Pour un humanisme intégral
Ainsi en est-il des femmes libertaires de la révolution espagnole, l'histoire sociale ayant bizarrement omis de leur rendre hommage.
Ces militantes, à l'avant-garde de leur époque, ont pourtant contribué à la construction de la société libertaire espagnole de 1936 à 1939. Elles ont eu un rôle fondamental dans la formation sociale de leurs compagnes, elles ont encouragé les femmes à secouer le joug de la soumission atavique, en dénonçant les fondements même de l'organisation sociale : le patriarcat.
Elles ont milité pour un « humanisme intégral », contre un patriarcat qui n'est pas une situation naturelle, inhérente au genre humain mais une conjoncture d'abus de pouvoir, une situation pathologique qui dessert les deux sexes, autant celui qui opprime que celui qui est opprimé. Extraordinairement en avance sur leur temps, elles analysent les mécanismes éducatifs qui poussent les êtres à légitimer les rapports de domination et l'usage de la force. Elles militent d'abord à l'intérieur des organisations libertaires (CNT et FAI), au coude à coude avec leurs compagnons, puis, en désespoir de cause, parce que leurs propres compagnons ne veulent pas ou ne peuvent pas les comprendre, elles fondent leur propre mouvement.
Les femmes de « Mujeres Libres » ne veulent pas qu'on les classe parmi les féministes. Elle se présentent seulement (si on peut dire) comme des femmes libertaires, regroupées entre elles. Elles ne défendent pas la « parité » (au sens où on essaie de nous la faire avaler aujourd'hui, dans la collaboration aux institutions de pouvoir), ni le matriarcat, elles aspirent à une véritable équité hors de tous les pouvoirs, c'est en cela qu'elles sont anarchistes. Les fondatrices du mouvement répètent sans trêve aux femmes que leur devoir premier de femmes et de mères est de s'émanciper de toute tutelle, de collaborer à la création de la nouvelle société, de participer à la lutte auprès de leurs compagnons. Pour éduquer leurs enfants hors des schémas ancestraux, elles doivent d'abord et de toute urgence s'éduquer, s'instruire et se former professionnellement elles-mêmes, entre elles. La tâche essentielle du mouvement Mujeres Libres sera d'éduquer, d'instruire et de former des femmes en majorité analphabètes et sans qualification professionnelle. L'originalité de Mujeres Libres est d'abord une revue fondée à Madrid en mai 1936 par trois femmes instruites : Mercedes Comaposada, Amparo Poch et Lucía Sanchez Saornil. Instigatrices du mouvement, militantes syndicalistes engagées, elles savent d'expérience que pour libérer les femmes de leur condition d'esclave, il ne faut rien attendre du mouvement libertaire dans son ensemble où leurs revendications spécifiques ne sont pas entendues.
Elles se regroupent, dès les premiers jours de la révolution, au niveau national en une organisation fédérale, calquée sur le syndicat libertaire quant aux modalités de fonctionnement, mais spécifiquement féminine. Elles savent qu'elles ne parviendront à aider leurs compagnes à se libérer du joug de l'éducation qu'au prix de leurs propres efforts.
Des femmes de Catalogne, de Valencia de Guadalajara se joignent à elles et ainsi, en septembre 1936 elles fondent officiellement la Fédération de Mujeres Libres. Au début elle ne compte que quelques centaines d'affiliées. Malgré la guerre, elle atteint le chiffre d'environs 20 000 cotisantes en 1938, dans la zone républicaine. (Il ne faut pas oublier que plus de la moitié du territoire était occupé par les troupes nationalistes). 170 groupes locaux sont créés dans les villes et les villages de toute l'Espagne républicaine, le plus grand nombre en Catalogne, ensuite le Centre, puis Aragon, Valencia et Andalousie.
Construire la société libertaire
L'originalité du groupement Mujeres Libres est de n'être ni à la solde ni impulsé par aucun parti ou syndicat comme le furent les groupements de femmes manipulés et soutenus par le Parti communiste, les Catalans ou le Parti socialiste. Sa création résolument « en dehors », incomprise par les militants anarchistes et même par certaines femmes, lui coûta la désapprobation des trois autres branches du mouvement libertaire qui lui refusèrent officiellement leur appui, leur intégration au sein du mouvement libertaire et souvent les finances nécessaires à mener à bien leurs actions.
Pour Mujeres Libres peu d'aide du mouvement libertaire et encore moins d'aide de l'État (alors que les groupements des autres femmes antifascistes en bénéficiaient largement). Tout ce que ces femmes ont créé elles ne le doivent qu'à elles-mêmes, à la force de leur conviction et de leur investissement dans la création de la société libertaire. Elles ont donné sans compter trente mois de leur vie et elles disent encore aujourd'hui, à quatre-vingt ans passés, que ce furent les meilleures années de leur vie.
La Fédération Mujeres Libres se revendique comme une organisation anarchiste à part entière. Elle a pour objectif « de libérer les femmes du triple esclavage qui les soumettait : leur propre ignorance, leur condition de femmes et leur condition d'ouvrières ». Elles prennent en charge en commun les enfants, ouvrent des réfectoires collectifs, des crèches, pour pouvoir se libérer des tâches domestiques. Elles savent rapidement que la guerre allait durer et qu'il faudrait tôt ou tard remplacer les hommes dans l'industrie de guerre, tout en assurant le fonctionnement de tous les secteurs de l'économie. Elles tentent de venir à bout de la prostitution. C'est tout cela que nous révèle l'ouvrage collectif « Mujeres Libres ». Des femmes libertaires en lutte. Il regroupe des textes d'époque et des témoignages de femmes ayant participé à une saga inédite : trente deux mois de vie dans une société libertaire en construction. Ce livre témoigne des réalisations fantastiques de ces femmes grâce à qui de nombreux secteurs collectivisés purent continuer à fonctionner pendant 32 mois, malgré la guerre qui amena sur le front presque tous les hommes valides, les militants les plus actifs et aussi beaucoup de femmes, malgré les attaques des staliniens destructeurs acharnés de la liberté, malgré les efforts de la bourgeoisie républicaine qui ne pouvait accepter l'avènement du Monde Nouveau inauguré le 19 juillet 1936. De nombreux ouvrages racontent tout cela bien mieux que je ne saurais le faire. Il manquait encore la version féminine de ces événements, avec cette Mémoire vive de femmes libertaires dans la révolution espagnole voilà une lacune en partie réparée. Des questions qui appellent toujours des réponses Petites mains de la révolution, nos compagnes espagnoles ont réalisé de grandes choses sur le chemin de la libération des êtres humains, avec un coeur grand comme ça et un courage à la mesure de leur convictions. À l'avant-garde de leur époque, elles ont remis en cause la place atavique de la femme dans la société, elles ont posé des questions dérangeantes auxquelles nous tentons encore de donner une réponse 65 ans plus tard. Militantes indéfectibles, fidèles à leur idéal d'amour et de justice, elles ne voulaient pas que leur vie s'achève sans laisser un témoignage écrit de ce qui a constitué la période la plus exaltante de leur vie. Elles ont presque toutes été des ouvrières autodidactes, et non des professionnelles de l'écriture, leur témoignage n'en est que plus authentique. Je vous invite à en goûter la simplicité et la saveur en lisant les pages que Sara Berenguer a patiemment rassemblées et que nous avons mises en langue française pour que vous puissiez être nombreux à en prendre connaissance.
Jacinte Rausa