L’avenir de Saint-Imier et les espérantophones

mis en ligne le 14 juin 2012
En mai 1871, sept ans à peine après la fondation de la Première Internationale, survenait une défaite historique du mouvement ouvrier, celle de la Commune de Paris. Vingt mille personnes furent massacrées au cours de la Semaine Sanglante. La répression ne faisait que commencer. En 1872, plus d’un an après, on continuait de déporter par milliers les communards vers la lointaine Nouvelle-Calédonie. Dans ce sombre contexte, en août de cette année-là, dans cette vallée suisse du Jura qui représente un berceau pour le mouvement libertaire, survint le congrès initial de Saint-Imier. Il consacrait le regroupement des anarchistes au plus large niveau international. Ultérieurement, dans le même esprit libertaire, diverses associations et fédérations devaient être créées ici ou là. Mais Saint-Imier entérinait également la scission de la Première Internationale précédemment fondée en 1864. Derrière cette triste histoire bien connue de tous se profilait déjà la désagrégation du mouvement socialiste mondial.
Des syndicalistes anglais et français de tendances diverses figuraient à l’origine de l’Association de 1864. Bien plus qu’ouvriériste pourtant, celle-ci se voulait pluraliste, universaliste. Ses statuts proclamaient certes que « l’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Par-delà les simples travailleurs toutefois, était concernée l’ensemble de cette humanité – exploitée, abêtie, prolétarisée par le système dominant et sa croissance déjà déchaînée. L’Association ambitionnait l’abolition de toute forme de prostitution des hommes envers d’autres hommes, à commencer par sa forme la plus répandue aujourd’hui de l’esclavage salarié. Elle entendait plus généralement en finir avec cette exclusion qui atteint aujourd’hui son plus large niveau planétaire.
En août 2012, en commémoration du célèbre congrès tenu ici 140 ans plus tôt, une rencontre internationale libertaire est de nouveau prévue à Saint-Imier. Nombreux sont les alternatifs qui considèrent l’événement à venir comme primordial. Le nouveau rassemblement s’inscrit déjà dans la tradition prestigieuse de 1864. Il se veut ouvert aux différentes tendances qui composent le socialisme libertaire. Il entend de plus être accessible, sans discrimination, à l’ensemble de la population avec cette restriction notable et nécessaire que ne seront pas tolérées « l’expression et la manifestation du racisme, du sexisme, de la xénophobie, de l’homophobie et de toute forme de violence et de discrimination ».
Sont donc encore concernés par cette rencontre l’immense majorité des espérantophones, plus particulièrement nos camarades de SAT (Sennacieca Asocio Tutmonda) et de ses associations-soeurs. Notre groupement fut fondé à Prague en 1921 par des militants progressistes de provenances diverses. Ceux-ci adoptèrent l’espéranto comme langue de travail. SAT s’ancra dès lors dans la logique de la Première Internationale, plus explicitement dans le « camp de la classe ouvrière du monde entier » (article 1er des statuts). SAT précisait clairement, en outre, qu’elle ne pouvait être un « parti politique ». Cette disposition, qui visait bien sûr la politique politicienne, n’empêcha pourtant nullement jusqu’à nos jours, l’adhésion de militants d’origines diverses, syndicales ou politiques, leur rassemblement en fractions et leur coexistence durable (laquelle n’exclut aucunement le débat).
Rappelons enfin que, dans ce même article 1er des statuts, SAT se démarquait résolument de l’obscurantisme libéral en ambitionnant clairement pour l’humanité tout entière son accession « au niveau le plus élevé possible de civilisation et de culture ». Dès sa naissance ainsi, SAT s’inscrivait dans la postérité pluraliste et libertaire de 1864. Mais elle ne sombra jamais sous le coup de quelconques dissensions. Elle devrait sa survie ultérieure au génie de l’un de ses principaux fondateurs, Eugène Lanti (1879-1947), dont la grande tolérance et l’impartialité n’avaient d’égal que la rigueur doctrinale. Malgré une notable perte d’audience, SAT représente aujourd’hui encore une espèce de Première Internationale qui serait parvenue à survivre.
De fait, l’internationalisme avait déjà connu quelques échecs notables au moment de la création de SAT. Nous savons que la Première Internationale de 1864, pluraliste, était morte depuis quelques décennies suite à des dissensions d’ordre politique et stratégique. Ensuite était survenu le tour de la Deuxième, social-démocrate, qui explosa dès le début de la Première Guerre mondiale en relation directe avec le déchaînement des nationalismes européens. En 1919 fut alors fondée la Troisième Internationale communiste (Komintern), laquelle sous les maîtres mots « discipline », « lutte contre le réformisme » ou « le gauchisme », ne cessa de dériver vers l’autoritarisme. Au cours de l’été 1921, alors que des militants espérantophones jetaient les bases de SAT à Prague, le Komintern consommait son tournant autoritaire par l’exclusion des conseillistes Gorter et Pannekoek. Soumis à Moscou, il avait déjà perdu toute espèce d’indépendance… Déjà la répression d’une nouvelle Commune, celle de Cronstadt, était intervenue, avec son nouveau cortège de morts et de déportés. Au rang des échecs de cet internationalisme, il faudrait encore mentionner les Internationales numéro deux et demi, quatre… enfin une cinquième, dont certains militants ne cessent d’augurer la naissance, et qui ne peut que laisser planer en nous quelque perplexité.
La fondation de SAT en 1921 marqua cependant un changement qualitatif important par rapport à l’inter-nationalisme classique car notre association représente bien plus qu’une Internationale supplémentaire, énième. En 1921, SAT ne rejetait pas nécessairement l’inter-nationalisme. Mais ce regroupement anational mondial, suivant son titre même, se donnait déjà des structures qui visaient à transcender ce fait national, lequel constitue un phénomène tellement marquant de nos jours alors que les replis identitaires prolifèrent. Au moment de sa fondation donc, SAT inaugura la tradition nouvelle de l’altermondialisme (à partir de 1948, elle devait être suivie dans cette voie par le mouvement des citoyens du monde, d’essence sensiblement moins prolétarienne).
Aujourd’hui chacun s’attache à reconnaître l’importance du futur congrès de Saint-Imier. Celui-ci s’inscrit pleinement dans la prestigieuse tradition inaugurée en 1864. D’aucun évoquent même, à ce sujet, la renaissance de la Première Internationale, ce Phénix qui puise sa force dans le mouvement socialiste libertaire. Mais cette dernière expression apparaît bien comme un pléonasme, une vérité vraie, en ce sens qu’un socialisme se voulant fidèle à ses principes originels, un socialisme logique avec lui-même, ne peut être que libertaire, anti-autoritaire en visant cette société organisée du bas vers le haut à laquelle aspiraient ses pères fondateurs. Seule la vieille école libertaire, enrichie de ses innombrables tendances, peut offrir à l’altermondialisme l’essence philosophique dont il a besoin. Nos camarades de la fraction libertaire de SAT qui iront à Saint-Imier y seront certainement rejoint par beaucoup d’autres amis espérantophones. Gis baldau do (à bientôt donc) !

Djémil Kessous