De la rue à la Commune
mis en ligne le 25 janvier 1996
Grèves de novembre-décembre 95 Le récent mouvement de grèves est marqué par une réalité que la bourgeoisie insolente, la classe politique cynique et l’intelligentsia désabusée avaient déjà jetée dans les poubelles de l’histoire : la conscience de classe, et son réveil. Nous le saluons, avec tous les formidables gestes de solidarité ou d’action directe qui ont déjà été évoqués dans ces colonnes. Mais ce réveil va plus loin qu’un simple mécontentement économique. Il exprime également d’importantes évolutions spatiales et territoriales. Parmi les nombreuses choses qui nous ont frappé, on peut ainsi relever deux aspects majeurs : — la rue, plus que l’entreprise, fut le lieu de convergence du mouvement mais, à part quelques exceptions, celui-ci n’y a jamais dépassé le stade de la marche à pied ; — le mouvement social fut, proportionnellement au nombre d’habitants, beaucoup plus important en province, et notamment dans les petites ou moyennes villes. Un mouvement fort dans les petites villes Commençons par ce deuxième point. Là encore, les médias ont joué leur rôle de chiens de garde du système en l’édulcorant largement, en ignorant purement et simplement des pans entiers du pays. Quand on pense au moindre fait divers de la France profonde qui a droit à une place de choix, on se demande ce qu’il faudrait faire de plus alors que des villes entières sont descendues dans la rue ! Ce traitement de l’information est particulièrement inadmissible pour les journaux écrits qui sont censés avoir plus de temps, plus de place, plus de recul pour écrire et inscrire les choses. Sur certaines cartes des manifestations dans l’Hexagone, des villes entières, même importantes, ont été oubliées, rayées, des dizaines de milliers de manifestants ont disparu de l’espace. De la même façon que les régimes marxistes-léninistes retouchaient les photos et caviardaient les textes, les régimes libéraux passent ainsi la gomme sur la géographie sociale. Cette mobilisation de la population dans les petites et moyennes villes de province est révélatrice de la gravité de leur situation. La crise économique et sociale affecte en effet des cantons entiers. Ces « pays » traditionnellement homogènes dépendent de quelques spécialisations industrielles ou agricoles, et de quelques grosses entreprises qui dégradent le tissu économique et social pour peu qu’elles licencient ; ce qui arrive de plus en plus souvent, et de plus en plus mas-sivement. Certaines villes ne « tiennent » donc plus que grâce à la présence des services publics, et comme ceux-ci sont les premiers visés par la politique chiraquienne, l’inquiétude y grandit. Depuis les lois dites de décentralisation de 1982, les collectivités locales ont, en théorie, davantage de pouvoirs. Elles se sont lancées dans l’animation économique, en consentant de gros efforts, en s’endettant parfois ou en augmentant les impôts locaux (ce qui ajoute aux pressurations exercées ailleurs sur la population). Mais, en pratique, elles n’ont guère obtenu de résultats tangibles. Les exemples sont nombreux d’entreprises qui arrivent dans une petite zone industrielle rurale pour toucher les diverses primes d’encouragement, et qui s’empressent de licencier pour s’implanter ailleurs : comme quoi les phénomènes de délocalisation industrielle ne concernent pas seulement le « tiers monde ». L’impasse de cette politique industrielle locale a engendré un mécontentement profond. À cette impasse économique s’ajoute une impasse politique, l’impuissance de fait des élus locaux qui constatent qu’ils ne peuvent pas vraiment agir, sauf les plus habiles, ceux qui ont par exemple des relais dans les « sphères supérieures », dans un système dont ils n’ont pas fixé les règles du jeu et qui leur échappe, à l’heure où tout le monde parle pourtant de « démocratie locale ». Cette contradiction s’est révélée au grand jour par la descente dans la rue de populations de toutes les catégories sociales. Elle s’est également traduite par une forte mobilisation du secteur privé en province. Ce constat nous permet, dans la foulée de ce notre compagnon Laurent, du groupe FA de Modane, a analysé, lors d’un précédent article, de relativiser le phénomène de « grève par procuration ». Les médias ont soigneusement occulté ce qui se passait en province dans ce domaine, qui était plus significatif qu’en région parisienne où les grosses entreprises n’ont guère été touchées. On constate ainsi que dans de nombreux endroits, les salariés du privé sont descendus dans la rue dès le début du mouvement et y sont restés. Pour prendre le seul exemple de la région Rhône-Alpes, ce fut le cas à Saint-Étienne (GIAT, Bennes Marrel, Clecim, plus d’une quinzaine d’entreprises privées au total), à Roanne ou à Valence. C’est à Grenoble que c’est allé le plus loin. Les travailleurs d’entreprises privées, comme Merlin-Gérin, étaient dans la rue pour ne plus en sortir, pour reprendre en tout cas plus tard que les cheminots. Ce qui est intéressant, c’est qu’il s’agit souvent de grandes entreprises privées pourtant réputées pour leur modernisme, leur compétitivité, voire pour leur « gestion du social », mais qui