« La Saveur des patates douces » Vicente Marti
En fait, il ne s'agit pas là d'un écrit au sens habituel du terme. L'« auteur » n'étant pas un homme de plume, l'idée lui est venue de se raconter à l'aide d'un magnétophone, puis certaines questions ont été reprises et approfondies pour être ensuite patiemment retranscrites et ordonnées noir sur blanc par Marianne Enckell, qui par ailleurs, dans une courte préface, rend joliment hommage à celui qu'elle appelle tour à tour un homme de paroles (avec un « s »), celui « qui sait raconter », ou un homme de parole (sans « s »), celui « dont l'engagement n'a pas failli depuis plus de quarante ans ».
Né en 1926 en Espagne, Vicente Marti a dix ans quand éclate la révolution. Il jette sur cette période un regard d'enfant, toujours différent de celui des adultes, et ce chapitre, placé en tête de cette histoire de sa vie, reste sans doute le plus émouvant. Puis viendront les années d'adolescence passées là-bas sous l'étouffoir franquiste, puis le départ pour la France, les contacts avec les aînés de la C.N.T. et de la F.A.I. organisés au sein de l'exil, sa lutte contre le régime de Franco avec ses camarades des Jeunesses libertaires, la répression, et une importante partie consacrée l'organisation, dans les années soixante et soixante-dix, de campings libertaires.
« occuper son veston »
Sur tous ces sujets, le témoignage de Vicente Marti, parsemé d'anecdotes heureuses ou tragiques, plaisantes ou dramatiques, demeure passionnant. Enfant, il nous emmène dans la région de Valence où la patate douce, dont le souvenir mouille aujourd'hui encore les papilles de ce compagnon, est prolifique. La cinquantaine venue, la « promenade » se termine du côté de Belle-île où la police française concentre là des opposants de longue date au tyran Franco, le temps d'une visite en douce France du roi Juan Carlos. Vicente Marti était de ceux-là, et sa narration de cet épisode lamentable reste des plus savoureuses. Entre-temps, on en apprendra un peu plus sur ces deux militants libertaires exécutés en 1963 à Madrid, Delgado et Granados, surtout du premier nomme dont Vicente Marti parle avec une tendresse certaine. Sans véritablement régler de comptes, Vicente Marti dit aussi avec une franchise bien venue ce qu'il a à dire de l'exil « officiel » espagnol et de quelques-uns de ses principaux représentants. Le tout demeure constamment pimenté par les aventures toutes personnelles de celui qui se confie ici et qui nous parle de ses parents, de sa famille, de lui-même ou de ses plus proches amis en insérant tous ces personnages dans les événements historiques servant de cadre à son histoire.
L'intérêt est constant, car il s'agit là non seulement d'un conteur fervent mais aussi d'un homme debout, comme ce mouvement libertaire espagnol en a tant produits, un homme qui, sa vie durant, quel qu'en soit le prix à payer, a su « occuper son veston ». Merci à toi, Vicente.