« La Droite révolutionnaire, 1885-1914 » Zeev Sternhell
Bien sûr, on regrettera que Zeev Sternhell aille parfois vite en besogne et, si l'on prend l'exemple du mouvement libertaire au sens large, on est agaçé par sa lecture en diagonale de Proudhon, en deuxième ou en troisième main, et par sa façon systématique de dire « les » syndicalistes révolutionnaires, en évoquant les syndicalistes soréliens ralliés au fascisme, notamment en Italie, au lieu de préciser « certains » syndicalistes révolutionnaires[[Le ralliement de certains syndicalistes-révolutionnaires à l'Union sacrée, à l'entrée en guerre de l'Italie, leur scission de l'U.S.I. puis leur participation, en tant que composante intégrante, du premier fascisme toucha des militants d'importance comme Michele Bianchi, les frères de Ambris, Filippo Corridoni, Angelo Olivetti, Paolo Orano, Sergio Panunzio, Enrico Leone, Ottavio Dinale, Tomaso Monicelli. Certains d'entre eux avaient mené des grèves très dures. Souvenons-nous que Benito Mussolini provient du courant extrême-gauche du parti socialiste. Il faut souligner qu'une large partie des syndicalistes révolutionnaires, sous l'impulsion de l'anarchiste Armando Borghi, refusèrent l'entrée en guerre et maintinrent l'U.S.I. sur ses positions.]].
Pour autant, Zeev Sternhell fait œuvre utile. Il nous oblige d'abord, de façon iconoclaste, à nous demander pourquoi des libertaires ou des partisans du syndicalisme révolutionnaire ont rallié le fascisme dès ses débuts, via l'Union sacrée bien souvent. Et ce n'était pas que des trajets isolés : des anarchistes comme Georges Valois[[Georges Valois (1878-1945) milite d'abord au sein du mouvement anarchiste, notamment dans le journal L'Humanité Nouvelle. En 1925, il fonde Le Faisceau, le premier mouvement fasciste jamais organisé hors d'Italie, auquel adhère par exemple Marcel Bucard, futur fondateur du Parti franciste. Le Faisceau disparaît en 1928. Valois crée alors le Parti républicain syndicaliste. En 1934, il lance la revue Le Nouvel Age qui s'affirme comme « gauchisante ». En 1935, sa demande d'adhésion à la S.F.I.O., bien que parrainée par Marceau Pivert, est refusée. Georges Valois revient progressivement à son premier idéal, s'engage dans la Résistance et meurt en déportation à Bergen-Belsen.]], Émile Janvion[[Militant anarchiste, Émile Janvion fonde Terre Libre en 1909, journal antirépublicain, anti-franc-maçon, antimarxiste et antisémite, avec la collaboration de Marius Riquier (l'un des fondateurs du Cercle Proudhon) et de Georges Darien le célèbre auteur de Biribi. Son groupe rallie l'Action Française de Charles Maurras en 1910.]], Georges Paul[[Ancien collaborateur de La Révolution d'Émile Pouget et du Libertaire, Georges Paul adhére au royalisme, qu'il considère comme « le complément politique de ses idées syndicalistes ».]] ou Pataud ; des syndicalistes révolutionnaires comme Hubert Lagardelle[[Hubert Lagardelle (1875-1958) : Membre du P.O.F. dès 1896, militant cégétiste (il défend notamment des motions sur la grève générale dans les congrès de la C.G.T. d'avant 1914, s'opposant par exemple à Jaurès au congrès de Nancy en 1908 sur cette question), animateur de la revue Mouvement socialiste. Il adhère en 1926 à la section de Toulouse du Faisceau de Georges Valois. Ambassadeur à Rome en 1933, il finit comme ministre du Travail de Pétain (1942-1943).]], Édouard Berth[[Théoricien non militant, admirateur et légataire idéologique de Georges Sorel, Édouard Berth a vécu dans l'ombre de celui-ci. Collabore un temps avec les bolchéviques dans la revue Clarté. Condamne l'anarchisme pour son individualisme.]], proches des libertaires et antimilitaristes comme Gustave Hervé[[Gustave Hervé (1871-1944) : militant