Angers

mis en ligne le 17 avril 2003

la lutte des salarié(e)s d'ACT

QUE SIGNIFIE développement durable quand des milliers de salarié(e)s se font licencier, quand leur activité est délocalisée, quand le tissu industriel d'une région se délite? Quel poids a le développement durable face à la nécessité impérieuse pour le capitalisme de développer à tout prix ses profits?

Qu'on se dise donc qu'il y a foncièrement antinomie entre le développement capitaliste et la vie des gens, de leur aspiration à vivre, à s'inscrire dans la durée, à lancer des projets personnels et collectifs. Le capitalisme, à un moment ou à un autre de son développement, en vient à démolir les équilibres économiques, sociaux, affectifs ou environnementaux sur lesquels les populations avaient bâti leur vie.

Les personnels de plusieurs entreprises du Maine-et-Loire (alias Anjou) de la métallurgie, de l'électronique, de l'habillement ou de la chaussure en savent quelque chose, victimes de plans sociaux, de fermetures ou de délocalisations.

Pôle de l'électronique, en crise

Angers croyait tenir dans les années soixante avec l'arrivée des secteurs électroniques et informatiques (Bull, Thomson, NEC, Motorola) un nouveau pôle de développement qui devait remplacer les secteurs déclinant des ardoisières et du textile. Aujourd'hui, ce secteur qui emploie près de 9000 personnes en Anjou est fragile et il se développe surtout une électronique de sous-traitance, particulièrement exposée aux aléas des donneurs d'ordre.

L'usine Bull d'Angers a compté jusqu'à 3500 salarié(e)s au début des années 1980. Dans ce site industriel de la rue Patton, le dernier du groupe, il reste environ 550 salarié(e)s sous l'appellation Bull, qui assemblent et préparent des ordinateurs de moyenne et grande puissance. Il faut savoir que Bull est le dernier constructeur de système « mainframe » en Europe face à l'Américain IBM. Si Bull disparaît, IBM aura rapidement le monopole des grosses machines informatiques en Europe et donc un pouvoir énorme sur les États européens, les entreprises et les administrations.

La lente érosion du groupe Bull

Les autres salarié(e)s de Bull sont « parti(e)s » lors d'un plan social (18 plans sociaux en vingt ans!) ou leur activité a été revendue à d'autres industriels. Ce fut le cas de la fabrication de micro-ordinateurs Zénith, vendue au groupe japonais NEC sous l'appellation Packard-Bell (460 salarié(e)s à Angers). Ce fut aussi le cas de l'activité (parmi les plus performantes du secteur en France) de fabrication de cartes électronique vendue en 2000 à un industriel américain, ACT, sous contrôle des fonds de pension. Dans l'euphorie de la « nouvelle économie », cette cession était alors bien accueillie dans les milieux économiques et politiques, Bull prétendant que c'était la solution pour pérenniser ces 750 emplois, la CFDT, majoritaire chez Bull, approuvant cette opération qui apportait 56 millions de dollars au groupe en difficulté financière. « Bull nous a bradés pour se renflouer », dénonçait un salarié d'ACT.

Sacrifié sur l'autel du profit

La crise financière et boursière de 2001 et de 2002, en particulier celle qui a fait sombrer les valeurs des sociétés de nouvelles technologies, a entraîné la faillite de la maison mère américaine ACT au printemps 2002. L'usine ACT-Angers allait alors tenter de survivre à partir de son carnet de commandes et dans le but de trouver un repreneur. Mais, généralement, les repreneurs potentiels préfèrent trouver une entreprise directement profitable, laissant faire le sale travail (les licenciements, le renforcement des cadences) à l'entreprise qui vend son activité.

La résistance s'organise

La première moitié de l'année 2002 mettait sous tension le personnel d'ACT (660 début 2002). Avec une charge de travail très faible et des périodes de chômage partiel, celui-ci s'attendait à un plan social, mais espérait encore de ce plan social qu'il s'effectue par des « mesures d'âge », sans licenciements secs. Ils allaient être déçus car, en juin 2002, un plan social était annoncé, avec 426 licenciements sur 660 salarié(e)s en activité. Repartir avec un effectif réduit de deux tiers, c'était inacceptable pour une majorité du personnel, encore que les syndicats se divisaient sur cette perspective, CGT et FO s'y opposant radicalement, tandis que CFDT et CGC, minoritaires chez ACT, se retrouvaient encore à défendre cette restructuration au nom du moindre mal et à faire de l'accompagnement social.

