Créativité, inventivité, poiêsis
Système des contradictions..., tome II, p. 361).
« La poésie doit être faite par tous »,
En préambule, nous voudrions dire que l'Art, avec un grand A, ne devrait pas être, principalement, le sujet de ce numéro 11 de Réfractions. Notre projet n'a pas l'ambition de nous lancer dans une critique de l'art et des artistes car d'autres l'ont fait bien avant nous (les dadaïstes, les surréalistes, les situationnistes).
Nous rechercherons, plus simplement, à replacer le « faire » des artistes dans le champ général de la créativité et de l'inventivité sociales, dans le « faire » (la poiêsis) propre à tout un chacun.
Nous affirmerons que tout être humain porte en lui une pensée inventive, un imaginaire, un potentiel de créativité, certes variable selon les individus, mais qui est annihilé, étouffé, stérilisé quand se mettent en place des statuts particuliers de cloisonnement, quand on enferme un inventeur quelconque dans sa spécialité.
Le champ du social, pour nous, devra être le lieu par excellence de l'activité de l'imaginaire. De même, nous ajouterons que notre vie peut s'inventer au jour le jour, lors de toute rencontre vraie, y compris dans le faire de l'amour; et qu'elle peut être élevée à la hauteur d'une oeuvre d'art par un travail sur soi. Nous redirons après Fernand Pelloutier que nous voulons être « des amants passionnés de la culture de soi-même ».
Notre critique sera critique de la séparation, parallèle à celle du morcellement des tâches comme dans le travail à la chaîne, et ce par rapport à toute oeuvre, quelle qu'elle soit.
Comme nous critiquons le travail quand il est salarié, nous critiquons l'art quand il est marchand; pour privilégier l'« activité gratuite » et généreuse. On nous dira qu'« il faut bien vivre! ». Sans doute, mais pas n'importe comment. Est-ce « vivre » que de s'abrutir à un travail imbécile en échange d'une intégration médiocre et précaire dans la société du capital? Parvenir, non plus, ne peut satisfaire notre raison de vivre.
Vivre de son art, vivre de sa plume, vivre de sa truelle, vivre de ses traductions ou de son savoir en telle ou telle activité peut se discuter.
Le métier de bourreau, même si ce dernier est très habile, n'est-il pas haïssable ? De même le scientifique quand il participe à des oeuvres de destruction? Que dire du métier de politicien, professionnel du pouvoir et de la fausse promesse sociale?
En revanche, il est difficilement contestable de mettre en question la nécessité de la pratique professionnelle du médecin, du plombier, de l'architecte, du jardinier, etc.; et il est sans doute impossible de faire l'unanimité quant à la valeur d'une oeuvre d'art quelconque. Et qu'en est-il de l'utilité sociale de cette dernière?
L'ouvrier, les gens de métier, seront plus ou moins compétents et efficaces; apprécier une production « artistique » quelconque relève de la subjectivité de chacun et de sa culture.
Il importera donc, quand même, de ne pas limiter la créativité à l'art ni d'opposer l'art à la vie quotidienne, au travail et à toute activité sociale; ce serait accepter la séparation, étant entendu que, dans la société actuelle, le travail est essentiellement aliénant pour la grande majorité et ne favorise en rien la créativité.
Cette séparation, que nous constatons, n'est qu'une conséquence de l'état actuel de la société hiérarchisée et injuste qui est la nôtre, et que nous voulons révolutionner, mais que le capitalisme dans ses stratégies sait gérer au mieux, et où il montre son habileté à contrer nos combats. Même si la créativité et l'inventivité sont en tous lieux sous-jacentes et prêtes à exploser à la gueule du capital et de l'État, ces derniers ont compris que ces forces vives pouvaient être retournées, détournées et canalisées à leur profit. L'ouvrier, au plus bas de l'échelle sociale, qui sait trouver le geste économisant sa force et qui sait inventer une meilleure « façon de faire », verra rapidement son geste récupéré par le capital.