se trouvent elles aussi confrontées à la crise. Certaines branches de l’électronique ont même « rapatrié » des activités délocalisées dans le tiers monde parce qu’elles avaient réussi à diminuer les coûts salariaux en France même, comme à Grenoble. Dans la rue, et après ? Dans les petites villes, comme dans les plus grandes, la lutte est donc descendue dans la rue. C’est là que les choses se sont largement jouées, au-delà des piquets de grève, puisque les diverses corporations s’y sont physiquement réunies dans leur solidarité mutuelle. Mais il faut se demander pourquoi la lutte n’a pas dépassé le cadre des manifestations, même puissantes. En fait, il y eut une sorte de tétanisation. La masse a provoqué une sorte d’effet contraire : prendre conscience de sa force, s’en réjouir, mais, en même temps, en avoir peur dans l’absence d’alternatives collectivement pensées. Et, contrairement à d’autres mouvements sociaux, il n’y a pas eu de lieu-phare du combat, pas de véritable point de ralliement social, spatial et symbolique. Les dépôts des traminots de Marseille sont arrivés trop tard. Au-delà des problèmes de coordination d’un lieu de lutte à l’autre qui pourrait expliquer cette absence, on doit constater que le lieu de travail n’est plus le seul espace-enjeu réel et porteur. D’une part, parce que le travail est maintenant éparpillé. Avec le télé-travail plus qu’avec le chômage, avec le toyotisme qui a réduit les trop vastes concentrations ouvrières, la grande usine n’est plus le seul lieu détonateur. D’autre part, parce que les relations sociales liées au travail sont fortement distendues (multiplication des équipes qui se croisent, éparpillement des statuts, va-et-vient d’employés précaires). L’élément nouveau, c’est que, dans une époque de mondialisation et de globalisation du marché, l’échelon local, avant même l’échelon national, entre en crise et craque. Dans une époque jusque là caractérisée par l’anesthésie des luttes sociales, c’est lui qui semble le plus représentatif de l’inquiétude collective, le plus évident. C’est à la fois un symptôme, celui de la crise, et un besoin, celui de se retrouver ensemble, physiquement et symboliquement. L’échelon local est un véritable enjeu. En fait, ce n’est pas quelque chose de totalement nouveau et nous, révolutionnaires anarchistes, nous le savons bien, qui avons toujours défendu le principe de la commune, comme lieu de lutte et de coordination des unités de la société future. C’est d’ailleurs ce qui distingue les anarcho-syndicalistes, qui privilégient l’entité communale, des syndicalistes révolutionnaires, qui préfèrent la division par industries dans leur organisation. Mais nous devons réactualiser notre position en fonction des nouvelles données, et, surtout, réfléchir sur le débouché, l’étape supérieure, que doit prendre la lutte dans la rue. Ce ne sera pas facile, et il ne faut pas confondre les bagarres de fin de manifs avec la réalisation de la commune insurrectionnelle qui suppose d’autres forces, d’autres modes d’organisation, d’autres modes d’action. Les tentatives de gestion directe qui ont été menées pendant le mouvement sont à saluer : basculement du tarif de nuit sur la journée par des agents EDF, train gratuit pour les usagers ou pour les manifestants par les cheminots, courriers ASSEDIC ou mandats de retraites délivrés par les postiers. Mais elles ne se sont pas répandu. Pour l’expliquer, plus que leur caractère trop radical qui a rencontré la méfiance des bureaucraties syndicales ou simplement des salariés par ailleurs très remontés, il faut plutôt y voir l’évolution d’une société qui rend ces ripostes moins efficaces qu’autrefois — transport par route, communications par fax — et les difficultés techniques de leur mise en application (exemple des trains, des problèmes de sécurité), qui se combinent avec les menaces de répression implacable. Dans ce contexte, leur principal intérêt est propagandiste, pour rallier les « usagers » réfractaires à la grève et pour faire prendre conscience des réalités de la gestion directe. C’est donc sur un autre terrain, celui de la commune, qu’il faut aussi envisager les actes révolutionnaires. Il est probable que ce sera plus difficile à mener dans les grandes villes où le tissu social y est beaucoup plus étendu et beaucoup plus lâche, sinon troué. Le taux de participation des habitants aux manifestations par rapport à la population totale fut d’ailleurs proportionnellement plus faible dans les métropoles que dans les petites villes (les problèmes de transport à Paris vers les manifs n’expliquent pas tout), à l’exception des villes du Midi (Toulouse, Montpellier, Marseille), qui entrent finalement dans la catégorie des villes de province en crise. Il est néanmoins indispensable qu’elles s’y déroulent là aussi, voire d’abord, car, comme l’histoire révolutionnaire l’a bien montré, c’est bien la grande ville qui donne sinon le signal du moins la forme la plus achevée du processus révolutionnaire, dans ses modalités d’action, d’organisation, de coordination et de reconstruction. Le danger réactionnaire Il faut faire vite. Car les aspirations révélées par le mouvement de grève sont immenses, et, s’il