Ma petite entreprise...
chien noir, chien blanc
Je travaille dans une petite entreprise de moins de onze salariés, du secteur privé, où il n'y a pas de présence syndicale, ni de culture de lutte collective. Mes collègues de travail ne sont pas plus indifférents qu'ailleurs au conflit en cours ; juste le nez dans leur guidon quotidien, peut-être... Ils restent globalement favorables à ceux qui réclament une retraite décente pour tous, qui refusent une décentralisation qui hypothèque notre avenir, qui n'acceptent pas la détérioration de leurs conditions de travail qui entraîne à terme la fin des services publics déjà bien écornés. Mais de là à... Je leur explique ce que je sais du mouvement, de ses raisons, de son ampleur. Je ne leur cache pas qu'au prochain mot d'ordre de grève générale interprofessionnelle, je serai gréviste, même seul. « On peut faire grève quand il n'y a pas de syndicat ? » Je leur expose ce que j'en sais.(1)J'ai compris que l'une des clés de la réussite du mouvement en cours, et qui risque de s'épuiser, était la généralisation du conflit aux gens qui ne sont pas déjà impliqués. Obtenir des réactions, gagner leur confiance en expliquant. Multiplier les lieux et les moments où la contestation règne, sortir des cercles traditionnellement gagnés à la cause des personnels en lutte pour prendre le pouvoir là où il ne nous attend pas. C'est un enjeu fondamental. Mais de taille quand on est seul, sans appui collectif. Pourtant, même seul, on peut aider le mouvement ; je le crois sincèrement. Une démarche individuelle est toujours possible, et doit rechercher un développement par l'association d'individualités, en lien avec les acteurs du conflit en cours. Et doit déborder du terrain de l'entreprise.
Dans mon quartier, je distribue un tract que j'ai confectionné. Cela me permet d'appeler à la manifestation du 19 mai. Devant le marchand de journaux, les gens passent et prennent ce papier que je leur tends. Pas de réactions hostiles, au pire de l'indifférence. Un postier vient me serrer la main et me dire que le lendemain, ils ont une assemblée générale pour décider du déclenchement d'une grève reconductible. Il m'explique qu'il habite dans le quartier et que l'école a refusé de lui prendre son enfant parce que les effectifs d'élèves par classe sont au-delà du raisonnable. Il me dit qu'à La Poste, ils sont très remontés ; que la marche de Paris du 25 mai aura valeur de test pour une généralisation de la grève. Il prend mon tract ; il le montrera à ses collègues de travail pour qu'ils voient qu'il y a des gens solidaires. Il me quitte en me disant qu'il est content de « voir des gens qui se bougent » et il est « sûr qu'on se reverra ». Et moi donc...
Dans l'école où mes enfants sont scolarisés, les enseignants ont participé aux grèves des 6 et 13 mai. Je les encourage à faire une réunion avec les parents d'élèves pour expliquer leurs motivations et obtenir leur sympathie. Peine perdue, apparemment. Le 19 mai au matin, je propose un tract devant l'entrée de l'école : j'y invite les parents d'élèves à se rencontrer pour discuter des affaires en cours et à participer à la manif de l'après-midi. C'est sans doute la première fois qu'un tract est distribué devant cette école. Les enseignants eux-mêmes sont surpris. Un parent me dira plus tard qu'il a « involontairement » affiché mon tract au tableau d'information, bien en évidence pour tous, sous le préau.
L'après-midi du 19 mai, la manifestation. Énorme, joyeuse, révoltée, enthousiasmante. Je décide d'aller voir les copains et copines grévistes : à l'Éducation, à l'Équipement, à la SNCF. Je prends des nouvelles, je les encourage, je les écoute. Rendez-vous est pris pour les manifs des 22 et 25 mai. J'y serai, c'est sûr. D'ici là, j'aurai le temps de diffuser à nouveau des tracts dans mon quartier et devant mon école...
L., Nîmes