Federico Garcia Lorca, du soleil et de l'ombre !
Hommage
Lorca du côté du soleil !
Le 5 juin prochain, un peu partout en Espagne, on fêtera le centenaire de la naissance de Federico Garcia Lorca. En France, le silence est de règle. Ici ou là, quelques voix s'élèvent pour parler de ce poète ; si peu… Les libertaires le connaissent-ils mieux ? On n’appréhende pas cet artiste aux multiples facettes si facilement, cet andalou ancré dans sa terre grenadine, tout à la fois pianiste, peintre, poète, ami de Bunuel et de Dali, auteur de pièces de théâtre révolutionnaires et avant-gardistes mais également de petites farces populaires et de poèmes empreint de mysticisme. Il fit d’importantes recherches sur le cante Jondo, chant profond du flamenco, laissa aussi des poèmes surréalistes, dont les titres mêmes résonnent étrangement : «Paysage de la foule qui urine», «Coucher de chanson» ; ou encore cette «Vieille fille à la messe» qui s’achève par ces mots : «Dans ta toilette de soie sombre, ne bouge point, Virginie, offre les noirs melons de tes seins à la rumeur de l’office»…Oscillant sans cesse entre tradition et modernité, ce sont surtout ses pièces «classiques» qui le rendirent célèbres de son vivant (les autres, telles que «Sans titre», préfigurant un «théâtre sous le sable» -- un théâtre qui détruit le théâtre --, ne sortiront que bien après sa mort). Il dénoncera vigoureusement l’oppression dont sont victimes les femmes espagnoles. Dans la «Maison de Bernarda Alba», il rend hommage à celles qui se rebellent, n’acceptent pas l’autorité ni le pouvoir, même lorsque celui-ci est exercé, à leur encontre, par une autre femme (en l’occurrence la Mère) ; métaphore à peine voilée de l’enfermement de tout un pays englué dans un catholicisme écrasant. Cette pièce fut achevée en juin 1936… Quelques jours plus tard éclatait la révolution espagnole et libertaire.
Mais Lorca n’avait pas attendu ce moment pour faire «bouger le monde». C’est en effet en 1932 qu’il crée la troupe de théâtre «La Barraca» (La baraque). Un théâtre du peuple, itinérant, gratuit, qui ira de village en village présenter non pas les œuvres du poète, mais les grands classiques du répertoire espagnol. La troupe est composée d’une trentaine de personnes, principalement des étudiants. Tout le monde est bénévole. (Le gouvernement leur allouera une subvention, avant de la leur supprimer quelque temps plus tard…). Lorca troque ses costumes de jeune bourgeois contre le bleu de chauffe, comme tous ceux et celles qui font partie de la troupe. Il y sacrifie beaucoup de son temps, de son énergie. Mais partout où elle passe, «la Barraca» remporte un triomphe. Dans le même temps, de lourdes menaces pèsent sur l’Europe. En mai 1933, Lorca est le premier signataire d’un Manifeste contre le nazisme, «…Protestant contre la barbarie fasciste qui emprisonne les écrivains allemands». En 1934, lorsque qu'éclate le conflit des Asturies et que le général Franco fait tuer plusieurs milliers d’ouvriers, le poète décide de suspendre toutes les représentations de «La Barraca» en signe de protestation. En 1935, il donne un énorme gala en soutien aux prisonniers politiques. La même année, lors d’une conférence pour des ouvriers catalans, il déclare : «Une œuvre d’art n’est rien d’autre qu’un reflet de la vie humaine. Et c’est pourquoi aucun artiste, quand bien même il voudrait être exagérément abstrait, ne peut rester insensible à la monstrueuse douleur du temps où nous vivons…». Début 1936, Lorca est appelé à comparaître devant un tribunal de Tarragone. Une plainte a été déposée contre lui pour sa «Romance de la garde civile espagnole» (poème qui raconte le pillage d’une ville par des gardes civiles, et la chasse aux gitans), écrit quelques dix ans plus tôt. «La ville multipliait ses portes, libre de crainte./ Quarante gardes civils/pour la piller y pénètrent. Une volée de longs cris/jaillit dans les girouettes./ Les sabres fendent les brises/que les lourds sabots renversent./ Par des chemins de pénombre/s’enfuient les vieilles gitanes. […]»
Le 20 juillet 36, Grenade tombe aux mains des fascistes. Lorca prend peur. Quelques jours avant, il a précipitamment confié ses derniers manuscrits («poète à New York» et «Le public») à l’un de ses amis.
