République cacaotière de Françafrique
Retour sur la Côte d'Ivoire
L'affaire des sévices sur les prisonniers vient nous rappeler que les guerres sont inhumaines. On crie au scandale, on s'indigne, mais, qui s'étonne ?Oui, dans les guerres, les prisonniers, sont sauvagement torturés, ou arbitrairement exécutés. On nous raconte toujours qu'il est nécessaire d'obtenir des renseignements. C'est le cas, mais l'autre objectif à ces tortures est de terroriser les populations et les individus, toujours suspectés de fournir leur assistance à l'ennemi. Le message est simple : « Collaborez, ou sinon... »
D'ailleurs, on sait que la plupart des industries médiatiques institutionnelles sont dociles vis-à-vis de leurs mandants. Il paraît donc suspect que la presse consacre ses « unes » à ces photos aujourd'hui, alors qu'elles avaient été prises en hiver 2003. Ne s'agit-il pas de détourner les attentions, pendant que l'armée étatsunienne vient de subir un échec cuisant dans la tentative de pacification de Faloudja, et que d'autres villes sont prises d'assaut (Karbala, Nadjaf, Koufa) ? Cela ne permet-il pas à G.W. Bush, en crise de popularité à la veille de la campagne présidentielle, de passer pour un dirigeant « humain », qui « s'excuse » et « condamne » les exactions commises par des soldats qui auraient outrepassé ses ordres ? 1 Mais, nous dit-on, rien à voir avec les décapitations !
En France, il est utile de focaliser l'attention du spectateur sur l'hégémonie des États-Unis. Cela permet de cultiver un antiaméricanisme primaire... et d'éviter les questionnements inopportuns concernant la politique étrangère française. Le dixième anniversaire du génocide rwandais est encore l'occasion de s'apercevoir que, malgré les tentatives de clarification, le silence s'impose sur les médias de masse concernant le rôle et les complicités de l'État français. On évite donc que ne se posent des questions comme :
Que faisons-nous en Birmanie aujourd'hui ? Comment se fait-il que le dictateur chinois soit invité au parlement français ? Pourquoi Chirac s'est-il empressé de légitimer les présidentielles algériennes ?
Ainsi, l'association Survie 2 (entre autres) n'a de cesse d'interpeller les citoyens sur le terrorisme de la « Françafrique ». Pourtant, dans l'Hexagone, aucune chaîne de télévision, aucun journal à grand tirage, ne se fait le relais de nos propres saloperies nationales.
Ceci nous conduit au sujet initial de cet article : la situation en Côte d'Ivoire, dont on nous tient très peu informés.
La Côte d'Ivoire est au bord d'une implosion totale qui risque de se traduire par une « rwandisation » du pays. Quelle que soit l'action présente de l'État français, bien difficile à cerner en fait, il n'y a aucun doute pour que l'histoire retienne simplement que nos dirigeants en auront été encore une fois les complices.
Depuis son indépendance, la Côte d'Ivoire, fleuron du pré carré français, est le poids lourd économique de l'Afrique de l'Ouest. Sa prospérité, aujourd'hui malade, est basée sur les exportations des filières cacao, café et coton. Félix Houphouët-Boigny, « dictateur éclairé » jusqu'à sa mort (7 décembre 1993), était aussi l'un des principaux concepteurs et animateurs du réseau néo-colonial de la Françafrique, avec Foccart et de Gaulle. Dans un pays composé d'une mosaïque ethnique, il bâtit l'unité nationale ivoirienne, en redistribuant les surplus de la rente agricole à une « clientèle politique » hiérarchisée au sein du PDCI 3 (Parti démocratique de Côte d'Ivoire), le parti unique. Houphouët favorisa son ethnie (les Baoulés catholiques) et sa famille aux postes clés du pouvoir. Mais son système clientéliste liait aussi les autres ethnies, y compris les populations musulmanes du Nord.4 Comme conséquence de la crise mondiale, de la chute des cours du cacao et du café, conjuguées à la hausse du pétrole et une évolution démographique très importante 5, la rente issue de la Caistab (monopole d'état chargé de commercialiser les produits agricoles) ne suffisait plus pour satisfaire les « clients politiques » d'Houphouët. Afin de soutenir le système de la rente, le régime ivoirien aura recours aux emprunts, se lançant dans une véritable fuite en avant.
En 1981, le FMI et la Banque mondiale accordent à la Côte d'Ivoire un premier plan d'ajustement « en terme réels » (sous l'impulsion de la France), se traduisant par une politique « désinflationniste ».
En 1987, la Côte d'Ivoire suspend le remboursement de sa dette. Mais les emprunts colossaux auprès de la BM continuent, traduisant l'échec de l'ajustement en termes réels.
