traduite en français), contient une préface de l’auteur datant de 1993. Il nous y explique en détail, ce qui l’a motivé à écrire son livre, à fur et à mesure qu’il découvrait une certaine vérité et des contre-vérités sur la révolution espagnole. Notamment sur la mort de Durutti et celle d’Andreu Nin du POUM (Parti ouvrier d’unification marxiste).
Dans son prologue, Bookchin nous raconte le voyage de l’anarchiste italien Guiseppe Fanelli à Barcelone, « dans le but de rallier des adhérents espagnols à l’AIT (Association internationale des Travailleurs) et surtout d’introduire et répandre les idées anarchistes dans le pays ».
Dans le chapitre suivant, il étaye l’histoire des théories anarchistes de Joseph Proudhon à Michael Bakounine et leur profond enracinement en Espagne, correspondant aux besoins du mouvement révolutionnaire des ouvriers et paysans. Il nous raconte ensuite, la germination de ces idées qui dura jusqu’en 1870 et ce, jusqu’au premier congrès de la Section espagnole de l’AIT. Où furent amèrement débattues entre marxistes et anarchistes, les questions des élections, du boycott, de l’Etat, du syndicalisme, etc.
Bookchin expose après en détail, le contexte et l’échec du projet libéral « délaissant paysans et ouvriers ». Puis, la nouvelle période de l’histoire moderne en Espagne, avec la fondation de la Fédération régionale espagnole, opposant les dominants aux dominés, avec autant de différences que de régions.
Après la Commune de Paris, la scission entre internationaux autoritaires et antiautoritaires (à St Imier) se fait également sentir en Espagne. A la suite de quoi, Bookchin nous explique les divergences, après la proclamation de la Première république espagnole, entre partisans de la monarchie constitutionnelle et fédéralistes (minoritaires), dont les anarchistes. Puis, leurs rôles respectifs après l’échec du soulèvement prolétarien de 1873. La répression drastique qui s’en suivit, juste avant le retour des Bourbons sur le trône. Le développement du « cœur de l’Internationale », (fortement influencé par les anarchistes du nord), vers le sud du pays et principalement en Andalousie.
Au passage, Bookchin pointe les raisons pour lesquelles l’anarchisme était déjà latent dans ces régions miséreuses et exploitées. L’auteur s’attaque ensuite aux années 1890, qui voient monter l’opposition croissante, entre riches et pauvres. La multiplication des actes terroristes de certains anarchistes, qui va entrainer une forte répression sur tout le mouvement. D’autres anarchistes développent par opposition, un sens profond d’humanisme. Et ce n’est qu’au début du XXème siècle que les idées libertaires commencent à prendre réellement racine chez les intellectuels (Baroja, Picasso, F. Ferrer, etc.). Anarcho-syndicalisme, grèves générales : sujets auxquels Murray Bookchin consacre un chapitre particulièrement fouillé. Suit la terrible Semaine sanglante qui verra s’amorcer la période de maturité de l’anarchisme espagnol, puis l’émergence de la CNT (Confédération nationale du Travail). Et ce, jusqu’à la dictature de Primo di Rivera et au retour de la République, en avril 1931.
Que deviendra alors, le mouvement anarchiste, notamment durant les Bieno Negro, (les deux années noires) ? C’est ainsi que nous arrivons au terme de ce voyage en Espagne libertaire, en juillet 1936. L’auteur nous quitte alors, en nous promettant de se pencher dans un second volume, sur « la Révolution sociale, ses réalisations, son renversement tragique et son héritage ». Malheureusement, ce volume n’a jamais été publié. En revanche, Murray Bookchin l’a synthétisé dans The anarchist and syndicalist révolution, paru en 1994.

Jean-Pierre Martinet : Jérôme



Le phénomène étant assez rare : laissons Jean-Pierre Martinet faire sa propre biographie : « Né en 1944 dans la région bordelaise, il est l’auteur peu prolifique de trois romans, La somnolence (1975), Jérôme (1978), L’ombre de la forêt (1987) et d’un récit, Ceux qui n’en mènent pas large (1986). Ses personnages sont toujours au bord de la paranoïa et finissent d’avoir peur de tout, même de leur ombre. Comme les enfants, le noir à la fois les fascinent et leur glace le sang. L’humiliation et les déserts de l’amour sont les domaines de prédilection de cet écrivain sombre, grand admirateur de Thomas Hardy, de Céline et de Bernanos. […] Parti de rien, Martinet a accompli une trajectoire exemplaire : il n’est arrivé nulle part. Tranquillement assis sur son tas de fumier » ! …



