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Histoire
par René Berthier le 24 juin 2019

Syndicalisme révolutionnaire et anarchisme (3e partie)

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Entretien destiné à l’Institut d’études libertaires de Rio de Janeiro (en cours de traduction)



Les rapports entre la CGT d’avant 1902 et la Fédération des Bourses étaient très tendus. Le secrétaire adjoint de la CGT, Paul Delesalle, était anarchiste, mais le secrétaire général, A. Lagailse, était réformiste. Il s’en prit violemment à Pelloutier et à Delesalle et à la Fédération des Bourses. Pelloutier avait répliqué aux attaques de Lagailse [note] en demandant que « les deux organismes constituant la Confédération ne se réunissent qu’en cas d’événements imprévus et nécessitant manifestement une entente » [note] . Cette CGT des débuts est sous le contrôle des réformistes [note] , ce qui explique les attaques contre Pelloutier et Delesalle. Lagailse fut révoqué de son mandat de secrétaire général après le congrès de Rennes à cause de son attitude d’une « couardise impardonnable » lors d’une grève de cheminots qu’il avait désavouée. On ne trouve ensuite plus trace de lui.

L’évacuation de Lagailse semble avoir contribué à améliorer la situation puisque le congrès suivant se félicite « que les dissentiments qui s’étaient produits antérieurement entre la Fédération des bourses du travail et la Confédération se sont trouvés aplanis, grâce à la conciliation la plus large de part et d’autre » [note] . Peu à peu les anarchistes consolident leurs positions dans la CGT. Émile Pouget devient responsable de La Voix du peuple, l’hebdomadaire de la CGT créé en décembre 1900.

La constitution définitive de la CGT se fit par l’intégration en son sein des Bourses du travail au congrès de Montpellier en 1902, qui marque la véritable fondation de la CGT car sont alors fusionnées la structure verticale (syndicats d’industrie et de métiers) et la structure horizontale, géographique (les bourses du travail). J’ajoute que cette double structure, qui définit précisément le syndicalisme révolutionnaire et plus tard l’anarcho-syndicalisme, correspond tout à fait au schéma développé par Bakounine [note] . C’est (à ma connaissance) au congrès de Montpellier en 1902 qu’on trouve pour la première fois l’expression « syndicalisme révolutionnaire » [note] . On la retrouve utilisée une fois au congrès de Bourges (1904) et une fois au congrès d’Amiens (1906).

Les années 1902-1908 marquent la période ascendante du syndicalisme révolutionnaire. La stratégie révolutionnaire est adoptée au congrès de Bourges, en 1904, lors duquel fut décidée l’organisation d’une grève générale pour obtenir la journées de 8 heures. Au sein de la CGT unifiée se forme un mouvement qui se détache nettement de l’anarchisme pour former une doctrine séparée. On peut dire que la « date de naissance » du terme « syndicalisme révolutionnaire » en tant que doctrine est le 1er janvier 1905 : la revue socialiste Le mouvement socialiste publie un article de l’ex-blanquiste Victor Griffuelhes, secrétaire général de la CGT, intitulé « Le syndicalisme révolutionnaire » [note] . Mais il va de soi que le fait précéda le mot.

Le congrès d’Amiens tenu en 1906 est souvent présenté comme l’acte fondateur du syndicalisme révolutionnaire. Je ne partage pas cet avis. En effet, il faut alors préciser que cette date marque aussi le début du déclin du syndicalisme révolutionnaire. La lecture du compte rendu des travaux d’Amiens montre une réalité qui se situe bien loin du mythe qui en a été fait, mais en même temps elle dévoile une réalité bien plus émouvante [note] . On voit un courant syndicaliste révolutionnaire certes encore puissant, mais acculé, sur la défensive face à aux représentants de fédérations réformistes puissantes. La réalité qu’on perçoit n’est pas celle du mythe qui fut construit après coup. On voit que les oppositions à la politique confédérale (c’est-à-dire syndicaliste révolutionnaire) sont extrêmement vigoureuses, que les coups envoyés sont souvent assez bas. Les syndicalistes révolutionnaires ont affaire à forte partie ; ils sont talonnés de près et harcelés par les guesdistes et les socialistes réformistes dont les forces sont loin d’être négligeables, et ils doivent se défendre pied à pied.

Le vote de la fameuse « charte d’Amiens » par une écrasante majorité de délégués, y compris anarchistes, révèle à lui-même l’ampleur des concessions qui ont dû être faites aux réformistes, afin d’éviter la scission. Les réformistes ont parfaitement compris que c’était là une défaite pour les anarchistes. Peu après le congrès d’Amiens se tinrent successivement deux congrès socialistes au cours desquels on peut lire des témoignages d’extrême satisfaction des dirigeants du parti. Édouard Vaillant (député socialiste, ex-anarchiste) déclara que le congrès d’Amiens était une victoire sur les anarchistes, et Victor Renard, guesdiste et dirigeant de la puissante fédération CGT du Textile, triompha en disant que « les anarchistes qui prédominent à la CGT ont consenti à se mettre une muselière » [note] . On parle bien ici d’anarchistes, pas de syndicalistes révolutionnaires. La lecture attentive des débats du congrès d’Amiens montre bien que l’ennemi des réformistes, ce sont les anarchistes.

Les anarchistes restent alors très présents dans la CGT mais ils seront progressivement écartés des principaux mandats par les réformistes. La lecture attentive du procès-verbal du congrès d’Amiens dévoile un net déclin du mouvement révolutionnaire.

Présentée comme un compromis avec une fraction du courant réformiste pour faire barrage aux guesdistes, la charte d’Amiens consacre dans les faits la division du travail entre parti et syndicat. Il est significatif que deux grandes figures du mouvement anarchiste, Pouget et Delesalle, quittent la CGT en 1908.

Les années 1909-1914 montrent un courant révolutionnaire sur la défensive, qui se maintient encore par la force d’entraînement, qui conserve encore la confiance de très nombreux travailleurs, mais qui est en perte de vitesse et qui doit affronter à la fois la répression féroce du pouvoir, une succession de sérieux échecs dans les luttes, et de graves crises internes provoquées par les réformistes dont la puissance grandit dans la CGT. En outre, le renouvellement des mandats montre que peu à peu les militants révolutionnaires sont progressivement évincés des postes de responsabilité au profit des réformistes. Au déclenchement de la guerre, on ne peut pas qualifier la CGT de « syndicaliste révolutionnaire ».

Le courant syndicaliste révolutionnaire réapparut après la guerre, dans le sillage de la révolution russe, mais il se fractura en deux courants opposés : l’un qui soutint le régime communiste en Russie et qui disparut pratiquement en tant que courant pour se fondre dans les partis communistes ; l’autre qui se transforma en anarcho-syndicalisme.

(à suivre)
PAR : René Berthier
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