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par Pierre Sommermeyer le 3 mai 2022

Russie, Ukraine, un récit national commun puis divergent

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Article extrait du Monde libertaire n°1838 d’avril 2022
Dans un monde qui change, qui n’arrête pas de changer, la création de récits nationaux est un sport très commun. Dans ce domaine la France pourrait donner des leçons à bien des pays. Nos ancêtres les Gaulois, les bienfaits de la colonisation, etc. etc. Le Pen, Zemmour, sont les derniers auteurs en date d’une liste bien longue, en attendant les prochains. Pour justifier son agression d’un pays qui n’existe pas selon lui, l’Ukraine, Poutine n’hésite pas à écrire un nouveau récit. Ce qu’il proclame est-il aussi nouveau que cela ? A-t-il tort ? Rien n’est moins sûr. Cela vaut la peine de s’arrêter un moment sur l’histoire de cette partie du monde, à cheval entre Orient et Occident. La Russie est née en Ukraine !

Retour en arrière

Tout commence dans cet immense espace formé autour du Dniepr qui donne accès à la Mer Noire et par là à la Méditerranée et aux richesses de Byzance, la Rome de l’Est. Des groupes originaires de la Scandinavie remontent la Neva ou la Dvina, passent sur le Dniepr et accèdent à un orient mythique. Ils ont pour nom Rus ou Varègues. Cela se passe entre 750 et 850 de notre ère. En 882, Oleg, prince de Novgorod s’empare de Kiev et en fait la « mère des villes russes ». Sa belle-fille Olga, alors au pouvoir, se convertit au christianisme et est baptisée à Kiev en 954-955. Le Xe siècle fut un temps de guerres, de conflits permanents. Il fut marqué par l’écrasement et l’intégration de l’Empire khazar. A ce propos il faut remarquer que cet empire, refusant de se soumettre à Byzance, chrétienne, ou à l’islam turc avait choisit de prendre comme religion le judaïsme. Ce qui fait dire à Lev Goumilev, historien russe de la fin du XXe siècle « Le mal immanent de la Khazarie réside dans le judaïsme professé par ses dirigeants »[note] . La Russie kiévaine étend ses limites de plus en plus vers le Nord. Les successeurs d’Olga vont inaugurer les guerres fratricides qui seront un élément capital de l’histoire russe. Un prince nommé Vladimir va conquérir Kiev en tuant son frère puis va régner 35 ans. Il va agrandir ses possessions. Il se heurte à ce qui deviendra la Pologne, dont le prince se convertit au christianisme de rite catholique. Vladimir va aussi se heurter à Byzance. Il se convertit en 989 au rite byzantin. Sur son ordre la population se convertit. La légende évoque des baptêmes en masse dans les eaux du Dniepr. La rupture entre Rome et Byzance à lieu en 1054, c’est le début de l’orthodoxie. Trois ans après la mort de Vladimir, Kiev compterait déjà quatre cents églises. Il va falloir que du temps se passe avant que le christianisme orthodoxe ne devienne le ciment de toute la population, que la nature « russe » du pouvoir se formalise et que les origines scandinaves, vikings, des familles régnantes disparaissent. Occupé sur son flanc gauche par l’expansion de l’empire germanique othonien, les grand-princes kieviens ne voient pas arriver la menace mongole.




L’occupation mongole
1223. Surgies de nulle part les troupes de Gengis Khan balayent toute résistance. Kiev tombe au bout d’un siège de trois jours. Moscou suivra en 1238. Les Mongols prennent Pest en Hongrie en 1242. L’empire mongol à ce moment-là coïncide avec l’espace eurasien. Il faudra attendre 1462 pour que le joug mongol dit aussi tatar, cesse. Ces deux siècles vont profondément marquer la Russie jusqu’à aujourd’hui pour plusieurs raisons. Selon Michel Haller « l’époque du joug mongol a laissé dans la conscience populaire russe un souvenir précis et sans nuance : celui d’un pouvoir étranger, de l’esclavage de la contrainte et de l’arbitraire ». Ce sera autour de Moscou que la résistance des princes et leurs luttes contre les occupants va se construire. Il est possible d’affirmer que si cette occupation a favorisé l’alliance des princes, cette union utilisa les mêmes moyens, cités plus haut, pour asseoir son emprise sur les populations concernées. D’autre part les Mongols tolérèrent la religion orthodoxe. Ils accordèrent à l’Église russe de nombreux privilèges, à tel point que certains historiens considérèrent les Mongols comme de « véritables défenseurs de la foi russe ». C’est en son sein que naîtra et se développera une conscience russe. Par ailleurs les Russes adoptèrent largement les techniques de guerre tatares à tel point qu’aujourd’hui encore nombre de termes militaires sont d’origine mongole.