Jérôme Bauche est le « héros » (si l’on peut dire !), de Jérôme (éd. Finitude). Haut de 1m90, 150 kilogrammes, 1m50 de tour de taille. Il est feignant, cependant cultivé. Influencé par la pensée de Dostoïevski, Gogol, Melville, Höderlin, le peintre Friedrich, les aventures du pauvre Caspar, etc. Mais il est aussi : schizophrène, paranoïaque et pris parfois, par des accès de violence.
Ainsi, écrit-il (au présent), ses souvenirs depuis l’asile ! Ne sachant si et se moquant bien qu’un jour quelqu’un les lise, ou s’y intéresse.
Au début de ses mémoires, Jérôme nous explique qu’il vit dans une ville incertaine, moitié Paris-moitié faubourg de St Pétersbourg, on ne sait pas trop. Il vit aussi au crochet de sa vieille mère. Elle, alcoolique, anticommuniste, antisémite, homophobe et à moitié aveugle, « prend les égouts pour des boites-aux-lettres ! ». Sa mère qui « le déteste autant qu’elle le supporte » !
Bref. Un jour de printemps (la saison des maléfices !) Jérôme est seul à la maison. Il reçoit la visite d’un « saint homme » : Mr Clouet. Ce dernier lui propose un travail « épanouissant et réservé aux handicapés de son espèce » : fabriquer des fleurs en papier crépon dans un centre spécialisé. Dès les premiers instants, ce monsieur dégoûte Jérôme. A cause « de sa moustache qui rebique du côté droit et de sa mèche de cheveux d’un blond si sale qu’ils semblent avoir séjourné plusieurs jours dans un vide-ordure, de ses yeux de poissons qui eux, ont séjourné trop longtemps à l’étalage, de ses lèvres molles qui s’entrouvrent avec un bruit de bidet qui se vide et de sa voix : chuintement d’un filet d’eau sale. J’avais l’impression d’être assis en face d’un psychiatre qui écoute d’un air paternaliste et vaguement ennuyé, les élucubrations de son patient ».
Or, dans la vie, la seule chose qui passionne Jérôme, son seul désir c’est : la jeune Polly. Une gamine de 15 ans qui, dixit Jérôme, « ne s’est jamais laissé peloter à la sortie du lycée ». Enfin, du moins c’est ce qu’il imagine pour ne pas en être trop jaloux ! Jérôme nous confie en outre : « J’ai toujours eu grande pitié de mes petites sœurs les ordures et j’ai toujours eu très grande amitié pour ma petite sœur, la mort ». Nous voilà prévenus !
Pour l’heure, plus Mr Clouet insiste, plus Jérôme sent que « le barrage va craquer ». Et il craque ! Tenons-nous en aux seuls quatre premiers chapitres des vingt, que compte ce livre absolument inqualifiable. Durant ces quatre premiers chapitres, Jérôme nous a déjà avoué qu’il a effectivement poussé sa mère dans les escaliers du 4ème étage à coups de pieds dans le vendre. Qu’il a, c’est vrai, éjaculé dans son yaourt aux fraises « pour se venger de l’avoir mis au monde » !
Mais tout cela n’est rien à côté de ce qui nous attend ensuite. Par petites touches, Jérôme va nous entrainer de force dans son mode dantesque, délétère, terrible et pétrifiant. Autour de lui, le temps devient récalcitrant. Les gens qu’il croise sont tous « déjantés ». Ils soliloquent et Jérôme est persuadé « qu’ils lisent en lui pour découvrir son côté sombre » !

Régulièrement, tout au long de ces pages fascinantes, inquiet, il nous demande de le suivre dans ses délires et de ne pas fuir le livre ! D’ailleurs, il faut bien le dire, impossible à quitter. Pour l’anecdote, le manuscrit de Jérôme a dormi pendant des années dans une armoire de l’éditeur Jean-Jacques Pauvert, à côtés d’autres ouvrages, eux refusés. Rescapé, Jérôme a été redécouvert par hasard : il avait été tout simplement « oublié-là » ! Et c’eut été dommage, tellement il est rare de croiser un tel petit chef d’œuvre d’immoralité et de vulgarité ! Plus désespéré, plus décalé et plus hilarant : impossible à faire. Je vous mets au défi ! Lorsque je le lisais dans le tram d’Athènes, j’ai éclaté plusieurs fois d’un rire incontrôlable au nez de jeunes Grecs. Ils levaient alors les yeux de leurs portables et se demandaient je suppose, comment un livre était capable de provoquer un tel rire ?!