cégétiste, animateur de la revue La Guerre sociale, ténor de la violence révolutionnaire, antimilitariste farouche, et condamné pour cela à de la prison et des amendes, il rallie l'Union sacrée en 1914 (Sternhell montre que cette dérive était déjà amorcée quelques années auparavant). Il transforme La Guerre Sociale en La Victoire, journal patriote particulièrement chauvin, puis crée un petit parti d'extrême droite, le Parti socialiste national en 1919, où il est rejoint par Alexandre Zevaès, ancien député guesdiste devenu l'avocat de l'assassin de Jaurès, et par Jean Allemane. Lors de la Marche sur Rome (1922), Hervé chante la gloire de « mon vaillant camarade Mussolini ».]] ou Jean Allemane[[Jean Allemane (1843-1935) : ancien communard, fondateur en 1890 du Parti ouvrier socialiste révolutionnaire, adepte de la grève générale, maximaliste, antimilitariste et pendant longtemps leader de la gauche révolutionnaire de l'époque, il rejoint Gustave Hervé en 1919.]] ; des théoriciens comme Georges Sorel (qui, finalement, louera le léninisme). La revendication confuse de Proudhon, avec le rôle, en particulier, du Cercle Proudhon (Valois, Berth, Sorel, Riquier), a permis bien des passerelles[[Pour une excellente mise au point sur cette confusion qui va du Cercle Proudhon à l'École d'Uriage, cf le n° 10 (1992) de la revue Mil Neuf Cent, Proudhon, l'éternel retour.]]. Mais surtout, Zeev Sternhell apporte des réponses, il décrit des mécanismes d'évolution politique et idéologique qui demeurent globalement valables de nos jours.
Il y a d'abord une déception vis-à-vis de la masse ouvrière, jugée trop conformiste ou pas assez révolutionnaire, qui entraîne une radicalisation élitiste, pouvant d'ailleurs conduire aussi bien au bolchévisme (cf les « individualistes » autour de Victor Serge) qu'au fascisme.
Il y a aussi un ralliement d'abord progressif puis global au nationalisme, parfois via l'antisémitisme, parce que le nationalisme bénéficie de l'ardeur des foules, puis parce que, finalement, la nation est considérée comme un moteur de l'histoire et que les luttes de libération nationale sont à mettre sur le même pied que la lutte des classes selon ces proto-fascistes.
Et enfin, sous couvert de « révolution » ou d'anti-bourgeoisisme, il y a une fascination pour la violence qui, mêlée à un rejet de la science, conduit à prôner l'irrationnel, le pulsionnel, le fusionnel, le pseudo-naturel, bref tout ce qui fabrique la « peste émotionnelle » du fascisme, comme le dira Wilhelm Reich, et qui fait le lit socio-psychologique du fascisme.
C'est ce troisième aspect qui est plus spécialement développé dans le livre de Zeev Sternhell, notamment dans l'introduction qui constitue l'un des apports nouveaux de cette récente réédition. Pour ceux que l'histoire intéresse, et qui veulent se rafraîchir la mémoire (l'affaire Dreyfus, Maurras, Barrès, Sorel), pour ceux qui pensent que l'expérience du passé n'est pas à rejeter comme une boîte de hamburger, mais aussi pour ceux qui pourront aisément voir que les mécanismes à l'œuvre au début du siècle sont toujours opérants, c'est assurément une leçon à prendre. Savoir que les mouvements révolutionnaires ont toujours brassé des personnages aux intentions hypocrites et que les brailleries ultra quelque chose ne sont pas des garanties est plutôt utile. Il faut aussi souligner que ralliements ou dérives de cette époque ne se sont pas faites en bloc, d'un coup pour le même groupe de personnes, mais progressivement, avec des désaccords ou des raccords, et que le processus est assez subtil.
Enfin, ce qui ne gâte rien, Zeev Sternhell écrit bien et se lit facilement. Certes, Sternhell défend la démocratie mais son combat est d'abord une défense de la liberté.