École émancipée les enjeux de la crise
Tout d'abord, on hésiterait presque à le souligner encore, au travers de cette crise s'affrontent deux conceptions antagonistes du syndicalisme: le syndicat outil de lutte autonome, à la stratégie propre, contre le syndicat relais dans le mouvement ouvrier de décisions politiques issues d'un parti avant-gardiste. En gros, la charte d'Amiens contre la vision léniniste classique. Les anarchistes, qui prônent là comme toujours la prise en charge directe de leurs intérêts par les personnes concernées, sont historiquement proches de la charte d'Amiens (ce qui ne les empêche pas de faire de la propagande anarchiste dans leurs syndicats). De même, il est cohérent pour un parti gauchiste, même surfant sur une vague pseudo-libertaire, de pratiquer l'entrisme et l'instrumentalisation, que ce soit dans le monde syndical ou, par exemple, dans les forums anti-G8. « L'École émancipée est notre instrument dans la FSU », affirme benoîtement un texte interne de la LCR.
Au-delà d'une appropriation infondée, on ne saurait mieux exprimer une conception de l'outil syndical qui sera toujours celle des léninistes, et toujours combattue par les anarchistes.
Pour autant, ces deux conceptions du syndicalisme ont cohabité plus ou moins facilement, mais sans clash irréparable, au sein de l'École émancipée pendant des décennies. Mais l'évolution récente du paysage politique et syndical a créé des situations nouvelles rendant ce « compagnonnage » clairement impossible à prolonger.
Le processus de scission s'est déclenché sur la question de la participation ou non aux exécutifs nationaux dans la FSU. Plans de carrière personnels mis à part, participer à ces exécutifs a un sens politique clair dans un contexte d'affaiblissement du Parti communiste, de perte de crédibilité de feue la « gauche plurielle », et de la montée parallèle de formes originales de militantisme dont Attac est la plus connue: il y a un champ politique à investir à gauche du PS, et la LCR y voit une opportunité historique. La FSU, à la direction communiste en proie au doute, est un très bon terrain d'essai pour expérimenter une « collaboration plus ou moins critique, mais constructive ».
Celles et ceux pour qui le syndicat n'a pas vocation à être utilisé à des fins politiciennes se sont vigoureusement opposé(e)s à cette tactique, et la scission de l'ÉÉ s'est ensuivie. Mais il y a autre chose: la FSU a hérité de la défunte Fen (fédération quasi hégémonique dans l'enseignement jusqu'aux années 80) l'existence officielle et organisée de tendances opposées, qui ont fini par se réduire en gros à une tendance majoritaire (Unité et action) communisante, et une opposition interne, l'École émancipée. Cet acquis historique avait un intérêt majeur: il permettait de concilier un militantisme de base efficace et l'affichage clair d'une opposition à la ligne de la direction syndicale. Dans une certaine mesure, c'était aussi un frein, au moins à l'échelon local ou départemental, à la dérive bureaucratique qui guette les directions syndicales (ça aussi, l'histoire nous l'a appris). À partir du moment où l'opposition devient un appendice de la direction (jusqu'à ne plus s'opposer, et pour cause, au rapport d'activité national), la normalisation, l'homogénéisation, et pour tout dire la stérilisation de ce qui restait de vivant et de non contrôlé dans la FSU est inévitable.
Un autre processus récent ayant attisé les antagonismes au sein de l'ÉÉ, est la multiplication des boutiques syndicales (CGT, FO, Sud, CNT.) dans l'Éducation nationale. Analyser les raisons qui ont poussé des militant(e)s syndicalistes et pédagogiques à investir ces syndicats plutôt que la FSU serait trop long ici (mais l'homogénéisation croissante de la FSU n'y est pas étrangère); toujours est-il que le phénomène a pris suffisamment d'ampleur pour ne pas pouvoir laisser l'École émancipée indifférente. Le problème est donc de savoir si l'ÉÉ se cantonne à un rôle de tendance strictement interne à la FSU, où si elle s'ouvre aux camarades ayant fait d'autres choix de fédération, devenant ainsi un pôle de convergence, de débats, de coordination pour les camarades se retrouvant dans les principes du syndicalisme émancipateur, quelle que soit par ailleurs leur étiquette syndicale.
Pour trancher ce dilemme, là encore les deux conceptions antagonistes s'affrontent. Soit une direction politique (en l'occurrence la LCR) fait le choix du syndicat à investir (la FSU, pour les raisons explicitées ci-dessus, quitte au passage à lâcher Sud dans le secteur de l'Éducation), et dans ce cadre il est essentiel que son « instrument » (ainsi qu'ils considèrent l'École émancipée, cf. plus haut) se plie à ce choix. Soit au contraire, on privilégie l'autonomie du mouvement social, et celle des camarades qui choisissent, ne serait-ce qu'en fonction de leur contexte local, tel ou tel syndicat; et dans ce cas, l'École émancipée devient un outil aussi intéressant qu'original permettant la confrontation et la coordination des syndicalistes de sensibilité émancipatrice au-delà des structures syndicales elles-mêmes (nos camarades de la Lettre des militants syndicalistes libertaires ont une approche similaire dans un cadre limité aux libertaires, mais pas au secteur éducatif). Les deux choix sont possibles, mais clairement incompatibles.
On le voit, il s'agit d'un peu plus qu'une querelle ou même un complot. En fait, s'affrontent dans l'École émancipée deux conceptions du syndicalisme qui, si elles ont trouvé un temps leur intérêt mutuel à partager un sigle, devenaient fatalement irréconciliables devant la nouvelle donne politique et syndicale. La Fédération anarchiste, vigoureusement attachée à l'autonomie du mouvement social, et qui a toujours respecté en son sein une stricte liberté d'investissement syndical, ne peut évidemment rester neutre.
Au-delà de la nécessaire dénonciation de méthodes scandaleuses, voilà le sens de notre soutien à l'École émancipée et à nos camarades obligé(e)s d'ajouter au combat urgent contre le démantèlement du service public de l'Éducation une lutte épuisante contre les liquidateurs de l'ÉÉ au profit d'une ligne partisane.
François Coquet