Judith Neurink : Slaves, Wives and Brides, Women under the rule of ISIS



Judith Neurink lors de la présentation de son dernier livre à la librairie Lexikopoleio d’Athènes

Judit Neurink, née en 1957. Journaliste et auteure néerlandaise, elle est spécialiste du Moyen-Orient, vit et travaille dans la région du Kurdistan irakien, depuis plusieurs années. Elle y a créé un centre des médias pour former des journalistes et aujourd’hui, travaille pour des médias belges et néerlandaises. Elle a écrit une dizaine de livres, tous liés au Moyen-Orient, parmi lesquels un roman sur les Juifs du Kurdistan. Elle vit, en alternance depuis une dizaine d’années, avec ses deux chats siamois, dans la capitale de la région du Kurdistan, Erbil. Lors de la présentation de son dernier livre, A Devil Child, à la librairie Lexikopoleio d’Athènes, Judit Neurink nous a entretenu sur le sujet, souvent commun, de tous ses livres : l’Irak. Pays qui a opéré, sous contrainte internationale, un virage démocratique en 2021. Incluant une représentation tripartite des trois communautés au Parlement (Chiites, Sunnites et Kurdes), les Chiites ayant la majorité dans le gouvernent.
Pourtant, nous a expliqué Judit Neurink, « Hélas les jeunes irakiens ne font pas confiance à la démocratie, le « changement » n’ayant pas entrainé la fin de la corruption, ni du « dress-code » imposé aux femmes et encore moins, des rapports complexes, pour ne pas dire tendus avec les pays voisins, l’Iran, la Jordanie, la Syrie et la Turquie » ...



Afin de découvrir l’univers décrit par Judit Neurink, Odile de Lexikopoleio a conseillé au Rat noir de commencer par Slaves, Wives and Brides, Women under the rule of ISIS, (traduction du néerlandais à l’anglais par Pamela Williams). Livre hélas, non encore traduit en français. Dès les premières pages, nous entrons sans aucun ménagement, dans le monde hyper-machiste de l’auto-défini ISIS (« état islamique en Irak et Syrie »), ou « Califat ». Celui-ci a vu le jour en Irak, lors du funeste mois de juin 2014. Or, la plupart des journaux occidentaux n’ont traité depuis cette date, que de la condition des hommes soumis, (volontairement ou non), aux lois de l’ISIS.
Aussi depuis sa présence en Irak, Judit Neurink s’est-elle essentiellement consacrée à la condition des femmes. Notamment, celle les kurdes des villages Yazidi. Kidnappées pour être « offertes » en tant qu’esclaves, aux soldats de l’ISIS, ou enrôlées dans leurs rangs. Mais auparavant, Judit Neurink nous en apprend beaucoup sur la sexualité en général en Irak (circoncision féminine, misère sexuelle, histoire de la tradition des esclaves sexuelles, etc.). Elle nous raconte aussi comment 6,500 hommes, femmes et enfants sont tombés entre les mains de l’ISIS.
Nous allons lire ensuite les témoignages d’une douzaine de ces femmes esclaves. Témoignages que Judit a recueillis dans les camps de réfugiés du Kurdistan irakien. Vendues (selon une grille de prix), mariées de force (évadées ou rescapées). Nous allons aussi croiser, un seul homme ! Maltraitances, conditions déplorables d’hygiène, épouses des soldats de l’ISIS considérées comme des animaux.
L’auteure revient ensuite, sur les six siècles de la « guerre » entre les shiites et les Sunites. Puis, sur les interprétations, plus que douteuses et farfelues, du Coran par les Islamistes. Le rôle des femmes irakiennes qui sous le Califat se sont engagées dans la milice féminine. Brigade chargée de contrôler le respect des règles vestimentaires. Plus loin, un chapitre très éloquent est consacré aux méthodes plus que perverses de recrutement des femmes occidentales par les islamistes, via les réseaux sociaux. Judit Neurink nous explique alors, la condition spéciale de ces femmes occidentales (souvent belles !), mariées aux religieux des « hautes sphères », leurs petits privilèges en échange de la « perpétuation du Califat » !
Un autre chapitre, « pas piqué des vers », nous entraîne dans la vie quotidienne en Irak, durant les trois horribles années du Califat. L’auteure s’intéresse aussi aux minorités chrétienne, juive et sunnite « qui n’avaient d’autre choix que de financer les "combattants" et de subir leur lois ». Heureusement nous en arrivons au printemps 2016, grand soulagement : perte progressive des territoires aux mains de l’ISIS.
Le dernier chapitre aborde les traumatismes durables des femmes Yazidis kidnappées et du millier d’autres jeunes endoctrinés en quatre ans. Leurs cauchemars, leur sentiment de honte et les difficultés à surmonter pour réunir les familles dispersées. Une des Yazidis interrogée de résumer : « Nous avons été assises au milieu de la mort et pourtant nous avons survécues » !
Ceci dans le contexte d’un Irak voué aux évangélistes américains, après la chute du Califat. Le manque de personnel post-traumatique et surtout, l’instabilité encore présente dans tout le pays. Radicalisation de la jeunesse, silence des féministes internationales sur le sort des esclaves sexuelles, etc.
La dernière parole de Judit Neurink dans ce livre parfois il faut bien le dire presque insoutenable, est pour « remercier toutes les femmes et les quelques hommes qui ont courageusement accepté d’être interviewés, ainsi que toutes les personnes qui l’ont aidée à traverser ces années de cauchemar » !

