Ermo
mis en ligne le 22 novembre 2012
Parmi les lecteurs et lectrices du Monde libertaire fans du neuvième art, certains auront sans doute déjà croisé Bruno Loth lors d’un festival de BD… Et connaissent peut-être Ermo, qui en est aujourd’hui à son sixième épisode, intitulé Mort à Madrid. Depuis six ans, et chaque année, Bruno Loth réalise un tome de cette BD évoquant la guerre d’Espagne. Elle circule de festival en festival, très peu dans les rayons des libraires, et pour cause, c’est sa propre maisonnette d’édition qui la produit, sans distributeur ni diffuseur, un abri de jardin d’édition au nom évocateur de Libre d’images. Pour ma part, j’ai récemment rencontré Bruno à Poitiers, où j’ai découvert son œuvre.Avec le tome 1, nous découvrons les personnages, dont Ermo, un jeune garçon qui part du sud de l’Espagne avec un petit cirque et le magicien Sidi. L’histoire débute quelques jours avant le déclenchement de la guerre civile : la phalange et les militaires s’organisent pour se débarrasser des syndicalistes du port… À partir du tome 2, Ermo se retrouve dans le sillage de la colonne Durruti, de Barcelone à Saragosse. Le lecteur vit avec lui le quotidien des anarchistes catalans et aragonais de 1936. La libération du joug de l’Église et de l’armée, la collectivisation des usines et des terres et le communisme libertaire y sont abordés, ainsi que l’émancipation des femmes à travers le mouvement Mujeres Libres. On voit aussi les staliniens tirer les ficelles pour anéantir les réalisations libertaires en Espagne ; les communistes ibériques sont eux-mêmes manipulés par les services secrets soviétiques. C’est enfin le départ de Buenaventura Durruti et de sa colonne pour Madrid, où il trouvera la mort le 20 novembre 1936.
Si la part d’histoire est scrupuleusement retranscrite, ce n’est pas tant une BD historique que le roman touchant de la vie quotidienne d’une troupe de cirque et, peu à peu, de l’engagement personnel des protagonistes. On s’identifie très vite à Ermo, cet enfant naïf et plein d’espoir, perdu dans la guerre qui, selon l’auteur lui-même, pourrait bien « symboliser le peuple espagnol de l’époque ». Le dernier tome montre son errance mentale, son désarroi face à la folie incompréhensible des adultes. C’est aussi une BD à fort caractère graphique, aux couleurs noire et rouge, comme le drapeau anarcho-syndicaliste. Au style particulier et attachant, tour à tour tendre et triste. Elle commence comme une simple fable pour enfants et tourne au polar politique très documenté. On ressent, tome après tome, la volonté de l’auteur de rétablir et d’honorer la mémoire oubliée des anarchistes en Espagne. Sans flonflons ni trompettes, juste avec délicatesse et humanité 1.
Sur la révolution libertaire espagnole
Elle fut largement inspirée par la pensée de Bakounine, au sein de la CNT-FAI qui, en 1936 était le syndicat qui regroupait le plus de militants, un million et demi. Ce sont donc les anarchistes, les plus nombreux dans la rue, qui s’opposent aux militaires et font capoter le coup d’État fasciste. L’élan du peuple et la révolution sociale seront stoppés par la militarisation fin 1936-début 1937, et par l’acharnement des staliniens contre les avancées des anarchistes. Le Parti communiste ibérique, assez petit au début de la guerre, grossit rapidement. Lister, commandant communiste, sera envoyé en Aragon pour détruire les collectivités paysannes et rendre les terres aux anciens propriétaires. Cette contre-révolution signera la mort du camp républicain qui, à partir de ce moment, ira de défaite en défaite. Pour être juste, il faut aussi attribuer une part de responsabilité aux dirigeants anarchistes qui ont accepté quatre postes de ministres au sein du gouvernement de Madrid, ce qui divisa leur base. Contre les communistes (et les ministres CNT), et comme d’autres militants anarchistes, Durruti avait la certitude que le peuple en lutte aurait pu venir à bout d’une armée de mercenaires. Mais sa colonne souffre du manque d’armes et de munitions, dont le gouvernement républicain prive les combattants anarchistes, malgré leurs premiers succès. Durruti pensait que la libération de Saragosse aurait coupé l’armée franquiste en deux et souhaitait y concentrer toutes ses forces. Un conseiller militaire l’en empêcha. Il avait également envisagé un soulèvement des masses ouvrières au Portugal, qui aurait privé les fascistes d’une base arrière. Enfin, il était pour retourner les forces des Marocains engagés dans la croisade catholique par Franco, en proclamant l’indépendance du Maroc. Mais le gouvernement républicain veut l’éloigner du front d’Aragon, et l’envoie dans Madrid assiégé par les franquistes. Sa mort à Madrid est un acte de plus dans la tragédie espagnole.
Juanito
Groupe Pavillon Noir de la Fédération anarchiste
1. Du même auteur, on découvrira avec émotion l’histoire de son père, Jacques, à travers les albums Apprenti (2010) et sa suite, Ouvrier (2012). Pour plus de renseignement, voir le site de l’auteur, www.libredimages.fr