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par René Berthier le 21 septembre 2020

L’ Internationale syndicale rouge (18e partie)

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Modifications au programme du parti bolchevik

C’est sans doute dans la foulée de la révolution de 1905 que Lénine proposera – en avril-mai 1917 – des modifications au programme du parti bolchevik qui se situent également dans la logique des « thèses d’avril ».
Pour mémoire, Lénine vient d’arriver en Russie. Il constate l’état déplorable du parti. Le comité central, composé de Chliapnikov, Molotov et Zaloutsky, est complètement dépassé par les événements. Il se contente de freiner les ardeurs de militants les plus actifs. Le 12 mars Kamenev et Staline rentrent de leur exil sibérien et provoquent un virage à droite. Pendant trois semaines les positions de Staline et de Molotov vont dominer : selon eux, on est au début d’une longue période de gouvernement démocratique bourgeois, autrement dit ils deviennent des social-démocrates classiques.

Lorsque Lénine arrive, le 17 avril (le 4 avril selon le calendrier russe), ses positions sont nettes : aucun appui au gouvernement ; aucun rapprochement avec les autres partis ; armement du prolétariat ; tout le pouvoir aux soviets ; la terre aux paysans. La quasi-totalité des bolcheviks s’oppose aux positions de Lénine, qui seront connues sous le nom de « thèses d’avril ». Ses mots d’ordre sont en contradiction totale avec tout ce que les bolcheviks ont pu dire jusqu’alors. Le parti était opposé à l’idée d’un pouvoir exclusivement bolchevik. Les « thèses d’avril », qui ont fourni la base des mots d’ordre à partir desquels les bolcheviks ont pris le pouvoir, ont été imposées au parti éberlué par Lénine, qui menaça de démissionner si elles n’étaient pas acceptées. Tout le monde croit que Lénine est devenu bakouninien. C’est à cette occasion-là que Goldenberg, un bolchevik, s’exclama : « La place laissée vacante par le grand anarchiste Bakounine est de nouveau occupée. Ce que nous venons d’entendre constitue la négation formelle de la doctrine social-démocrate et de toute la théorie du marxisme scientifique. C’est l’apologie la plus évidente qu’on puisse faire de l’anarchisme [note] . »

C’est donc dans ce contexte que Lénine propose en avril-mai 1917 des modifications au programme du parti, qui sont le prolongement programmatique des slogans qui constituent les « thèses d’avril » et que tout le monde ou presque prend pour de l’anarchisme. Ce programme est une véritable pièce d’anthologie. C’est un programme fédéraliste et décentralisateur dans lequel les élus du peuple sont « révocables par lui à tout moment », où règne « l’autonomie administrative locale » et « l’autonomie administrative régionale » et où « les autorités locales et régionales désignées par l’État » sont supprimées ; où est garantie « l’inviolabilité de la personne et du domicile » ; où règne la « liberté illimitée de conscience, de parole, de presse, de réunion, de grève et d’association » ; l’« épar le peuple des juges, des fonctionnaires civils et des chefs militaires » et leur révocabilité. Sont prévus l’« élimination de toute intervention du pouvoir central dans l’établissement des programmes scolaires et dans le recrutement du personnel enseignant », etc [note] ... On croit rêver…

C’est un programme hallucinant dans lequel se trouve un fourre-tout de mesures plus démagogiques les unes que les autres, mais que Lénine devait penser être le nec plus ultra de la pensée anarchiste. Toutes les mesures proposées sont en tout cas en contradiction totale avec les bases mêmes de la pensée léniniste, ou même social-démocrate d’une façon générale. Surtout, on reste rêveur lorsqu’on songe au programme que ce même parti appliquera quelques mois plus tard. Deux mois après la prise du pouvoir par les bolcheviks sera créée la Tchéka, qui viendra mettre bon ordre à « liberté illimitée de conscience, de parole, de presse, de réunion, de grève et d’association ».
Ce programme « anarchiste » est évidemment une chose que les auteurs léninistes passent sous silence, mais il n’est pas exagéré de dire que l’influence du parti bolchevik dans la classe ouvrière au début de la révolution n’a pu s’enraciner que grâce à son adoption de mots d’ordre de caractère anarchiste.


Le mouvement libertaire russe avait importé les divisions
Le mouvement libertaire russe avait importé les divisions et les polémiques du mouvement libertaire européen. La révolution de 1905 n’avait pas suscité de remises en cause stratégiques ni organisationnelles – si tant est que le mouvement de l’époque fût capable de telles considérations. Les principes organisationnels restent la libre entente entre les individus, la libre union des groupes selon leurs affinités. Les décisions de congrès, quand il y en a, n’engagent à rien. Il ne saurait être question de confier à des comités les fonctions de liaison ou de coordination. L’unanimité est la seule façon de parvenir à une décision, et, s’il est impossible de parvenir à une entente, aucune décision n’est prise. L’idée d’un journal exprimant une position d’ensemble n’est pas concevable car toute publication ne peut représenter que le point de vue du groupe qui l’édite. « Toutes ces prises de positions sont émises lors d’une assemblée de communistes libertaires russes en exil, en 1906, à Londres. C’est en quelque sorte une mise au point théorique de l’anarchisme, compte tenu de la révolution russe de 1905, et au diapason de l’orientation générale du mouvement international [note] . »
Le mouvement libertaire russe, calqué à l’image de son homologue européen, affronta donc la révolution en 1917 avec des conceptions qui limitaient l’organisation à un conglomérat de groupes autonomes. On conçoit dans ces conditions qu’il se soit montré incapable, malgré des effectifs au départ bien supérieurs, à faire face au bolchevisme.