On sait, aujourd'hui, que Lorca n’est pas mort parce qu’il était homosexuel (thèse longtemps entretenue en Espagne), mais bien à cause de ses idées politiques et ses prises de positions révolutionnaires. Son assassinat sera commandité par le général fasciste Valdes, gouverneur civil de Grenade. Arrêté le 16 août 1936, Lorca sera exécuté le lendemain, à l’aube, pas très loin de Grenade, à Fuente Grande, surnommée par les Maures «la source aux larmes»…
Lorca du côté de l’ombre
Tous les témoignages s’accordaient à décrire Lorca comme un homme chaleureux, aimant le rire et la compagnie, musicien et poète charmeur et charmant. Derrière ce masque se cachait un autre homme, pétri par le doute, l’angoisse de la mort et l’amour blessé. La société de l'époque imposait son silence. Aujourd'hui encore, trop d'hommages à Lorca tentent de minimiser (voir de nier !) cette composante essentielle de l'homme.
Homosexuel dans un pays qui rejetait toute forme de sexualité différente, il a du, sa vie durant, dissimuler ses véritables désirs, ses véritables penchants. Son homosexualité est néanmoins une véritable clé pour comprendre nombre de ses poèmes et pièces de théâtre ultimes, particulièrement celles qu’on retrouvera après sa mort, comme «Le Public» (dont il avait demandé la destruction «s’il m’arrive quelque chose»). En 1998, des membres de la famille du poète refusent toujours d’admettre qu’il y a eu un «pédé» chez eux… On peut imaginer que de nombreuses lettres et documents écrits par Lorca ont été détruits après sa mort à cause de cela, et que certains dorment encore dans des tiroirs… Il a fallu attendre quarante années après la mort du poète pour que la pièce «El Publico» soit enfin publiée dans son intégralité ! Vu par Lorca, l'homosexualité portait en elle les germes d’une révolution. Dans cette pièce, un étudiant dit à un autre homme : «Et si je veux être amoureux de toi ?» L’autre lui répond «À ta guise, je te le permets et je te porte sur mes épaules au milieu des rochers… Et alors nous détruisons tout. Les toits et les familles […] Et nous brûlerons le livre où les prêtres lisent la messe…»
Les premières éditions françaises de la poésie de Lorca sont amputées des très beaux «Sonnets de l’amour obscur», sonnets posthumes également, où se lit, en filigrane, l’amour du poète pour ses semblables, et le silence dans lequel il doit vivre. (Une partie de ses sonnets a malheureusement disparu. Lorca les avait confiés à son dernier amour, Rafael Rapun. Mais ce dernier, républicain engagé, trouvera la mort lors des combats de Santander, en 1937). «La loi qui fait frémir l’astre et la chair/transperce désormais mon cœur meurtri/[…] Ils ont sauté dans nos jardins, les gens, à l’affût de ton corps et de mon agonie»…
L’amour qui n’a pas de nom, l’amour que «la bonne morale» condamne, hantera Lorca toute sa vie. C’est l’une des raisons pour lesquels il quittera l’Espagne, en 1929, et se rendra aux États-Unis. Il y restera un an. Ce sera pour lui une véritable «bouffée d’air pur».
Il reviendra dans la péninsule avec de nouvelles pièces de théâtre, et un recueil de poèmes «Poète à New York» (publié partiellement en 1940). Sa liberté d’aimer qui bon lui semble éclatait enfin dans ces vers (Ode à Walt Whitman) «C’est pourquoi je n'élève pas la voix, vieux Walt Whitman, contre l’enfant qui écrit un nom de fillette sur son oreiller, ni contre le garçon qui met une robe de mariée dans l’obscurité de l’armoire […] ni contre les hommes au regard vert qui aiment l'homme et brûlent leurs lèvres en silence […]».
Sur la connaissance de Lorca, sur sa vie et les véritables raisons de sa mort, nous devons beaucoup aux inlassables recherches de Ian Gibson. Parmi les livres de cet auteur traduit en français, on peut citer La Mort de Garcia Lorca, enquête sur le crime, ed Ruedo Iberica (1974), et surtout Federico Garcia Lorca, biographie sortie aux éditions Seghers (1990).