De la diversité des inégalités
mis en ligne le 4 avril 2013
Quand on a pour projet d’en finir avec les sociétés de classes et l’État, il est nécessaire de s’interroger sur l’idée que les classes auraient ou n’auraient pas toujours existé, sur les raisons de la pérennité des inégalités de classes. Le livre de Christophe Darmangeat, Conversation sur la naissance des inégalités, offre au lecteur de nombreuses pistes pour tenter de répondre à ces questions si vastes et essentielles : « Je me propose ainsi de te montrer que les inégalités de fortune n’ont pas existé de tout temps, mais aussi de t’expliquer quand, pourquoi, et sous quelles formes elles sont apparues, puis se sont creusées jusqu’à scinder la société en classes antagonistes. » Ce livre possède des avantages notables pour le lecteur : il condense de manière très abordable une imposante littérature préhistorienne, archéologique, ethnologique, etc., tout en respectant la subtilité du débat ; et de nombreux exemples rendent la lecture fluide et évocatrice. Par ailleurs, sa forme présente un agrément principal qu’il faut souligner : l’auteur a choisi de dialoguer avec un interlocuteur, et c’est donc en assistant à cette conversation rondement menée que le lecteur est invité à se saisir de ces réflexions et de ces faits.Outre le panorama des idées et des faits utiles pour pénétrer l’anthropologie de la naissance des inégalités, les typologies des sociétés et leurs conceptions des rapports entre leurs membres, on trouve de bien intéressantes remarques sur le vocabulaire de l’ethnologie et de l’archéologie ; sur les préventions idéologiques qui pèsent sur tout discours se donnant pour objet de rendre compte des différences entre les peuples et les normes sociales régissant l’organisation des sociétés ; sur les méthodes qui permettent la comparaison des sociétés à travers les âges et l’espace – quelque différentes et différenciées qu’elles puissent être. L’auteur apporte ainsi au lecteur des éléments de ce qu’on appelle l’épistémologie, c’est-à-dire l’étude des moyens scientifiques d’accès à la connaissance, et ce d’une manière particulièrement claire. Il en est ainsi des idées sur l’évolution des sociétés et de la connaissance sinon des détails mais certainement des relations causales principales entre un état donné d’un groupe humain, son environnement, ses moyens de subsistance d’une part, et sa structuration hiérarchique, ses capacités d’exploiter autrui, d’autre part. Savoir tout cela, l’établir, le corroborer ne relève pas d’intuitions plus ou moins spécieuses, mais de méthodes que les sciences humaines ici mobilisées ont développées avec une efficacité qu’il importe de rappeler. Cette attention à la rigueur des accès à une connaissance fiable de ces phénomènes difficiles à cerner et à étudier est une préoccupation constante de Christophe Darmangeat. Dans le même ordre d’idée – faire attention aux mots que l’on emploie pour décrire les phénomènes sociaux, généralement multiples et aux contours souvent imprécis –, il revient sur le terme « égalitaire » et avertit qu’il faut veiller à parler d’égalité économique pour les sociétés préhistoriques ou exotiques ainsi qualifiées ; ce qui signifie qu’on peut rencontrer une égalité économique et une inégalité portant sur d’autres rapports sociaux, en concluant que l’égalité économique n’est pas nécessairement corrélée aux autres formes d’égalité. Précision importante pour se débarrasser des usages propagandistes, si je puis dire, que certains courants de pensée « libertoïdes » ont pu faire de ce qu’on appellera la tentation du paradis perdu. Il indique que, si chez ces chasseurs-cueilleurs des temps premiers, les principaux dommages des sociétés inégalitaires sont absents, la vie y est fortement contrainte par les conditions matérielles, les hiérarchies entre les hommes et les femmes sont pesantes, voire violentes (rapt de femmes ou asservissement sexuel), etc., sans parler du diktat des pratiques religieuses et rituelles – c’est-à-dire la soumission à une autorité suprême ! La leçon essentielle ici est que l’on ne connaît aucune société ancienne qui aurait rassemblé tous les attributs d’une société pleinement égalitaire telle qu’on peut la fantasmer en songeant à ce que l’on nomme communément les paradis perdus. Je recommande notamment ce sous-chapitre, salutaire avertissement pour ceux qui, encore et toujours abreuvés d’une même ethnographie de conte de fées, rêvent d’un Éden terrestre qui n’a jamais existé que dans les imaginations les plus crédules. Rêve qu’à bon droit on peut qualifier de pensée réactionnaire, pas de droite, certes, mais réactionnaire quand même… Souscrivant la propre conclusion de l’auteur (« […] Aujourd’hui les capacités de production accumulées par l’humanité, ses connaissances scientifiques et techniques, ont créé les conditions pour qu’existent de tout autres rapports sociaux que ceux qui règnent aujourd’hui. L’égalité économique entre les êtres humains est à nouveau devenue possible… mais une égalité édifiée cette fois sur des bases matérielles et culturelles infiniment supérieures à celles des sociétés sans stockage. L’égalité du futur sera aussi éloignée de celle des sociétés préhistoriques que la navette spatiale peut l’être du propulseur de sagaies »), je tire cette courte réflexion personnelle : il n’existe pas un état natif du monde auquel se référer de manière acritique pour construire le monde que nous voulons, libéré et anarchiste. Notre monde sera celui que nous bâtirons, à partir des fondations d’un monde que nous voulons révoquer et non pas en lorgnant un passé qui n’existe plus puisqu’il n’exista jamais…
Un livre donc amplement recommandable pour savoir, comprendre et, finalement, lutter.