L'Homme invisible
La première étude sociologique sur les comportements sexuels des êtres humains remonte à 1948. Le rapport Kinsey, qui fit grand bruit à l'époque, portait sur quelques centaines d'individus américains masculins, blancs, et indiquait qu'un pourcentage non négligeable d'entre eux avait recours ou avait eu recours à la prostitution. Cependant, l'échantillonnage était trop restreint pour qu'il constitue un réel document de travail. Il fait cependant toujours référence ainsi qu'un autre rapport publié en 1970, le rapport Simon, qui affine les données sociologiques. Depuis une vingtaine d'années, surtout dans les pays scandinaves, d'autres rapports de sociologues qui font référence ont été publiés, tels Borg, Mansson, Prieur,Taksdal…
L'élément principal qui ressort de ces analyses est que l'achat de services sexuels est un fait masculin (0,3 % de la population féminine admet avoir eu recours à des personnes prostituées, ce qui reste négligeable dans ce contexte - Mansson, 1998).
Les chercheurs et chercheuses ont affiné leurs outils référentiels pour connaître les paramètres nécessaires pour que certains hommes recourent à la prostitution. Les études font ressortir que cela tient à l'histoire personnelle de chacun mais aussi au contexte culturel. Le pourcentage de ceux qui ont recours à l'achat de services sexuels varient entre 3 et 13 % de la population masculine selon les pays.
Dans la prostitution, ce n'est pas tant la sexualité qui est l'enjeu de l'échange entre le « client » et la personne prostituée que la domination à caractère sexuel.
Cette relation s'inscrit dans un rapport de domination sur les femmes (ou les homosexuels considérés comme des femmes) que la société patriarcale génère. Les « clients » qui s'expriment sur leurs besoins de « payer » en contrepartie d'une relation sexuelle mettent en avant le côté éphémère de la relation, le non-engagement, l'absence de responsabilité. Certains se plaignent de leur partenaire qui ne satisferait pas leurs fantasmes et se justifient ainsi. Dans la relation avec une personne prostituée, ils disent avoir le pouvoir de tout faire, s'abandonner à leurs impulsions, être libres de se laisser aller sans culpabilité, donner libre cours à leurs désirs érotiques interdits.
Si la prostitution n'est plus un rite d'initiation pour les jeunes comme elle a pu l'être au XIXe siècle ou une sortie entre copains dans les bordels, elle fait toujours partie de l'imaginaire masculin véhiculé par la société patriarcale. La démarche d'aller voir une personne prostituée n'est pas anodine, elle est source de fantasmes, images de femmes offertes au désir, et toujours satisfaites par le « client » sans les complications d'une relation duelle, signe d'une affectivité infantile. La libération sexuelle des années 1970 n'a pas modifié l'approche du système prostitutionnel. Loin d'amener une relation d'égalité entre les hommes et les femmes, elle a renforcé chez certains le sentiment de pouvoir tout demander et tout obtenir et chez d'autres le sentiment d'infériorité devant des femmes ayant conscience d'elles-mêmes.
Certains pays tentent de responsabiliser les « clients », de leur faire prendre conscience qu'ils sont complices du système prostitutionnel, que par l'achat de services sexuels, ils participent au développement des réseaux de proxénétisme.
Le Canada a mis en place depuis de nombreuses années des structures d'écoute animées par des médiateurs sociaux. Les « clients » peuvent y venir selon leurs besoins pour parler de leurs problèmes.
À San Francisco, en Californie, une survivante de la prostitution, Norma Hotaling, a créé en 1995, avec l'aide des pouvoirs publics, une école des « clients », la « John's School ». La police et les médecins collaborent au programme. L'État est prohibitionniste comme dans l'ensemble du territoire américain (à l'exception du Nevada), aussi lorsque les « clients » sont interpellés, ils ont le choix suivant: être inculpés et condamnés à des travaux d'intérêt général ou payer une amende de 500 $ et participer à une journée dans l'école. D'anciennes personnes prostituées racontent leur itinéraire et les violences qu'elles ont subies. Le programme est psychologiquement très puissant, jeux de rôles, mise en situation, etc.
