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Littérature
par Sylvain Boulouque • le 24 mars 2024
PAGES D’HISTOIRE N°52
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Leningrad : le bloc, le mythe et l’histoire
Dans un très beau récit graphique qui emprunte beaucoup à Maus d’Art Spiegelman, Lutte majeure (1), Céka et Borris évoquent la réalité dramatique du siège de la ville soviétique entre 1941 et 1944 ne cachant aucune de ses dimensions : la violence du siège, l’omniprésence de la police politique, la famine et l’une de ses conséquences le cannibalisme et la force de la propagande soviétique née de ces presque 900 jours de sièges. La comparaison avec Maus évoquée ne tient pas du hasard, comme le souligne l’historien de la Russie soviétique Nicolas Werth dans sa préface. Sarah Gruszka dresse « une audacieuse – et solide – passerelle entre les assiégés de Leningrad, les Juifs parqués dans les ghettos et les zeks des camps de travail stalinien [et] donne une dimension universelle à son sujet d’étude. Pour autant, les spécificités politiques du régime stalinien ne sont pas gommées ».
Aujourd’hui la chercheuse, Sarah Gruszka, dont les lecteurs du Monde libertaire avaient pu lire, il y a quelques années, un passionnant article sur le souvenir de Nestor Makhno à Goulai-Polié (2) propose une mise en perspective historique fouillée, documentée qui restitue avec minutie le drame de cette ville. Elle a utilisé un matériaux riche et passionnant : les journaux intimes qui donnent un récit du siège dans sa pleine humanité.
Le siège de Leningrad commence en 1941 pour s’achever en janvier 1944, durant deux ans et demi, les habitants de la ville ont été confrontés à la mort de masse conséquence d’abord de l’occupation nazie, ensuite des choix tactiques et politiques de Staline. Durant ce siège, près de deux millions de personnes sont mortes (dont une moitié de civils).
Leningrad en 1941 est la septième plus grande ville du monde. Staline qui n’a pas voulu voir les nombreux signaux d’alerte montrant que l’Allemagne allait attaquer l’URSS, a laissé la ville être assiégée. Le 8 septembre, Leningrad est coupée du monde, près de deux millions et demi de Léningradois sont enfermés dont près de 400 000 enfants. Le régime n’a pas pensé l’évacuation de la population qui, pendant cette période, doit subir la pénurie puis la famine, les bombardements et la répression conduite par la police politique, qui continue à surveiller les populations.
Restituer le quotidien
Les journaux intimes utilisés pour analyser la dureté du siège permettent de rendre compte parfaitement et sous un angle original des conditions de vie. Sarah Gruszka en restitue le quotidien. L’objectif de la population est d’abord de se nourrir et de se chauffer. La météo s’est montrée particulièrement rigoureuse, durant les hivers 1941-42 et 42-43, les températures sont descendues jusqu’à - 30 degrés. C’est dans ces conditions que les habitants survivent. Les habitants tombent victimes d’épuisement. D’abord les pénuries de nourriture frappent, elles s’accompagnent ensuite de famine et les diaristes comme les rapports de la police politique évoquent les cas de cannibalisme. Les pages qu’elle y consacre montrent l’état de déshumanisation complète de la population. Ce phénomène reste un tabou dans l’histoire du siège. Il a été lié à la famine, qui elle aussi a été passée sous silence par le pouvoir soviétique évoquant le témoignage d’un déporté du goulag, elle rappelle « qu’il était interdit de prononcer le mot faim » (Chalamov). C’est ce désastre humanitaire qui est à l’origine de la mort de plusieurs centaines de milliers de personnes.
Une population sous contrôle
Sarah Gruszka livre aussi des pages passionnantes sur la surveillance et la répression policière. La population est d’une part obligée de travailler sous peine d’enfermement immédiat et durant toute la durée de la guerre soumise au contrôle du NKVD d’autre part. Les tchékistes multiplient les arrestations, les exécutions sommaires pour une remarque déplacée dans une file d’attente, sur une dénonciation hasardeuse, pour un retard au travail. Elle recrute des indicateurs partout, toute personne refusant de faire des rapports est immédiatement considérée comme suspecte. Malgré cela, l’analyse des journaux montre que la population n’a pas accepté le contrôle. Ils soulignent que les habitants ont choisi le silence. La ville est devenue en quelque sorte fantôme.
En outre, Staline et l’état-major soviétique ont considéré que le désenclavement de la ville n’est pas un objectif stratégique, laissant la population un hiver de plus dans le désarroi, prolongeant le sentiment apocalyptique qui étreint les habitants.
Enfin, Sarah Gruszka aborde la réécriture constante de l’histoire du siège, qui pour le régime stalinien, comme dans une certaine mesure celui de Poutine aujourd’hui, a cherché à héroïser les habitants pour mieux passer sous silence les erreurs stratégiques et les choix aberrants ayant conduit à ce drame.
Une étude exemplaire, qui restitue la tragédie de Leningrad.
Sylvain Boulouque
Le siège de Leningrad septembre 1941- janvier 1944
Sarah Gruszka
Tallandier 2024 348 p. 22,90 €
(1) Lutte majeure, Casterman, 2010, 102 p.
(2) Monde libertaire, n° 1530, 23 octobre 2008.
PAR : Sylvain Boulouque
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