Un anarchiste russe, Novomirski, tenta de tirer les leçons de 1905, en s’inspirant du syndicalisme révolutionnaire français, et élabora un programme anarcho-syndicaliste. Il semble que ce soit lui qui ait inventé le terme. Il proposa une organisation générale des anarchistes sur le plan russe et international en s’affranchissant des généralités habituelles. L’organisation doit être une « organisation politique dans le meilleur sens du terme, car elle doit aspirer à devenir la force politique nécessaire pour briser la violence organisée que représente l’État. » Novomirski propose de construire un Parti anarchiste ouvrier un peu de la même manière que Pouget en France voulait faire de la CGT le « parti du travail » [note] . Ce parti devait avoir une plate-forme théorique sans laquelle il est « impossible d’atteindre l’unité d’action », ainsi que des conceptions tactiques répondant aux besoins des travailleurs. La lutte armée contre la terreur gouvernementale devait se doubler d’une organisation économique par le moyen de syndicats révolutionnaires : « Il nous est indispensable d’élaborer un programme et une tactique clairs et, sur la base de principes généraux de ces programme et tactique, d’unir tous les éléments sains de l’anarchisme russe en une fédération unique : le Parti ouvrier anarchiste. »

Novomirski préconise le boycott des établissements d’État, armée et parlement, et « la proclamation dans les villages et les villes de communes ouvrières avec des soviets de députés ouvriers, en qualité de comités industriels, à leur tête » [note] .
Si les réflexions de Novomirski, faites en 1907, peuvent être considérées comme une tentative de tirer le bilan de la révolution de 1905, cette démarche eut un équivalent au niveau international, la même année, lors du congrès anarchiste international d’Amsterdam, marqué par les prises de position d’Amédée Dunois, qui fit une critique virulente des aspects les plus farfelus de l’anarchisme d’alors : l’opposition à l’organisation et l’individualisme. L’initiative individuelle, censée suffire à tout, dit-il, aboutit en réalité à la négation de la lutte des classes ; toute action collective est repoussée sous prétexte que l’organisation est conçue en soi comme une forme d’oppression de l’individu.

« La révolution sociale ne peut être que l’œuvre de la masse. Mais toute révolution s’accompagne nécessairement d’actes qui, par leur caractère – en quelque sorte technique – ne peuvent être que le fait d’un petit nombre, de la fraction la plus hardie et la plus instruite du prolétariat en mouvement. Dans chaque quartier, chaque cité, chaque région, nos groupes formeraient, en période révolutionnaire, autant de petites organisation de combat, destinées à l’accomplissement des mesures spéciales et délicates auxquelles la grande masse est le plus souvent inhabile [note] . »

Dunois replace l’anarchisme sur le terrain de la lutte des classes, comme théorie révolutionnaire de la classe ouvrière. Faisant écho sans doute au rejet, par les social-démocrates, de la participation des anarchistes aux soviets, en 1905, le compte rendu du congrès déclare qu’il ne sera « plus possible à nos adversaires social-démocrates d’invoquer notre vieille haine de toute espèce d’organisation pour nous bannir du socialisme sans autre forme de procès [note] . »

Les avertissements de Novomirski et de quelques autres n’ont pas modifié fondamentalement les pratiques du mouvement libertaire russe avant la révolution. Ces pratiques ont évolué après 1917 et ont alors suscité un vaste mouvement d’intérêt dans la classe ouvrière, mais il était trop tard.
Dès les premières années de la révolution, des militants libertaires – mais aussi de nombreux ouvriers sans parti – dénoncent, à l’occasion des congrès, la bureaucratisation, la substitution du parti à la classe ouvrière, le capitalisme d’Etat, la contre-révolution bolchevique. Ces militants n’ont certes pas développé une théorie achevée de la bureaucratie, comme d’autres ont pu le faire plus tard à tête plus reposée, mais ils ont posé le problème de façon extrêmement claire.

En avril 1922 Alexandre Berkman publie un texte dans la Revue anarchiste :

« Une centralisation mécanique paralyse l’activité du pays (...) Le gouvernement monopolise toute la vie : la révolution est enlevée au peuple. Une machine bureaucratique est née, effrayante quant au nombre, à l’inefficacité et à la corruption. Rien qu’à Moscou cette nouvelle classe de sovbur (bureaucrates soviétiques) est supérieure en nombre au total des employés de l’administration du régime tsariste de 1914. »

En 1922 également, Emma Goldman écrit un livre, My further desillusionments in Russia, dont la Revue anarchiste publie un extrait en 1925. Elle y indique que l’échec de la révolution n’a pas été dû « uniquement aux pratiques des bolcheviks. Fondamentalement ce fut le résultat des principes et des méthodes du bolchevisme. » Elle pose donc dès cette époque le problème que développera la revue Socialisme ou Barbarie quelque quarante ans plus tard : le rôle de l’idéologie bolchevik dans la naissance de la bureaucratie.

