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par René Berthier le 24 mai 2020

L’ Internationale syndicale rouge (5e partie)

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A la veille de la guerre, syndicalistes révolutionnaires et anarchistes [note] avaient perdu beaucoup de leur influence

Nous avons vu que les social-démocrates allemands faisaient peu de différence entre les anarchistes d’une part, les syndicalistes révolutionnaires de l’autre, voire même les socialistes révolutionnaires qui n’avaient rien à voir avec le mouvement libertaire mais qui eux aussi ne préconisaient pas l’action parlementaire. Pourtant, si avec un minimum de mauvaise foi on pouvait assimiler les anarchistes aux individualistes et aux partisans du terrorisme qui faisaient parler d’eux dans les années 1890, il ne pouvait être possible de prendre le mouvement syndical français dans sa presque totalité pour des « anarchistes individualistes » après le vote en faveur de la grève générale, lors du congrès des Bourses du travail de 1893.

A la veille de la guerre, syndicalistes révolutionnaires et anarchistes avaient perdu beaucoup de leur influence. Ces militants avaient constamment tenté de convaincre les social-démocrates allemands de la nécessité d’une action vigoureuse – la grève générale – en cas de déclenchement d’un conflit entre les deux pays. De toute évidence, les dirigeants social-démocrates étaient plus préoccupés de liquider les anarchistes que de définir une position claire en cas de conflit. Si l’appel à la grève générale avait été suivi en Allemagne, il ne fait pas de doute que l’appareil bureaucratisé du parti et des syndicats aurait été complètement débordé.

C’est sans avoir réussi à intéresser le mouvement syndical allemand au danger de la guerre que la CGT dut faire face à son déclenchement en août 1914. Les choix faits par certains de ses dirigeants trouvent peut-être là leur explication. Mais il ne faut pas oublier que ce sont des minoritaires de la CGT comme Monatte et Merrheim, opposés à la poursuite de la guerre, qui proposèrent de réunir l’Internationale socialiste pour discuter d’une négociation entre belligérants : à la conférence de Zimmerwald, les seuls représentants français à cette conférence rassemblant des partis politiques furent des membres de la CGT. « C’est sous les auspices du Comité pour la reprise des relations internationales auquel adhèrent : Merrheim, Bourderon, Chaverot, Sirolle, Souvarine, etc... – et, où, Trotsky, encore à Paris, joue un rôle prépondérant, que s’organise l’action contre la guerre », dit Pierre Besnard [note] .

Après la défaite des guesdistes qui voulaient subordonner le syndicat au parti, les socialistes avaient acté le fait de l’indépendance syndicale votée en 1906 à Amiens. Et il faut mettre au crédit du socialisme français que ses représentants tentèrent eux aussi d’obtenir de l’Internationale socialiste la mise en place de mesures précises en cas de guerre. Lorsqu’au congrès de Copenhague en 1910, Edouard Vaillant présente un amendement en faveur de la grève générale, «surtout dans les industries qui fournissent à la guerre ses instruments (armes, munitions, transports, etc.) », l’amendement est fermement combattu par les social-démocrates allemands, et Vaillant dut le retirer : on proposa de renvoyer cet amendement devant le Bureau socialiste international et les discussions à son sujet furent constamment bloquées par la délégation allemande.

Dans les dernières années qui précédèrent la guerre, les réunions socialistes internationales parlent beaucoup d’internationalisme et de la question de la guerre, mais n’abordent jamais les moyens concrets pour l’empêcher. De 1912 à 1914 – un peu tard, il faut dire, lorsqu’on songe aux inlassables tentatives des dirigeants ouvriers français – l’Internationale multiplie les efforts de mobilisation contre la guerre :

« …cependant, ces manifestations restent de pure forme ; les moyens concrets d’intervention lui sont toujours refusés (…). Ainsi, le discours socialiste de l’époque demeure profondément internationaliste, ce qui n’empêchera pas la social-démocratie allemande de voter en 1913 les crédits militaires supplémentaires réclamés par le gouvernement du Reich. (…) Ce vote des crédits militaires était totalement contraire à la volonté pacifiste et internationaliste proclamée par ailleurs par les socio-démocrates allemands. Aussi, pour justifier leur attitude, ces derniers invoqueront-ils la situation politique et parviendront-ils à démontrer qu’un tel vote servait en réalité le dessein du mouvement socialiste international [note] . »

Comment peut-on voter les crédits de guerre et prétendre servir l’internationalisme ? C’est très simple. Le parti socialiste allemand étant le parti le plus puissant du mouvement socialiste international, il est essentiel de le préserver et de préserver ses acquis. C’est ce que dira Victor Adler : « Nous devons sauvegarder nos institutions. Les idées de grèves, etc., ne sont que des fantaisies. (…) Nous voulons sauver le parti… [note] »

La clé de l’attitude des sociaux-démocrates allemands se trouve dans les propos tenus par Engels dans une lettre à Bebel du 29 septembre 1891. En cas de guerre dans laquelle l’Allemagne serait engagée, une défaite allemande serait une catastrophe pour le parti socialiste parce qu’il aurait à faire face à l’esprit de revanche qui submergerait la population allemande. En cas de victoire, le parti socialiste accéderait au pouvoir et la victoire allemande serait la victoire de la révolution. Engels le dit textuellement :

