Exploits sportifs et dopage, deux faces d'une même aliénation
Un mois plus tard et Tour de France cycliste aidant, la justice italienne commençait à enquêter sur la question du dopage dans le championnat de football italien (dans lequel évoluent les meilleurs joueurs de l’équipe de France, Zidane, Thuram, Desailly…), alors que le sujet avait été évacué pendant toute la durée du Mondial. Il était inconcevable qu’un tel événement se produisant tous les quatre ans avec de gigantesques engagements financiers connaisse un scandale de tricherie ou de dopage. C’est mauvais pour l’image de marque des « partenaires officiels », qui ont besoin d’une image de saine compétition et du caractère « festif » de cette Coupe du monde pour « renforcer la confiance des consommateurs ». On sait pourtant que les petites tricheries de sportifs à la recherche de moments glorieux n’est rien au regard de ces grandes firmes pour qui la magouille constitue le pain quotidien. Ainsi, on apprenait début juillet (mais qui l’aura retenu ?) que Coca Cola réalise en France 10% de ses profits mondiaux, que le fisc n’a pas réclamé un seul centime des 12 milliards de bénéfice réalisé grâce au concours de l’État français : Coca Cola avait profité en 1989 de l’aubaine d’ouverture de zones franches dans des bassins d’emploi sinistrés de Dunkerque et de La Ciotat pour y ouvrir deux usines hyper-automatisées, capables de fournir à l’Europe entière sa boisson gazeuse. Grâce à cette opération, cette firme est exonérée d’impôts pendant dix ans.
Magouille et poudre aux yeux
Les États sont également de grands « tricheurs » ; des événements comme la Coupe du Monde leur sert d’écran au moment (mais pour eux, c’est continuellement le moment) où ils mènent des opérations guerrières, le plus souvent contre des « ennemis intérieurs ». Ainsi, qui se souvient que, pendant la Coupe du Monde à laquelle participaient des équipes de ces pays, l’État mexicain s’attaquait violemment aux rebelles du Chiapas, l’État yougoslave menait des opérations « d’épuration ethnique », de vrais carnages contre les Kosovars, l’État nigérian réprimait dans le sang des manifestations de rue ? Quant à la France, pays « accueillant », elle continuait d’expulser sans scrupules les étrangers sans papiers.
Mais alors, si tout n’est que magouille et poudre aux yeux, est-il utile de s’intéresser au dopage des sportifs ? Pourquoi nous intéresser nous aussi, à ce qui a constitué le feuilleton de la seconde partie de l’été avec les affaires de dopage quasi-généralisé au Tour de France cycliste ?
On peut considérer que le sport constitue une caricature de la société. Comme toute caricature, elle amplifie certains traits, certains fonctionnements et notamment des comportements individuels. La société capitaliste est fondée sur la compétition de tous contre tous et sur la domination d’une minorité de privilégiés : le sport de fédération reproduit et systématise ce fonctionnement [[Brochure Ras la Coupe du groupe FA de Nantes aux Éditions du Monde libertaire.]].
Dans le sport, se mettent en place des stratégies collectives ou individuelles pour surmonter la souffrance et la douleur. Ces stratégies sont les mêmes (en les amplifiant) dans le sport que du point de vue général de la société. La souffrance est un sujet dont on débat peu, hormis lors de faits divers tel que celui récemment de cette jeune infirmière qui donnait la mort à des personnes hospitalisées et incurables.
Le sport de compétition, y compris de masse, consiste à vaincre la difficulté, les obstacles et l’adversité afin d’en tirer des satisfactions, souvent plus sociales que physiques. Quoiqu’on dise, les sportifs souffrent dès lors qu’ils ont une pratique intensive. Ainsi, parlons des ampoules aux pieds, des douleurs aux articulations, des courbatures, des bleus, des entorses, des fractures, des claquages musculaires, de la fatigue, des coups au moral, des problèmes cardio-vasculaires.
Comment éviter la souffrance ? Il est toujours possible de dire : « stop ! je n’en peux plus, j’arrête et je me repose ». Dans beaucoup de cas, cette solution simple et de bon sens est rejetée, parce qu’il y a un enjeu fort pour les compétiteurs (la victoire, la gloire, le fric) ou parce qu’il y a le regard social sur soi pour des sportifs plus modestes : dans un système qui valorise la domination, il importe de ne pas montrer ses faiblesses, C’est vrai en particulier dans le monde sportif, où l’idéologie du dépassement de soi fait des ravages. On entend des entraîneurs de jeunes sortir des réflexions du style : « Untel ou unetelle s’écoute trop » au sens « il ou elle baisse les bras un peu trop vite ». Donc, plutôt que de passer pour quelqu’un de « diminué », le sportif intériorise sa douleur : la littérature sportive regorge d’expressions telles que « serrer les dents », « se faire violence », « puiser dans ses réserves », « jeter toutes ses forces dans la bataille ».
Se blinder contre la souffrance
Le dopage intervient là parce qu’il permet de taire les signaux qu’émet le corps quand il a mal et qu’il améliore les performances. C’est un élément d’aliénation supplémentaire : ainsi, beaucoup de coureurs cyclistes prennent de l’EPO (erythroprotéine). Cette substance permet de multiplier dans le sang les globules rouges, ceux-là même qui apportent aux muscles l’oxygène nécessaire à l’effort. Le danger, c’est que l’EPO épaissit le sang et peut conduire entre autres à des infarctus chez ces sportifs. C’est pourquoi des coureurs se faisaient réveiller au milieu de la nuit afin de faire des exercices physiques afin d’éviter le danger de… ne pas se réveiller le lendemain.
Mais plus dangereux que le dopage et les stimulants, c’est la manière de se blinder moralement contre la souffrance qui pose problème et qui constitue un vrai poison. C’est vrai dans le sport comme dans le monde du travail [[Christophe Dejours, Souffrance en France, Le Seuil, collection « L’histoire immédiate ».]]. Les idées « modernes » de performance, d’excellence, de compétitivité sont des éléments majeurs de motivation et d’engagement et permettent de donner un sens aux sacrifices. Plus ancienne, l’idée de courage, valeur reconnue comme positive, est essentiellement liée à l’engagement guerrier : nous sommes en guerre économique. Pour l’idéologie dominante, faire acte de courage consiste à bosser plus longtemps et plus intensivement que les autres, à souffrir, voire à faire trimer autrui pour la bonne marche de l’entreprise ou du pays. La souffrance, effet secondaire du « courage » prend donc un aspect valorisant.
Le courage, dans son acception dominante, est une valeur « guerrière » et « virile ». Il n’est pas rare d’entendre des imbéciles, des « fiers à bras » proclamer qu’ils n’ont pas peur de faire des heures supplémentaires. Les sportifs tiennent le même genre de propos dans leur registre : « je n’ai pas peur de m’entraîner durement, de lever des tonnes de fonte, de faire des pompes ». Faire preuve de « courage » viril, c’est montrer qu’on appartient à la communauté des hommes… et qu’on méprise les femmes. Et c’est ainsi qu’on passe à côté d’une vie et qu’on gâche celle des autres [[Daniel Welzer-Lang, Les Hommes violents, Éditions Lierre et Coudrier.]]. C’est cette conception du courage comme idée virile qu’il faut avoir le… courage de dénoncer. Être courageux, c’est savoir dire non aux prétentions d’une société, d’entreprises, d’États à vouloir obtenir toujours plus de nous. Et c’est d’inventer un présent et un futur débarrassés de l’exploitation et des mythes qui accompagnent cette exploitation.