Affichons-nous à nos risques et périls
mis en ligne le 15 mars 2012
En décembre 1968, nous avions distribué à Genève des tracts opposés à l’ouverture nocturne des grands magasins juste avant Noël. Les vigiles nous avaient vite fait fuir, et les policiers avaient pris nos identités. Mes camarades ont eu des amendes modestes ; moi, étrangère, j’ai été menacée d’expulsion du territoire suisse.Le 11 novembre 1890, la police genevoise arrêtait un anarchiste français, Moïse Ardaine ou Ardène, un coiffeur français chez qui se réunissaient parfois les compagnons, alors qu’il collait sur les murs de la ville une affichette en trois langues, français, italien et allemand, en mémoire des anarchistes pendus trois ans auparavant à Chicago : Souvenons-nous, suivons l’exemple ! On trouva des affichettes collées ici et là à Genève, on arrêta plusieurs militants ; à Lausanne, on ne trouva pas le ou les coupables, qui avaient eu le temps d’apposer une douzaine d’affiches sur la porte d’une église et dans les quartiers bourgeois, preuve qu’ils ne connaissaient guère la ville.
Sur cet incident, le rapport conservé aux Archives fédérales suisses (E21-14096) ne comporte pas moins de deux cents pages de correspondance, de documents, de comptes rendus d’interrogatoires. Il est vrai que les hommes soupçonnés d’avoir participé à la rédaction et au collage de l’affiche n’étaient pas inconnus de la police, qui attendait la première erreur de leur part pour les sanctionner. (Oui, il n’y avait que des hommes, jeunes pour la plupart. Seule la « femme Petraroya » est mentionnée pour avoir proposé dans une réunion « la formation d’un groupe de femmes anarchistes en disant que la femme est plus au courant de la misère que l’homme ».) L’inspecteur Voldet récapitula toutes les réunions, toutes les interventions, tous les contacts dont il avait connaissance. Les autorités genevoises correspondirent avec les autorités fédérales à Berne (la loi suisse sur le séjour et l’établissement des étrangers laissait alors une grande liberté d’action aux cantons). Le 15 décembre, les Français Paul Bernard et Lucien Weill, les Italiens Luigi Galleani, Gennaro Petraroya et Hiskio Giuseppe Rovigo (fabricant de timbres en caoutchouc, le beau métier que voilà !) ainsi que le Bulgare Peraskieff Stoïanoff furent expulsés de Suisse pour avoir abusé de la générosité du pays en matière de droit d’asile, et amenés à la frontière.
La police genevoise n’est pas seule à guetter l’affichage sauvage et à en faire un affaire d’Etat. Le 29 février 2012, Maria Matteo et Emilio Penna ont été condamnés à Turin, après plus de deux ans de procédure (voir Le Monde libertaire n° 1596, 20 au 20 mai 2010), à trois mois de prison pour une affiche « menaçante » à l’égard d’un euro-député fasciste, collée en avril 2009. Qui de nous n’a jamais écrit « pendez-les tous » sur un tract ou un calicot ?
Maria et Emilio n’ont évidemment pas été condamnés pour avoir collé des mots sur des murs. Ils l’ont été, tout comme Galleani, Weill et leurs amis il y a plus de cent ans, parce qu’ils militent depuis de longues années, parce qu’ils sont de tous les combats et de toutes les solidarités. Opposition à la ligne de train à grande vitesse Lyon-Turin, défense des sans papiers et des réfugiés confinés dans des camps, liberté d’expression, toutes ces luttes leur coûtent aujourd’hui la vindicte des institutions.
[Ndlr : Les évènements de la semaine dernière – deux jours de garde-à-vue et une nuit au dépôt pour collage d’affiches antifascistes – témoignent à nouveau d’un regain de répression contre le militantisme anarchiste et d’extrême gauche.]