« Une chose me semble certaine : si nous sommes battus, toute barrière contre le chauvinisme et une guerre de revanche en Europe sera abattue pour des années. Si nous sommes victorieux, notre parti accédera au pouvoir. La victoire de l’Allemagne est par conséquent la victoire de la révolution, et si on en vient à la guerre, nous devons non seulement désirer la victoire mais l’encourager par tous les moyens »

Les choses sont claires : il faut donner au gouvernement allemand toutes les chances de sortir victorieux d’un conflit afin que le parti socialiste puisse à son tour accéder au pouvoir. Ce qui explique comment les socialistes allemands ont pu signer en janvier 1913 un manifeste pour la paix, et voter la même année un impôt de guerre supplémentaire d’un milliard et demi de marks… le Berliner Tageblatt du 1er avril 1913 avait dit que c’était « à proprement parler la mobilisation en temps de paix ».

Ainsi s’explique le sabotage systématique de toute tentative faite par le mouvement syndical et le mouvement socialiste français pour discuter de mesures concrètes à prendre en cas de guerre. Dire avec Lénine que « la IIe Internationale est morte, vaincue par l’opportunisme », c’est être très en dessous de la réalité. Dire, comme le fait la « Notice historique » de la réédition des textes des quatre premiers congrès de l’Internationale communiste, que « le mouvement ouvrier international fut privé de sa direction précisément à l’heure de plus grand trouble intellectuel et moral » est encore moins exact. La IIe Internationale avait tout à fait accompli son rôle : elle encadra le mouvement ouvrier européen de manière à accomplir les projets du parti social-démocrate allemand. C’est exactement ce que firent la IIIe Internationale et son annexe syndicale l’ISR au profit du Parti communiste russe.

La révolution russe
La révolution russe fut un événement d’une portée énorme pour le mouvement ouvrier international, et en particulier pour le mouvement libertaire et le syndicalisme révolutionnaire, dont le soutien enthousiaste était fondé sur ce que les militants pouvaient savoir sur le parti bolchevik – en fait très peu de chose, au début.

Sur la nature de la révolution russe
Il se produisit au sein du courant syndicaliste révolutionnaire français une coupure due à des interprétations divergentes sur la nature du régime soviétique.

• Fallait-il soutenir le régime parce qu’il avait renversé le capitalisme et qu’il mettait en place, malgré les difficultés, les bases d’un système communiste ?
• Fallait-il refuser de le soutenir parce que le régime avait mis en œuvre un formidable appareil de répression dont la classe ouvrière était la première victime, et qu’un tel régime ne pouvait en aucun cas réaliser le socialisme ?

Si on devait personnaliser cette coupure, on pourrait dire que Pierre Monatte représente le premier courant. C’était une personnalité marquante de la CGT française dont le soutien aux bolcheviks fut un atout essentiel pour la propagande en faveur du régime. Il préconisa la participation du mouvement syndical français aux structures internationales que celui-ci mit en place (Internationale communiste, et surtout l’Internationale syndicale rouge), et adhéra au Parti communiste français, dont il fut d’ailleurs rapidement exclu.
Pierre Besnard représente le courant qui s’opposait au soutien aux communistes russes, qui s’opposa à la mainmise des communistes sur le mouvement syndical et à l’adhésion à l’Internationale syndicale rouge.

La tragédie du syndicalisme révolutionnaire fut précisément qu’en Europe, beaucoup de militants de ce courant soutinrent le pouvoir bolchevik et demeurèrent sourds et aveugles face aux avertissements qui leur parvenaient sur la nature du régime. Notre intention est de montrer que si l’éloignement et l’absence d’information ont pu créer pendant un court moment une certaine confusion, beaucoup de militants, comme Pierre Monatte en France, ne pouvaient pas ignorer ce qui se passait en Russie.

L’exemple de l’« affaire Vilkens » fournit une illustration surprenante.
L’ouvrier charpentier Vilkens, était un espagnol établi dans le Nord de la France. C’était un syndicaliste qui avait contribué à fonder le syndicat du bâtiment ; c’était en outre un fervent pro-bolchevik. En juin 1920 il part pour plusieurs mois en Russie. A son retour, il écrivit dans le Libertaire, de janvier à juillet 1921, une série d’articles accablants sur le pouvoir communiste en Russie. Il n’avait pas seulement fait des rencontres officielles avec les dirigeants communistes, il avait également vécu dans les mêmes conditions que la population russe, avec les ouvriers et paysans, avec les soldats ; il avait même connu les prisons de la Tchéka.
Après son retour en France, le groupe de La Vie ouvrière – Pierre Monatte, donc – dénonça son témoignage, le qualifiant de suspect. Les accusations furent finalement abandonnées après l’intervention d’Augustin Souchy, sans que le groupe de La Vie ouvrière soit convaincu et sans que les hostilités cessent. Lors d’un congrès de la minorité de la CGT tenu en octobre 1921, Monatte s’opposa à ce que Wilkens puisse parler, et ne dut céder que parce qu’une majorité des présents vota en faveur de Wilkens. En protestation, Monatte quitta la salle.

