La Chance aux prisons
Perben
Il est vrai que, ces dernières années, certaines interventions de personnels travaillant en milieu carcéral avaient défrayé la chronique et mis a mal l'administration pénitentiaire. Un médecin chef en poste dans telle prison dévoilait une partie de la misère des détenus.2 Plus récemment, une succession de dégelées électorales mettait en cause, entre autres, les obsessions sécuritaires de la majorité. L'intervention de Dominique Perben, à Bapaume, sonnait comme une mise au point.Prudent tout de même, le garde des Sceaux a commencé par enfoncer des portes ouvertes. Ainsi de la « grande précarité des personnes détenues » : « 30 % des détenus ont des difficultés de lecture, 20 % sont totalement illettrés, 60 % ont un niveau inférieur à celui de la fin des études primaires, 60 % n'ont aucune activité professionnelle lors de leur incarcération. » Cette réalité que M. Perben semble découvrir est hélas connue depuis fort longtemps. La prison enferme majoritairement les vaincus de notre système politique et économique, ceux que des problèmes personnels et familiaux ont écartés de l'apprentissage scolaire, ceux qui pour des raisons diverses ont été marginalisés, parfois au sein même de l'école pour finalement échouer dans des voies de garage... On sait que cette marginalisation, source de frustrations et d'inégalités, conduit bien souvent à la délinquance, quand ce n'est pas le chômage et la précarité qui, plus tard, poussent l'individu hors de la légalité.
Tâchera-t-on de renverser la vapeur et d'arrêter la machine à fabriquer des perdants ? Ce ne semble pas être la priorité de Dominique Perben qui souhaite que « la privation de liberté soit un moment au cours duquel l'individu soit en mesure de recevoir la formation à laquelle il n'a peut-être jamais eu droit précédemment ». Loin de nous la prétention de dicter les augures, mais étant donné la sauvagerie qui règle actuellement les rapports des hommes « en liberté », possédants contre possédés, il y a de quoi s'attendre à ce que les candidats aux séjours en cage ne deviennent légions.
Mathématiquement, les pourcentages évoqués précédemment sont appelés à évoluer. Je dis mathématiquement parce que socialement, ni M. Perben ni aucun membre du gouvernement ne manifeste la moindre envie de s'attaquer à la racine du problème, pas plus que les pourvoyeurs du capital ne prévoient d'organiser l'égalité économique. Certains candides pourraient croire que ceux-ci et ceux-là s'entendent comme larrons en foire. Mathématiquement donc, car depuis de nombreuses années la tâche entreprise par les ministres de la Justice successifs consiste essentiellement en la construction de places supplémentaires (13 200 seront livrées dans le courant de l'année 2008, dans le cadre de la loi du 9 septembre 2002). Le programme comprend la réalisation de sept établissements pénitentiaires pour mineurs (EPM). Davantage de prisons + davantage d'enfants à l'intérieur = statistiques sociales encore plus alarmantes parmi les détenus. CQFD.
La domination économique, aujourd'hui plus effrénée qu'hier, trouve dans son pendant politique une fermeté répressive plus grande encore. Ce principe à rebours ne s'arrête pas là. Si l'on construit des prisons, il faut encore « améliorer » le parc déjà existant formé d'établissements caducs.
Non que l'on s'inquiète outre mesure des prisonniers, ceux-là s'entassent à qui mieux mieux dans des cellules toujours étroites, et cette mauvaise habitude peut bien perdurer. Dominique Perben se préoccupe surtout de la sécurité des personnels employés à la surveillance des détenus.
On le comprend. À force d'encager toujours plus d'individus, il faut s'attendre que les velléités d'évasion soient d'autant plus nombreuses. Là aussi, il s'agit d'une logique mathématique que le ministère de la Justice espère conjurer par une modernisation impitoyable des prisons.
« Brouillage des téléphones portables, sécurisation des miradors, tunnels à rayon X... » Quoi encore ? Et que va produire, sur la population carcérale, une telle sophistication de la surveillance ? Plus particulièrement sur les condamnés aux longues peines ?