La formation de l’État russe
L’État moscovite naît et se structure pendant le siècle et demi qui suit la fin du joug mongol. Un événement terrible a eu lieu. En 1453 Constantinople est tombée aux mains des Turcs. Dans les monastères orthodoxes russes, uniques lieux du savoir, est élaborée l’idée de « Moscou Troisième Rome », liée à celle de l’autocratie moscovite. Une hérésie dite judaïsante se fait jour qui lutte contre l’influence du clergé orthodoxe, qui mettra longtemps à s’en débarrasser.
1547, Ivan IV, dit le terrible, est couronné Tsar de toutes les Russies. Il est le premier à porter ce titre dérivé de César se targuant ainsi d’être le successeur de l’Empereur de Constantinople et Moscou devenant vraiment la Troisième Rome. S’entourant momentanément d’un cercle de proches, la Rada, il réforme le fonctionnement de la Russie en concentrant le pouvoir entre ses mains. Sa réforme la plus marquante est la division du pays russe en deux parties, l’une, la réserve lui est totalement soumise, l’autre où les nobles (boyards) auront le pouvoir mais contre lesquels une guerre à mort est menée. Pour asseoir son pouvoir il crée une armée permanente dont le noyau est formé par les arquebusiers. Ivan IV est bien le fondateur de l’État russe. Il meurt en 1584, probablement empoisonné.
S’ouvre alors une période troublée qui se termine vers la fin du XVIIe siècle avec l’arrivée au pouvoir de Pierre le Grand. Il va voyager en occident et prendre conscience de l’arriération de son pays. Son règne va être marqué par plusieurs choses hormis la fondation de Saint-Pétersbourg. Dans un souci de réorganisation il procède à la création d’une armée de métier, à l’instauration du Tchin et enfin au retour du servage. Le Tchin ou Table des rangs va structurer profondément la société russe et son administration en classant les fonctionnaires dans 14 classes avec possibilité de monter les échelons en fonction du mérite. Tout le monde portant un uniforme, une somme d’argent était allouée pour se vêtir, de moins en moins plus on était en bas. Ce système resta en fonction jusqu’en 1917. Quand on regarde la grille de salaire de la fonction publique française, on peut se demander si cela ne continue pas à exister. Lénine dira de lui « Pierre accéléra l’adoption du mode occidental par la Rus barbare, sans dédaigner les moyens les plus barbares pour combattre la barbarie ». Catherine II pendant la deuxième moitié du XVIIIe siècle continuera l’œuvre de Pierre le Grand mort en 1725. Mme de Staël (1766-1817) dira de la Russie de cette époque qu’elle était un despotisme tempéré par la strangulation.  

La Russie au XIXe siècle
Elle est marquée par deux moments fondateurs, la publication d’Eugène Onéguine de Pouchkine et l’invasion du pays par les troupes de Napoléon 1er.
E. Onéguine est le premier roman écrit en russe. La première grammaire a été créée quarante ans auparavant par Lomonossov. Ce siècle verra une éclosion formidable d’artistes en tous genres, littérature, peintures, musique etc… La défaite de Napoléon et sa retraite entraîneront les troupes russes jusqu’à Paris. Ce sera le moment d’une grande découverte pour tous ces nobles à la tête de leurs régiments qui voudront transformer leur pays à l’image de la France. Ce sera l’épopée des Décabristes (26/12/1826) et de leur répression.
Les exécutions et l’exil de ces comploteurs marqueront profondément le pays. En 1861 le « tonneau de poudre à canon sous l’État » qu’était le servage, fut aboli. Les paysans devenaient libres mais sans la propriété de leurs terres qu’ils ne pouvaient quitter avant 49 ans. Les révoltes paysannes se succédèrent, tout était prêt pour que la révolution arrive.

La Russie et le XXe siècle

Est-il nécessaire de rappeler ce qui s’est passé ? 1905 première révolution. Février 1917, deuxième révolution et octobre de la même année le coup d’État bolchevique. Simultanément la fin de la guerre avec l’Allemagne, puis les offensives réactionnaires des Russes blancs et autres, et enfin dans la bonne habitude russe la répression des révoltes paysannes ayant pris des couleurs anarchistes. C’est en Ukraine qu’ont eu lieu essentiellement ces combats. L’interdiction de pratiquer l’ukrainien, langue très proche du russe, avait conduit une partie des élites locales dans les bras de la monarchie des Habsbourg. Les tentatives de créer un État de ce nom échouèrent, mais Lénine lui donna la forme d’une république soviétique associée aux autres dont la Russie. C’est là aussi, sur ces terres fertiles, que la famine, Holodomor, une forme d’extermination par la faim, eut lieu entre 1932 et 1933 qui aurait fait entre 2 et 5 millions de morts. La responsabilité de Moscou, c’est-à-dire Staline, ne fait plus aucun doute. C’est aussi dans ce pays que les combats entre les nazis et les Russes furent le plus intenses, une partie de la population avait accueilli, comme dans bien d’autres endroits, les nazis comme des libérateurs. Lors de la fin de l’URSS, de la quasi-disparition du Parti communiste et de l’éclatement de cette Union soviétique, l’Ukraine choisit l’indépendance comme la Biélorussie, l’Arménie, le Kazakhstan et bien d’autres. Elle fut la seule à se rapprocher de l’Europe occidentale et son mode de vie. Elle en paye le prix aujourd’hui.

Et Poutine ?
Il est l’héritier. Ancien du KGB il est par là même un Tchékiste. La fonction de la Tchéka se résume dans cette phrase tirée d’une instruction d’un de ses chefs « c’est un organe de combat, il ne juge pas l’ennemi : il le frappe ». De simple agent, V. Poutine en est devenu le chef. Il est devenu celui dont la charge est de redonner à la Russie son lustre millénaire. Cela passe par le retour en son sein des possessions éloignées. Sa logique n’a plus rien à faire avec l’extension sans limites du capitalisme libéral et de son idéologie individualisante.



Poutine avec la bénédiction du clergé orthodoxe russe est de fait devenu le nouveau Tsar d’un pays où la démocratie représentative est réduite à la portion congrue. Les élections régulières devenant une forme d’adhésion laïque à l’expression d’une communion religieuse russe. Le Maître du Kremlin est le digne successeur de Pierre le Grand qui fit assassiner son fils Alexis parce que ce dernier ne voulait pas gouverner la Russie comme son père.
Nous n’avons pas cru que cela fut possible. Nous avons tous pensé qu’avec la fin du communisme la porte était ouverte à l’expansion du monde mercantile et par là même à celle d’une démocratie bourgeoise. Il n’en était rien. Quelles leçons en tirer ?

Pierre Sommermeyer


PAR : Pierre Sommermeyer
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