En 1994, le franc CFA est dévalué de 50%, et la France accepte la cotutelle des institutions de Bretton Woods sur son pré carré. Un nouveau plan d'ajustement structurel du FMI, beaucoup plus rigoureux que les précédents, est destiné à casser le système clientéliste et à lancer la Côte d'Ivoire sur les rails de la mondialisation libérale (avec, entre autres, le démantèlement des monopoles d'état).
Henri Konan Bédié succède au « vieux ». Pour stabiliser son régime, cet ami de Chirac 6 utilise le concept d'« ivoirité » et resserre la rente au profit des populations du Sud. C'est le système du « clientélisme appauvri »4. La Côte d'Ivoire s'installe dans le ségrégationnisme racial. Le 8 décembre 1994, un nouveau code électoral est promulgué, excluant d'office de nombreux candidats potentiels aux élections sous prétexte d'une « ivoirité » imparfaite. Puis, le 23 décembre 1998, la loi foncière exclut les « non-Ivoiriens » du droit à la propriété foncière. Des milliers de paysans d'origine malienne et burkinabée (en grande majorité) sont chassés de leurs terres.
Houphouët-Boigny se méfiait des militaires. Il comptait plus sur l'armée française que sur la sienne, qu'il évita soigneusement de développer. Konan Bédié ne fut pas aussi fin, se faisant monter par Yannick Soizeau 7 une garde présidentielle dès le début de son règne. La Côte d'Ivoire, en quasi-faillite, n'a plus les moyens de payer ses militaires. Le 24 décembre 1999, un coup d'état, porte le sinistre général Gueï au sommet. Konan Bédié est licencié. Gueï continue à diriger le pays sur les registres de l'ivoirité et de la corruption (malgré son intention initiale de lancer une opération mains propres). Les 4 et 5 juillet 2000, des centaines de soldats descendent dans les rues des villes, réclamant un « trésor de guerre » pour leur participation au coup d'état, et se livrent à des pillages et exactions. L'armée aussi est investie par le ségrégationnisme. Les militaires « non ivoiriens » sont destitués et réprimés. Beaucoup d'entre eux se réfugient au Burkina Faso voisin.
La campagne pour les présidentielles d'octobre 2000 est marquée par l'éviction de 14 des 19 candidats (dont Konan Bédié, lui même « victime » de son idéologie), et notamment le candidat du Rassemblement des républicains (RDR), Alassane Ouatarra 8, sous prétexte d'une ivoirité imparfaite. Le 22 octobre, le soir du premier tour, le général Gueï s'autoproclame vainqueur, alors qu'il arrive derrière Laurent Gbagbo, le candidat du Front populaire ivoirien (FPI, affilié à l'Internationale socialiste). Gbagbo (soutenu par Rocard et le PS français) fait appel à la rue, et rapidement des émeutes éclatent. La Cour suprême le déclare vainqueur en même temps que des affrontements ethniques ensanglantent le pays. Le 27 octobre, on découvre un charnier de 57 corps. La responsabilité du massacre est attribuée aux gendarmes.
Gbagbo assure son pouvoir en accentuant l'ethnicisation du pays en faveur des populations du Sud, particulièrement son ethnie (les Bétés), au détriment du Nord. On cite de plus en plus les escadrons de la mort, en Côte d'Ivoire. Sont accusées les milices pro-Gbagbo (particulièrement le mouvement des Jeunes Patriotes) qui opèrent avec la complicité des gendarmes. Une tentative de coup d'État avorte le 7 janvier 2001.
Le 19 septembre 2002, un soulèvement militaire cause des centaines de morts. Robert Gueï est assassiné, ainsi que le ministre de l'Intérieur de Gbagbo, Emile Boga Doudou. Les mutins sont originaires du Nord et prennent rapidement le contrôle de Bouaké. Ils sont bien équipés et paient cash leurs achats dans les magasins. Ce qui fait dire aux loyalistes que les mutins sont soutenus par des puissances extérieures, en premier lieu par Blaise Compaoré, le président burkinabé. Leur chef est le sergent-chef Tuo Fozié. Les FANCI (Forces armées nationales de Côte d'Ivoire) sont quant à elles dépassées. Immédiatement, le gouvernement ivoirien demande à la France une protection militaire en vertu des accords de défense franco-ivoiriens de 1961. Après une certaine hésitation, l'opération Licorne est déclenchée le 22. Les troupes françaises stoppent l'avance des rebelles et consacrent la partition du pays. Le 30 septembre, la CEDEAO (Communauté économique des États d'Afrique de l'Ouest) décide l'envoi d'une force de paix.