Par ailleurs, la séparation renvoie à l'individualisme quand chacun est coupé des autres (donc vulnérable à toute manipulation du pouvoir).
Freiné, paralysé, asphyxié, dévoyé ou seulement endormi, l'imaginaire, s'il n'est pas complètement anéanti, peut se réveiller, se libérer à tout moment. L'explosion sociale a souvent surpris les plus prévenus.
Dans ce champ du social, assoupi par la désespérance et l'ennui, surgissent à heures irrégulières des mouvements de révolte que personne n'attendait; profitant d'un vide étatique provisoire, d'une crise qui paralyse les noeuds du pouvoir, une brèche s'ouvre, une capacité organisationnelle à la base s'élance et montre sa puissance. L'imagination prend le pouvoir, selon le slogan de Mai 68.
Mais l'imaginaire prendra aussi les chemins les plus inattendus: ainsi la frénésie créative des artistes dits « bruts » qui se lancent à corps perdu dans des réalisations étranges la retraite venue. Dans les hôpitaux psychiatriques, quand les malades ne sont pas assommés de médicaments, on peut voir se développer des activités « artistiques » nullement empêchées par l'obligation de gagner son pain tout au long du jour.
Le projet anarchiste d'une société autre porte en lui le refus de cette séparation: à nous d'abolir ce qui stérilise la pensée des femmes et des hommes et nous appauvrit tous!
S'il est plus valorisant d'être l'orateur que l'on vient écouter plutôt que celui (ou plutôt celle!) qui va balayer la salle et ramasser les mégots; même si l'ego de l'artiste trouve son compte à recevoir des compliments, et des commandes, lors d'un vernissage, etc., l'anarchiste, parce qu'il porte un nouveau monde en lui, ne peut se satisfaire de cette répartition des rôles établis comme de toute éternité (cf. la tripartition de Dumézil).
Ce que nous voudrions ainsi mettre en avant, c'est l'inventivité, la créativité, le « faire », l'œuvre, la poiêsis, qui se manifeste non pas seulement dans ce que l'on a coutume de nommer les arts plastiques comme la peinture, la sculpture, la musique et le chant, et aussi le théâtre, mais dans tous les actes de la vie quotidienne comme au niveau des métiers, du travail (disons de l'« activité humaine » pour ceux qui associent le travail au tripalium, à la torture) mais aussi dans l'inventivité que manifeste l'être humain dans sa sociabilité.
Sont qualifiés d'artistes d'abord ceux qui ont réussi dans le présent à vivre de leur art : ils sont reconnus. Les autres seront rangés dans la catégorie des « maudits ». L'utilité sociale de l'artiste n'est pas à questionner. L'art ne doit pas « servir » ni être au service d'une quelconque idéologie ou d'un pouvoir: il se nierait privé de son absolue liberté. Car l'art est l'activité libertaire par excellence; c'est une recherche pure, paraissant inutile au premier venu ; c'est une fenêtre ouverte sur l'inconnu, sur l'aventure, sur la découverte...
Les artistes, auparavant souvent anonymes et confondus avec les artisans, en réussissant, en « parvenant », ont gagné une autonomie qui a creusé un fossé entre eux et le reste de la société. La spécialisation s'installe dans ce domaine, comme dans bien d'autres d'ailleurs. Puis leur production « reconnue » devient marchandise, comme n'importe quelle production, plutôt que « jeu » gratuit et expression du plaisir...
Ainsi nous critiquerons les notions d'« art » et d'« artistes » dans la mesure où se déploient des activités qui séparent et qui portent en elles tout ce que nous critiquons dans le capitalisme, qui, d'un côté, valorisent exagérément ceux qui créent et, de l'autre, dévalorisent ou marquent une distance envers ceux qui regardent, ceux qui écoutent, ceux qui lisent, en bref ceux qui consomment les productions « artistiques » ou « littéraires » et qui se croient, eux, incapables, impuissants ou si peu habiles à l'expression, intellectuellement, sensiblement et plastiquement.
