Une Lettre à ma tante et un chauffeur d'autobus
ça commence par une lettre à ma tante.
« Chère Tatie, tu ne le sais peut-être pas, mais tu es déjà une anarchiste. Si, si. Si tu crois qu'il n'y a pas de relations humaines plus saines que celles d'un déjeuner entre amies, où chacune apprécie la compagnie de toutes, où les responsabilités ont été réparties également et spontanément, où personne n'est venu pour donner des ordres ou vendre quoi que ce soit, alors je crains bien, chère Tatie, que tu ne sois une anarchiste.
» Ton cas est d'ailleurs plus grave que tu ne penses ; à chaque fois que tu as agi sans attendre un ordre, des instructions ou une permission, tu as été une anarchiste. Et à chaque fois que tu décides de ne prêter aucune attention à un règlement stupide, tu es une anarchiste. Et comme tu n'es pas sûre que ton patron et ton président sachent mieux que toi ce qui est bon pour toi, tu es une anarchiste quasi fanatique. Tu aggraves encore ton cas à chaque fois que tu utilises tes propres idées, tes propres initiatives, tes propres solutions.
» Hélas, oui, c'est donc bien l'anarchisme qui fait marcher les choses et qui rend la vie intéressante. Pire, comme les bactéries de notre intestin, l'anarchisme est présent en chacun d'entre nous. Alors console-toi, Tatie, tu es incurable, mais tu n'es pas seule. »
ça continue avec une histoire de Barcelone, pas un drame plein de sang et de terreur en 1937, pas une lutte heureuse en 1936, non une simple histoire d'autobus. Un beau jour d'été, voilà l'autobus qui va son train-train (les autobus vont-ils leur train-train ?). Mais, soudain, sans prévenir, à un feu rouge (à la manif de samedi, on criait : « Les feus rouges on s'en fout, on veut plus d'État du tout. » C'était une manif de poètes.), le chauffeur dit : « Et merde ! » Et il freine. Et il sort de l'autobus. Et il s'en va. Vers le soleil.
Les passagers en restent bouche bée. Puis ils commencent à protester. Puis l'un d'entre eux va vers la cabine et appuie sur le klaxon, pour rappeler le chauffeur. Le chauffeur s'en fout et continue à marcher, vers le soleil. Un couple sort du bus. Puis, après une ou deux minutes, du fond de l'autobus, une femme se lève, l'air déterminé. Sans un mot, elle va dans la cabine du chauffeur, elle s'assied, elle débloque le frein à main, et roulez jeunesse. Et le bus de s'arrêter à chacun des arrêts, jusqu'à ce que la dame arrive à son propre arrêt et descende. Alors, un autre passager l'a remplacée jusqu'à son propre arrêt, et ainsi de suite jusqu'au terminus.
Après les paraboles, les symboles, ou du moins la discussion d'un symbole : « L'anarchisme est un paradoxe, mais c'est le genre de paradoxes que nous aimons, nous les anarchistes : dire aux autres de penser par eux-mêmes, prendre le pouvoir pour l'abolir, faire la guerre à la guerre. Et un drapeau noir pour montrer qu'on n'aime pas les drapeaux peut sembler absurde, mais un drapeau noir vaut mieux qu'un drapeau blanc. »
Enfin, un peu de théorie :
« L'économie anarchiste est complètement différente des autres économies. C'est sa monnaie qui est différente. Les capitalistes, les socialistes, les communistes échangent des produits. Les anarchistes échangent assistance, inspiration, loyauté. L'économie capitaliste transforme les rapports humains en marchandise ; soigner devient un médicament, éduquer devient une formation, désirer devient un corps nu sur une page. L'économie anarchiste, elle, transforme les produits en rapports humains. Des légumes au jardin communautaire, du CD à la jam-session, du logement au squat. La relation économique capitaliste fondamentale est la vente ; la relation économique anarchiste fondamentale est le don. Et, comme pour un dîner à la fortune du pot, plus chacun donne, plus tous reçoivent. »
Je vais aller plus souvent à Publico, au 145, rue Amelot...