La rébellion, strictement militaire au début, dévoile une vitrine politique : le Mouvement patriotique de Côte d'Ivoire (MPCI) dirigé par Guillaume Soro, un ancien responsable du mouvement étudiant. Deux autres mouvements font ensuite leur apparition le MPIGO et le MJP. 9 Le 27 novembre, Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères, se rend à Abidjan. On en profite pour exfiltrer Alassane Ouattara. Le MPCI demande à la France de respecter une « stricte neutralité ».
Du 15 au 24 janvier 2003, la France impose une table ronde de négociations qui débouche sur les accords de Linas-Marcoussi 10, signés par toutes les forces en présence. Gbagbo, bien que maintenu président, refuse d'accorder les ministères de l'Intérieur et de la Défense au MPCI, comme prévu en marge des négociations. Ils finissent par s'entendre lors d'une réunion inter-ivoirienne à Accra, au Ghana, sur l'entrée des rebelles au gouvernement. Les rebelles prennent le nom de Forces nouvelles.
Le 4 juillet, les belligérants annoncent la fin de la guerre civile, 24 heures après le déploiement de la MINUCI (Mission des Nations unies pour la Côte d'Ivoire).
Les tensions ne sont pas résolues pour autant. Le pays reste partitionné. Dans le Sud, sous les incantations du président Gbagbo et de ses partisans, un fort ressentiment anti-français est entretenu. En fait, les nationalistes ivoiriens ne sont pas prêts à accepter les accords de Linas-Marcoussis, ceux-ci prévoyant une révision du code de la nationalité, du code électoral et de la loi sur la propriété foncière. En outre, l'assassinat du journaliste français Jean Hélène et la disparition de Guy André Kieffer ont le double avantage, semble-t-il, de cultiver ce ressentiment francophobe et d'occulter quelques « mystères ».
Les 25 et 26 mars 2004, à Abidjan, une manifestations pacifique appelée par l'opposition pour soutenir les accords de Marcoussis dégénère en carnage. Plusieurs centaines de morts sont à dénombrer, du fait de la répression par l'armée, les forces parallèles et les milices pro-gouvernementales. Guillaume Soro, secrétaire général du MPCI menace de faire sécession.11 En face, les partisans de Gbagbo lancent un ultimatum pour le désarmement des rebelles.12 La Côte d'Ivoire est donc plus que jamais prête à s'étriper, victime du syndrome Rwandais.
Alors, chose curieuse pour des anarchistes, on pourrait se réjouir que la France ait envoyé son armée pour s'interposer entre les factions qui risquent de faire basculer la Côte d'Ivoire dans une tuerie épouvantable. Mais ce serait oublier un peu trop rapidement que dans cette guerre, la vieille puissance coloniale est partie prenante, ne serait-ce que parce ses multinationales possèdent la quasi-totalité des ressources économiques du pays. Cacao, café, caoutchouc, télécommunications, pétrole, électricité, distribution d'eau, importations d'automobiles, construction, etc. sont détenus en grande partie par des sociétés françaises.13 Les successeurs d'Houphouët le Françafricain (enterré en Normandie) doivent tous leur pouvoir à l'État français, y compris Gbagbo.
Mais ce dernier, dès son accession à la présidence, a démontré une volonté d'autonomie. Il a largement fait part de son intention de recourir aux appels d'offre internationaux pour renouveler les concessions attribuées jusqu'à présent à des multinationales françaises, dont la plupart arrivent à terme en 2004. Ainsi, pour la construction d'un troisième pont à Abidjan, la Chine est trois fois moins chère que Bouygues, ce qui ne risque pas de faire plaisir à Ouattara, ami de Martin Bouygues. Le 21 mai 2002, soit quelques mois avant le soulèvement du 19 septembre, G.W. Bush annonce que la Côte d'Ivoire est éligible au titre de l'AGOA 14, une loi qui établit des relations commerciales privilégiées entre des pays africains (36 actuellement) et les USA. Même si Jacques Chirac a parlé des escadrons de la mort ivoiriens, il aura fallu que les multinationales françaises soient en difficultés (du fait d'un risque de déstabilisation) pour intervenir en Côte d'Ivoire. Le « black-nazisme » n'a dérangé nos gouvernants que lorsque leur pognon a été menacé. En prime, jouer sur les deux tableaux, en partageant les mises, c'est se donner l'assurance de gagner le jackpot.
En fin de compte, ce qui déchire la Côte d'Ivoire, outre les ingérences étrangères et les enjeux pécuniaires, c'est un cocktail ancien habituellement trouvable dans les boites de Pandore, à savoir : racisme + nationalisme + religion + injustices sociales et économiques + milices fascistes + armée et gendarmerie + pognon + corruption + état + impérialisme +, etc.
Nul doute qu'égalité, solidarité, justice, liberté, raison, antimilitarisme, athéisme, etc. sont autant de pistes à conjuguer radicalement pour une paix véritable et durable en Côte d'Ivoire... et ailleurs.
Manuel Sanschaise