Pour autant, il ne s'agit nullement de prôner un égalitarisme primaire des qualités: il y a en effet des individus plus doués que d'autres pour telle ou telle activité. Il s'agit seulement de remettre les choses à leur juste place.
Le phénomène de la séparation n'est pas propre à l'artiste: tel chirurgien devient « le grand professeur », tel cuisinier devient « grand chef » avec un statut financier qui augmente avec sa notoriété. Tel écrivain produira un best-seller appuyé par une maison d'édition bien placée sur le marché de la vente.
Mais pourquoi réduire l'inventivité à l'art ? Les notions de créativité et d'inventivité, prises globalement, nous permettront d'échapper aux notions d'esthétisme, de beau et de laid pour mettre en avant ce qui dérange, ce qui émeut, le sensible, l'éthique, etc.
La science elle-même, oeuvrant pour le bien-être ou pour la destruction, ne peut progresser sans ces qualités d'imagination, et d'inventivité.
Le travail, comme nous l'entendons, n'est pas obligatoirement associé à l'exploitation de celui qui produit. Le travail quand il se présente dans ce qu'il a de désagréable reste, certes, une nécessité à partager entre tous. Il s'agit donc moins de condamner les artistes, patentés ou en devenir, que de célébrer, de valoriser, de cerner ces « qualités » chez d'autres que les préjugés sociaux négligent; il s'agit de traquer l'effervescence créative et, au final, d'inventer une vie à venir.
Il n'en reste pas moins qu'il nous faut essayer de définir, du moins de délimiter, ce que nous entendons par ces deux mots: inventivité et créativité, qualités essentiellement humaines; avec la réserve toutefois, ou plutôt le refus, de mettre une barrière infranchissable entre notre monde et le monde animal.
Ainsi, nous voudrions pouvoir dire: « Beau comme un syndicat en train de se créer! Belle comme une roue de bicyclette! Belle comme l'assemblée générale d'un conseil ouvrier ou d'un comité d'autogestion! Belle comme une collectivité libertaire dans l'Espagne de 1936! Beau comme un champ labouré! Belle comme la Commune de Paris! », etc.
que de réenchanter le monde
les produits de l'inventivité
et de la créativité humaines.
Il s'agit d'exalter une poésie sans limites.
Mais qui dira ce qui étouffe la créativité? Qui dira ce qui la libère? la favorise chez l'individu, dans la société? Une oeuvre est-elle réussie quand elle donne à l'autre l'envie d'inventer dans son propre champ? La liberté créative ensemence-t-elle une autre liberté dans l'esprit de celui qui regarde?
Pour ce qui favorise la création, nous pointerons deux attitudes à première vue incompatibles, du moins pas simultanées.
D'un côté, le travail libre, la connaissance et la culture, l'acquisition du savoir-faire avec le temps, le coup de main (la facilité à faire), etc. De l'autre, l'inactivité et le loisir quand ils laissent la place à l'inconscient qui trouve la solution dont le conscient trop encombré ne peut plus accoucher.
Il semble important d'abandonner certaines oeuvres à leur inachèvement, ouvertes, avec un vide, une trouée qui laissera la place à l'inattendu afin qu'advienne la rencontre créatrice. Et si, après réflexion, on veut encore mettre en exergue « l'oeuvre d'art qui compte », c'est en considérant qu'elle est une stimulation à la liberté d'entreprendre autre chose.
Ainsi avons-nous tenté de circonscrire notre propos. Maintenant, nous adressant à ceux (éventuels participants à ce numéro de Réfractions) qui voudraient rebondir sur ce texte préliminaire, nous proposons d'ouvrir le débat pour développer tel ou tel point. Il leur sera loisible d'agréer notre démarche ou, au contraire, de la mettre en péril et de produire des textes critiques.
Bien sûr, pour que votre éventuelle contribution soit publiée dans la revue, il faudra que la commission responsable de ce numéro l'accepte. Il ne vous est donc pas interdit afin d'éviter tout malentendu, de prendre des contacts préparatoires...
André Bernard et Philippe Garnier
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Numéro en cours
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N°1865 - octobre 2024
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