Il est clair que Monatte et l’ensemble des syndicalistes révolutionnaires pro-communistes étaient parfaitement au courant de ce qui se passait alors en Russie. Il y eut un nombre croissant de discordes entre anarchistes et syndicalistes révolutionnaires pro-bolcheviks sur cette question : les seconds occultant systématiquement la répression exercée par le pouvoir sur les travailleurs russes et leurs organisations.

La coupure définitive entre anarchistes et bolcheviks eut lieu en France le 11 janvier 1924, à la Maison des Syndicats de la rue de la Grange-aux-Belles. Une discussion entre communistes et anarchistes sans armes se termina mal : deux anarchistes furent tués par balles. L’enquête à laquelle participèrent des membres de la majorité de la CGT et de la minorité établit que le meurtrier était un responsable de la CGTU, membre du Parti communiste.

Il se produisit donc, au sein même du mouvement syndicaliste révolutionnaire, une coupure entre ceux qui décidèrent de soutenir les communistes russes alors même que ces derniers s’engageaient dans la voie du communisme concentrationnaire [note] , et ceux qui décidèrent de rompre avec eux pour mettre en place une alternative aux institutions internationales que l’État soviétique contrôlait.

Cette division au sein du mouvement syndicaliste révolutionnaire international, qui conservait encore, après la guerre, une influence importante, fut tragique car elle contribua de manière décisive à l’affaiblir alors même que ses positions restaient extrêmement fortes.

Le terme « anarcho-syndicaliste », d’origine russe, était utilisé couramment en Russie avant la révolution de 1917. Il semble avoir été inventé par un militant russe, Novomirski. Il n’est apparu en France qu’en 1922 lorsque, au congrès fondateur de la CGTU, Lozovsky, secrétaire général de l’Internationale syndicale rouge, l’utilisa pour discréditer les « minoritaires » opposés à la ligne de l’ISR. L’année suivante Andrès Nin, secrétaire adjoint de l’ISR, se réclamera du « communisme » et du « syndicalisme révolutionnaire » contre l’« anarchisme ». Parler d’anarcho-syndicalisme en 1906, au moment de la charte d’Amiens, par exemple, est donc inapproprié. Les anarchistes alors engagés dans l’action syndicale au sein de la CGT étaient « syndicalistes révolutionnaires » au même titre que les marxistes partisans de l’indépendance syndicale. On parlait aussi d’« anarchistes-communistes ».

Il ne fait pas de doute que le syndicalisme révolutionnaire, comme pratique et comme doctrine, est antérieur à l’anarcho-syndicalisme, ce dont, semble-t-il, tous les anarchistes conviennent.

La CNT espagnole, influencée par la CGT française, se déclarait « syndicaliste révolutionnaire », comme de nombreux documents de l’époque l’attestent. Ce n’est qu’en 1919 que l’organisation espagnole, à l’occasion d’un congrès, décida d’adhérer aux principes du communisme libertaire. On peut dire par conséquent que le syndicalisme révolutionnaire constitue un des fondements de l’anarcho-syndicalisme, le second étant un développement ultérieur du premier. Cependant, les deux termes, et les deux concepts, finirent par se confondre largement et devenir presque synonymes, en tout cas dans de nombreux pays d’Europe occidentale.

Les masses prolétariennes n’adhéraient pas d’enthousiasme aux partis communistes créées un peu artificiellement après la révolution. L’écrasant majorité des travailleurs avaient rejoint les rangs des organisations syndicales réformistes qui, pourtant, avait « trahi » pendant la guerre. Tout cela, ajouté au constat que la révolution mondiale n’était pas à l’ordre du jour, poussa les bolcheviks russes à abandonner l’idée d’une révolution internationale et à mettre sur pied une nouvelle stratégie, celle du « Front unique » : désormais, les actions révolutionnaires ne sont plus à l’ordre du jour, il faut travailler sur le long terme. Les militants révolutionnaires vont devoir se résoudre à se livrer à l’action parlementaire – projet qu’il sera difficile à faire admettre à des militants syndicalistes révolutionnaires hostiles à cette stratégie. Ils vont devoir également rester dans les syndicats réformistes afin de montrer qu’ils sont les mieux armés pour la lutte revendicative. Il s’agit, clairement, de couper l’herbe sous le pied des réformistes sur leur propre terrain. L’Internationale syndicale rouge joua un rôle décisif dans ce processus : son activité dans le mouvement syndical international de tous les pays fut marquée par une succession ininterrompue de scissions.

L’Internationale communiste ne sera jamais une organisation dans laquelle les partis communistes sont égaux et parlent chacun de sa propre voix, elle ne sera que l’instrument de la politique internationale de la Russie communiste. Le rôle de l’Internationale syndicale rouge sera de faire appliquer cette politique internationale dans les organisations syndicales.

L’ Internationale syndicale rouge (4e partie) (3e partie) (2e partie) (1e partie)




PAR : René Berthier
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