En 1921, Rudolf Rocker, militant anarcho-syndicaliste allemand, publie un livre, la Faillite du communisme d’État (que les éditions Spartacus ont publié sous le titre stupide de les Soviets trahis par les bolcheviks). Rocker écrit de façon prophétique : « La politique de Robespierre a conduit la France au IX Thermidor puis à la dictature militaire de Napoléon. A quels abîmes la politique de Lénine et de ses camarades conduira-t-elle la Russie ? »
En 1929 Arthur Lehning écrit Marxisme et anarchisme dans la révolution russe dans lequel il montre que la révolution ne se confond pas avec la prise du pouvoir par les bolcheviks, que la dictature du prolétariat n’a été que celle du parti et des bureaucrates : « On ne peut séparer les conceptions bolchevistes de l’État et du socialisme : les bolcheviks étaient des socialistes d’Etat et la doctrine économique du socialisme fixait aussi les moyens politiques propres à la réaliser. »

Une théorie du capitalisme d’État est esquissée à la fin du livre :

« Mais si le monopole capitaliste devient un monopole d’Etat, si le capitalisme devient un capitalisme d’Etat, si ces deux monopoles de pouvoir et de propriété arrivent à avoir de plus en plus le même caractère, se confondent et se réunissent dans une même main, alors au lieu de se détruire mutuellement, au lieu de se neutraliser ils deviennent par leur union une formidable puissance. (...) La concentration forcée de l’oppression politique et de l’exploitation économique n’engendre pas la liberté mais entraîne au contraire un esclavage rationalisé. »

Sans la radicalisation de la classe ouvrière, le parti n’aurait été qu’un groupuscule d’extrême gauche. Une fois au pouvoir il n’a fait, au début, qu’entériner des faits déjà accomplis : appropriation des terres par les paysans, expropriation des capitalistes, etc. S’il y a eu pendant un temps une incontestable convergence entre les bolcheviks et les masses, c’est parce que les mots d’ordre des bolcheviks ont suivi, se sont adaptés aux aspirations de masses. Pendant cette période, les rangs du mouvement anarchiste gonflent considérablement, s’amplifient ; son activité est très étroitement liée à celle du parti bolchevik.

Se référant à ce qu’ils avaient entendu sur les soviets, de nombreux militants anarchistes, anarcho-syndicalistes et syndicalistes révolutionnaires français allaient soutenir la révolution. Le caractère particulier qu’elle prit à ses débuts, ainsi que l’éloignement, firent que beaucoup de militants étaient convaincus que les bolcheviks étaient des bakouniniens [note] . A l’inverse, un peu plus tard, nombre d’anarchistes refuseront de croire que Makhno était anarchiste !

Fritz Brupbacher résume cette période :

« C’est l’époque à laquelle, par enthousiasme pour la révolution russe, le syndicalisme révolutionnaire accomplit son propre suicide. La révolution d’Octobre nous avait plongés dans une telle joie que, tous tant que nous étions, nous oubliâmes ce que nous savions pourtant depuis toujours : que les bolcheviques n’auraient rien de plus pressé que de nous étouffer dès qu’ils auraient, avec notre aide, écrasé la bourgeoisie. Nous fûmes beaucoup, alors, à suivre la même route que Pierre Monatte. (...) Il avait accepté l’idée de la dictature du prolétariat, dont au reste le syndicalisme révolutionnaire avait été l’anticipation. De même, il avait fait sienne l’idée de l’État telle que Lénine la définit dans son livre l’État et la révolution. (...) L’organisation résultant de la dictature et de l’existence de l’État prolétarien, nous la voulions plus large, plus démocratique, plus libre, plus conforme aux principes mêmes des soviets. A nos yeux, ce n’était pas un appareil central constitué de telle manière, qui devait former la base de l’organisation dans la société nouvelle, mais bien la masse des individus eux-mêmes. Le syndicalisme révolutionnaire a toujours proclamé qu’une minorité dirigeante doit entraîner les masses. En 1921, Monatte pensait que le parti communiste était peut-être capable d’être cette minorité dirigeanteFritz Brupbacher, Socialisme et liberté, éditions de la Bâconnière, Neuchâtel, p. 264 [note] .. »

On notera que Brupbacher parle de « minorité dirigeante », alors que le terme consacré était « minorité agissante »... Monatte sera exclu peu après du parti pour avoir soutenu l’indépendance des syndicats face au parti.

Merrheim, qui avait participé à la conférence de Zimmerwald en 1915, et qui s’était heurté à Lénine, n’avait quant à lui aucune complaisance pour Lénine : « C’est un guesdiste, cent fois plus sectaire que tous les guesdistes réunis, ce qui n’est pas peu dire, ne désirant que la “dictature sur tout et sur tous, sa dictature à lui, dût la civilisation reculer d’un siècle [note] . »

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PAR : René Berthier
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