Dès l'été, et tout au long de l'automne, les manifestations allaient se multiplier, avec blocage de la voie ferrée ou de l'autoroute Paris-Nantes ou avec occupation de l'usine Bull mitoyenne ou du centre Bull de traitement informatique de la ville voisine de Trélazé. Il s'agissait alors d'obtenir d'une part des conditions de départ équivalentes à celles de chez Bull (dont le plan 2002 prévoyait des réductions d'emplois par mesures d'âge à partir de 52-53 ans et une prime de départ volontaire de 48000 euros pour les salarié(e)s ayant plus de quinze ans d'ancienneté) et surtout de réclamer un investissement plus important de Bull et de l'État (toujours actionnaire principal de Bull) pour relancer l'activité d'ACT, notamment par des prises de commandes et la réintégration d'un maximum de salarié(e)s au sein de Bull.

Des actions dures pour un résultat nul

Mais les principaux clients désertaient de plus en plus les services d'ACT. Quant aux fournisseurs, en l'absence de paiement à la livraison, ils refusaient d'alimenter l'usine. Fin septembre 2002, les banques décidaient de manière concertée de suspendre tout crédit à ACT Manufacturing.

Début octobre, l'entreprise ACT était mise en redressement judiciaire: un seul repreneur se faisait connaître, début décembre pour seulement 135 emplois dont 45 en CDD. Même cette proposition était rejetée par... les banques.

La liquidation judiciaire était prononcée le 20 décembre, et l'ensemble du personnel était licencié. Une partie du personnel décidait d'occuper l'usine durant les fêtes de fin d'année. En janvier 2003, ils allaient même relancer la production pour produire des cartes électroniques haut de gamme à la demande d'un client italien. Mais, désormais, les revendications en terme d'emplois industriels se transformaient en revendications pour des conditions de départ dignes, équivalentes à celles du groupe Bull. Les actions se tournent donc essentiellement vers l'État et le groupe Bull, avec toujours des actions dures, notamment en bloquant les stocks de matériel destinés à Bull, puis par l'incendie d'une partie de ces stocks, en janvier dernier.

La lutte continue sous d'autres formes

Aujourd'hui, les salarié(e)s d'ACT sont toujours mobilisé(e)s et se retrouvent régulièrement en assemblées générales à la Bourse du travail d'Angers; ils envisagent désormais des actions juridiques contre Bull, estimant avoir été « roulés dans la farine » lors de leur transfert vers ACT en 2000. Cet échec semble donner du grain à moudre aux organisations réformistes comme la CFDT, pour qui la radicalité du mouvement a effrayé d'éventuels repreneurs. Ce sont pourtant les banques qui ont précipité le dépôt de bilan, puis la liquidation judiciaire, et il n'est pas certain que faire « profil bas » pour séduire des repreneurs eût été d'une grande efficacité.

En tout cas, cette radicalité dans le mouvement, qu'on a vue chez les ACT ou chez les Daewoo, est à la dimension de l'effet rouleau compresseur d'une économie de marché mondialisée.

Que faire, que proposer ?

Avec beaucoup d'autres personnes pas spécialement politisées, nous sommes en mesure d'être dans la lutte pour améliorer nos conditions de vie et lutter contre l'exploitation. Pourtant, quand les entreprises sont en difficulté, les revendications changent de nature, car nous sommes dans un système où il n'y a guère d'autres solutions immédiates que de faire allégeance au système du salariat, même si la plupart des gens n'y adhèrent que d'un point de vue « alimentaire ».

Réclamer une nationalisation des grosses entreprises paraît illusoire: c'est continuer l'exploitation sous la direction d'une autre bureaucratie, et il existe de nombreux exemples (Renault) montrant que cela ne pérennise pas les emplois.

Autogérer une usine dont la production ne peut s'insérer que dans le marché mondial high-tech est pratiquement impossible, et on peut légitimement se demander si c'est souhaitable: allez donc vous transformer en VRP pour des clients high-tech de l'automobile de luxe, de l'industrie militaire ou spatiale.

Obtenir des garanties de revenu sur un long terme peut être un axe de lutte: même dans la radicalité, cela reste de l'ordre de l'accompagnement social. L'État et le capital sauront nous le faire payer au prix fort d'une manière ou d'une autre.

Fédérer des luttes mêlant consommateurs et producteurs reste une possibilité, ce pour quoi les anarchistes se battent: il semble que les luttes peinent à sortir de leur cadre étriqué (entreprise, quartier, commune) et soient victimes de répression dès lors qu'elles sortent des formes admises par l'État et se heurtent au système de la propriété privée. C'est pourtant dans cette direction qu'il faut continuer à chercher, même si la complexité du monde (division du travail) rend les choses difficiles. En toute logique, partir des besoins des populations, en rejetant toute idée de solvabilité, doit être le point de départ d'une réappropriation du système productif (outils et savoirs), y compris des industries de pointe.