Patrick Schindler, individuel FA Athènes

Passager clandestin :










PAR : Patrick Schindler
individuel FA Athènes
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Le rat noir de la librairie athénienne. Février de cette année-là.
Le rat noir d’Athènes mi-janvier 2021
Le rat noir de la bibliothèque nous offre un peu de poésie pour fêter l’année nouvelle...
Volage, le rat noir de la bibliothèque change d’herbage
Octobre... Tiens, le rat noir de la bibliothèque est de retour...
Le rat noir de la bibliothèque pense à nous avant de grandes vacances...
Maurice Rajsfus, une discrétion de pâquerette dans une peau de militant acharné
Juin copieux pour le rat noir de la bibliothèque.
Juin et le rat noir de la bibliothèque
Mai : Le rat noir de la bibliothèque
Séropositif.ves ou non : Attention, une épidémie peut en cacher une autre !
Mai bientôt là, le rat de la bibliothèque lira ce qui lui plaira
Toujours confiné, le rat de la bibliothèque a dévoré
Début de printemps, le rat noir de la bibliothèque a grignoté...
Ancien article Des « PD-anars » contre la normalisation gay !
mars, le rat noir de la bibliothèque est de retour
Janvier, voilà le rat noir de la bibliothèque...
Vert/Brun : un "Drôle de couple" en Autriche !
Ancien article : Stéphane S., le poète-philosophe libertaire au « Sang Graal »
Algérie : l’abstention comme arme contre le pouvoir
Décembre 2019 : Le rat noir de la bibliothèque
1er décembre, journée mondiale contre le sida : les jeunes de moins en moins sensibilisés sur la contamination
A Paris, bientôt de la police, partout, partout !
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N° 1 du rat noir de la bibliothèque
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1

le 3 mars 2024 16:32:17 par Jehan Van L.

Cher Rat noir,
Mais, tu es un rude travailleur !!!!

2

le 3 mars 2024 18:37:24 par Le Rat noir

Cher Jehan,
... Ou plus précisemement, plutôt un "doux lecteur du plaisir de lire et d’inciter à lire" !...
Pat

3

le 4 mars 2024 14:39:00 par Justhom

Encore une fois, cher Rat noir, tes recensions sont excellentes et l’ont a envie de se procurer tous les livres et notamment ceux de Gaston Leroux, de Murray Bookchin et de Dinos Christianapoulos...
Merci de nous faire découvrir de véritables pépites
Justhom

4

le 4 mars 2024 14:40:34 par Stephane Sangral

Merci pour ces suggestions, cher raton-lecteur !
Bisous intellos, Stephane

5

le 7 mars 2024 15:57:54 par Emmanuelle Boizet

Un grand merci, cher Patrick Schindler, pour ce très chouette papier!
Cela fait vraiment plaisir de trouver des lecteurs qui s’arrêtent encore sur ce grand texte. Particulièrement ces jours-ci, où nous venons d’apprendre le décès d’Alfred Eibel, l’ami le plus proche de Jean-Pierre Martinet, qui en avait bien peu… Alors doublement merci.
Avec toute ma sympathie,
Emmanuelle BOIZET