n’y a pas satisfaction, la frustration peut être à la hauteur, tout aussi immense, c’est-à-dire tout aussi profonde, désespérée. La mascarade du sommet social, qui n’a trompé que ceux qui voulaient bien l’être, ne prévisage de ce point de vue rien de bon. La réaction guette. Pendant le mouvement, les forces fascistes, comme celles du FN, ont plus ou moins fait le gros dos. Elle ont pris acte de la radicalisation ouvrière de leur base populaire, là où elle existe. Elles se sont montrées clairement hostiles à la grève, en cultivant un discours de « responsabilité » sur le plan économique, qui pouvait aussi se montrer critique vis-à-vis de Juppé. Mais une fois les choses calmées, elles peuvent reprendre l’offensive, ne serait-ce qu’en désignant les immigrés comme éternels boucs émissaires du manque d’amélioration. Certes, la lutte sur le terrain et le réveil de la conscience de classe ont changé les rapports avec les immigrés, mais il ne faut pas trop fantasmer là-dessus. Le mouvement de solidarité effective a permis de montrer la pertinence objective du slogan « Français-immigrés, même patron, même combat », et d’ouvrir enfin un espace concret, et non plus purement idéologique, de discussions contre le racisme (on peut en dire autant du combat contre le sexisme). Mais les banlieues et les Beurs se sont montrés, dans l’ensemble, très discrets, collectivement, au cours du mouvement de grève comme dans la rue. Plusieurs raisons peuvent l’expliquer, comme la crainte de la répression, mais cela n’est pas suffisant. Il reste un énorme travail à accomplir et il ne faut pas oublier que, de ce côté-là, les forces fascistes, qu’elles soient politiques (FN) ou religieuses (intégrisme musulman) savent se montrer très militantes, très actives. L’hypothèse pessimiste serait d’en conclure que, par exemple, l’intégrisme musulman a déjà remporté une bataille en déconnectant les préoccupations immigrées du champ social hexagonal, et en les cantonnant dans le Maghreb religieux. L’exemple des trois grandes communes récemment gagnées par le Front national (Toulon, Orange, Marignane… et il faudrait y ajouter Nice sous une autre étiquette) montre que, contrairement à ce que supposaient les démocrates qui se complaisent à diaboliser le Front national en lui donnant une image autre que celle qu’il construit réellement, les fascistes opèrent de façon subtile, semi-souterraine, pas vraiment frontale. A l’expulsion d’immigrés par charters entiers, ce qui serait à la fois difficile techniquement et nuisible politiquement, ils préfèrent les mesures sournoises au coup par coup, sur les subventions, les attributions de logements, les nominations de postes. Ils ne font, finalement, que durcir les politiques d’austérité, bien connues, car ce sont celles qu’ont déjà engagées la droite et la gauche. Il ne faut donc pas se tromper, ni sur la réalité du recul raciste, ni sur la réalité des politiques fascistes, car au-delà du danger fasciste lui-même, s’en cache un autre, celui de l’antifascisme démocratique qui, oublieux des responsabilités de la gauche comme de la droite classique dans le recul social de ces vingt dernières années, entend se refaire une virginité sur le terrain anti-FN. On voit déjà les représentants de la social-démocratie-chrétienne, comme Martine Aubry et consorts, s’agiter beaucoup dans ce sens. Dans un contexte de durcissement social et politique, réclamer ainsi la dissolution du FN est un acte non seulement illusoire, un fétiche totalement inopérant (comme si dissoudre un parti allait faire disparaître son électorat, ses idées et ses pratiques), mais également dangereux car ce serait donner au pouvoir la légitimité de réduire un courant politique, quel qu’il soit : il peut être d’extrême droite aujourd’hui, mais anarchiste demain, au cas où les anarchistes et les révolutionnaires deviendraient par trop menaçants. De ce point de vue, la propagande strictement anti-Maastricht, que développe aussi bien le PC, les gauchistes que les fascistes, est extrêmement dangereuse puis-qu’elle revient à défendre le pré carré français, la France, et qu’elle enrichit le terreau nationalitaire sur lequel la chienlit fasciste prospère le mieux. On peut mettre dans le même sac les tentatives de réhabilitation de l’État-nation que favorisent des revues a priori aussi bien intentionnées que le Monde diplomatique, avec des vieux briscards du socialo-gaullisme comme Edgar Pisani ou du marxisme orthodoxe comme Jean Chesneaux, qui s’est reconverti dans un autre totalitarisme, celui de l’écofascisme à la Hans Jonas. Les idées libertaires reçoivent depuis une dizaine d’années un accueil favorable qu’elles n’avaient pas connu depuis longtemps. Nous sommes plusieurs à le dire depuis quelque temps. mais cela ne suffit plus. C’est le moment de les faire passer en actes, en pratiques au sein du mouvement social, à commencer par la commune et le monde du travail en se méfiant comme de la peste des tentatives gaucho-écolo-baba-rocker-machin de nous renvoyer dans un ghetto, une frange bien ciblée de pseudo-alternative, aux allures de force illusoire parfois même, mais qui ferait les délices d’un pouvoir toujours soucieux de nous marginaliser.