Il y aurait peu de récidives de la part des volontaires; cependant, ceux-ci étant anonymes, aucun suivi psychologique ou social ne permet d'analyser le degré de la prise de conscience, la démarche n'étant pas à l'origine une demande réelle du « client ». Ce programme connaît un certain succès et plusieurs autres villes l'ont depuis lors adopté.
Le choix de la Suède Le 1er janvier 1999 entrait en vigueur la loi intitulée « La paix des femmes » votée par le Parlement par 182 voix contre 92 et criminalisant « l'achat de services sexuels » dans la rue, dans les studios de massage ou dans les maisons closes en tant qu'attitude discriminatoire envers les femmes. Cette loi se situe dans le cadre d'une réflexion globale qui remonte à plus de vingt ans entre femmes social-démocrates et féministes, notamment pour éradiquer la prostitution. Des projets d'aide aux personnes souhaitant sortir de la prostitution ont été mis en place.
Dorénavant, la tentative ou l'achat de services sexuels est punissable au regard du Code pénal et, entre autres dispositions, toute une série de peines aggravées en cas de violences sexuelles, y-compris conjugales.
Au bout d'un an, selon la police qui détient un fichier, sur près de 300 personnes prostituées de rue, 80 seulement étaient encore actives. Dans les établissements de massage, lesquels accueillaient les deux tiers des personnes prostituées, les chiffres sont également en baisse. Les « clients » ne veulent pas de scandale, ni passer devant un tribunal pour attitude discriminatoire à l'encontre des femmes.
Cette loi posait des difficultés car, si le gouvernement avait doté les personnels de police de moyens financiers conséquents pour pourchasser les « clients » (7 millions de couronnes), les modalités d'application en restaient confuses: l'intervention policière devait-elle intervenir avant l'achat, pendant l'achat ou après l'achat des services sexuels, en demandant à la personne prostituée son témoignage?
À ce jour, si les infractions sont en baisse (94 en 1999, 92 en 2000, 86 en 2001) grâce à la diminution de la prostitution, les sanctions ont augmenté (10 amendes en 1999, 29 en 2000, 38 en 2001) car les tribunaux s'appuient maintenant sur une jurisprudence.
Le choix de la Suède de pénaliser les « clients » de la prostitution s'est imposé par une volonté politique de lutter efficacement contre toutes les violences faites aux femmes, la prostitution étant considérée comme une violence banalisée mais réelle.
Le contexte politique s'y prêtait: parité entre hommes et femmes quasi totale au gouvernement, au Parlement, dans les conseils régionaux et les communes aux différentes élections de 1994. Ceci expliquerait-il cela?
La pénalisation fait intervenir la police, la justice et, si des dispositions ont été prises pour encadrer et aider les personnes prostituées, les « clients » cesseront de l'être par défaut et non par une réelle prise de conscience. La Suède, elle, a depuis longtemps pris des dispositions sociales pour parvenir à l'égalité entre les sexes, pour lutter contre le système patriarcal, que ce soit le congé parental accordé au père ou à la mère, l'éducation antisexiste à l'école, des campagnes publicitaires de prévention des violences dans les différents médias, etc.
La prostitution touche l'opinion publique quand elle concerne les mineur(e)s. Elle redevient banale quand elle concerne des adultes, qu'elle retourne vers le domaine de l'interdit, de l'imaginaire véhiculés par la société patriarcale. Elle disparaîtra lorsque la société sera basée sur des rapports d'égalité, où il n'existera plus de domination d'un sexe sur l'autre et qu'elle ne sera plus une source de revenus pour les réseaux de grand banditisme. Mais pour aboutir, il faut une volonté politique de transformation totale de la société.
Jocelyne, groupe Louise-Michel de la FA