À quel désespoir va-t-on réduire ceux-là à force de contrôles physiques ou invisibles toujours plus nombreux ? Et à quelles extrémités seront-ils prêts, soit pour s'échapper de cet enfer de barreaux et d'électronique, soit par vengeance parce qu'ils n'auront plus rien à perdre ?
Quels gestes de folie au fond des cellules ? Combien de plaies morales et mentales ? Les dignitaires de la République auront beau parler de la sécurité des personnels travaillant dans les prisons, comme de celle de « nos concitoyens », le problème n'aura pas de solution tant que lèvera, dans l'obscurité des prisons, la pâte de la souffrance et de la désespérance.
« On peut toujours rêver d'une société sans prison. Je ne sais pas si la sagesse des hommes permettra un jour l'avènement d'une société nouvelle. »
Répondons à M. Perben que la sagesse des hommes ne fera rien à l'affaire tant que subsistera l'injustice sociale... ou plutôt, que cette société de haute civilisation n'aura une chance d'advenir que lorsque la sagesse des hommes décidera ces derniers à en finir avec la domination économique et politique, avec un système qui n'a d'autre projet pour l'humanité que de la réduire à des forces de production et de consommation.
Ce temps viendra quand la lucidité des hommes démasquera cet État misérable, cette République pathétique dont la devise, plutôt que de former le socle de toutes nos préoccupations humaines à commencer par les problèmes de justice, est prisonnière des frontons républicains comme autant d'épitaphes.
À bien y regarder, la question posée par le garde des Sceaux revêt une hypocrisie d'autant plus grande que ses choix en matière pénitentiaire sont particulièrement clairs : construire des forteresses inexpugnables, toujours plus nombreuses...
Une telle course ne peut mener qu'à un abîme humain.
André Sulfide
Rappelons que Dominique Perben déclarait tout cela au centre de détention de Bapaume. Dans ces murs, à quelques mètres de lui, mais hors de sa vue, un détenu : Lucien Léger.
Léger qui, depuis son incarcération en 1964, n'a cessé d'étudier, poursuivant brillamment un cursus en philosophie et un autre en droit. Qui, toujours détenu, dirigea un atelier de façonnage et forma plusieurs relieurs. Qui fut ensuite bibliothécaire. Qui aujourd'hui est employé à la distribution des repas et à l'entretien du quartier d'isolement du centre de détention de Bapaume.
Lucien Léger qui, soutenu depuis des dizaines d'années par des personnes de confiance formant pour lui une véritable famille - la seule qu'il lui reste à vrai dire - défend un projet de réinsertion parfaitement cohérent. Qui souhaite, enfin, finir sa vie en liberté, entouré de ses proches et ainsi épaulé matériellement, affectivement et psychologiquement.
Lucien Léger, enfin, qui a depuis longtemps démontré qu'il ne constituait pas une menace pour la société, qui a constamment fait la preuve de ses mérites, de ses capacités relationnelles. Qui depuis plus de vingt-six ans a usé tous les recours légaux pour obtenir de la justice française la chance d'un « nouveau départ » aujourd'hui tant vanté par le garde des Sceaux.
Le 20 septembre 2004, à Bapaume, on « pria » Léger de s'éloigner aussi discrètement que possible du ministre pendant que celui-ci visitait la prison. On ne sait jamais, peut-être le plus ancien détenu de France aurait-il eu l'audace d'interpeller le haut fonctionnaire et le mettre dans l'embarras par certaines considérations touchant à la réalité de l'incarcération, précisément dans le cas des longues peines dont Léger n'est pas le seul à souffrir... De quoi aurait eu l'air Dominique Perben avec sa valise de paroles creuses face à Lucien Léger et ses quarante années de réclusion ?
Un tel épisode n'a rien de l'anecdote. C'est, au contraire, tout un symbole.