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par Daniele Ratti le 24 décembre 2023

De l’Union soviétique à la Russie d’aujourd’hui

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Le mythe de la Rus’ : De l’Union soviétique à la Russie d’aujourd’hui, le rôle de l’Église orthodoxe

Le récit patriotique et religieux pour justifier l’invasion de l’Ukraine
L’un des aspects les moins connus « de l’autre côté du rideau de fer » est celui des relations entre la religion et le pouvoir communiste. On pense généralement qu’il y a eu, surtout en URSS, une relation à sens unique, à savoir une ingérence de l’État jusqu’à l’abolition des structures religieuses, ainsi qu’un assujettissement absolu à l’idéologie matérialiste au point de supprimer tous les aspects de la culture et de la pratique religieuse.
Cela s’est-il vraiment passé comme ça ? Des décennies après l’implosion du modèle soviétique, le moment est venu de clarifier une zone d’ombre de l’histoire, la relation entre l’Église russe orthodoxe et le pouvoir soviétique. Leur lien, que l’on n’attendait pas, nous permet non seulement d’avoir une vision plus claire, et parfois surprenante, du passé, mais nous aide surtout à comprendre en profondeur les dynamiques du présent. Il s’agit de faire la lumière sur relation millénaire entre la double identité, religieuse et impérialiste, de la Russie, laquelle joue un rôle important dans le récit et la « justification » du conflit russo-ukrainien actuel. Découvrir le lien entre la religion orthodoxe et l’identité nationale russe, c’est faire émerger l’un des liens les plus profonds qui se soient noués dans l’histoire, survivant aux superstructures historico-politiques pour arriver intact jusqu’à nos jours.

La période stalinienne et le retour du religieux
C’est dans la période stalinienne, ou plutôt les premières années de la Seconde Guerre mondiale, que s’opère la récupération de la culture religieuse au service de l’identité nationale. Nous savons que jusqu’à l’invasion nazie, les bolcheviks, puis le stalinisme, ont lourdement entravé et persécuté, mais sans jamais l’anéantir, et c’est là le point décisif, l’appareil ecclésiastique. Jusqu’alors, il n’y avait aucune raison pour que le sentiment religieux populaire mérite une attention particulière, sinon pour l’entraver et le diminuer, ce qui s’est produit rapidement.





Exhumation de la Rus’ millénaire et son identité nationale-orthodoxe
L’opération Barbarossa changea soudain la donne. Le danger très réel d’une dissolution de l’U.R.S.S. fit rechercher ce "sentiment" profond dans l’histoire russe, son identité nationale-orthodoxe. La classe dirigeante soviétique n’avait pas seulement besoin de réorganiser l’armée et les structures de production, mais avant tout de mobiliser les « consciences » et quoi de mieux que de faire ressortir l’âme profonde de la « Rus’, premier noyau historique originel de ce qui deviendra, à partir de la fin du premier millénaire, la Russie moderne (par Rus’, nous entendons les territoires actuels de la Biélorussie, de l’Ukraine et de la Russie occidentale ainsi qu’une petite partie de la Slovaquie et de la Pologne, où a eu lieu la rencontre entre les populations scandinaves et slaves -ndlr).

1939-1945. La "Guerre patriotique" et la fin de l’Internationale
Ce n’est pas un hasard si la Seconde Guerre mondiale, dans la patrie du soi-disant socialisme réel, est encore appelée la « Guerre patriotique », précisément pour souligner le sens particulier de conflit que l’on assimile à la guerre napoléonienne, perçue comme l’épopée nationale de la résistance à un envahisseur, porteur de valeurs « occidentales » étrangères à la Rus’ millénaire. Il est significatif qu’en 1943 Staline ait considéré que le chant de l’Internationale avait fait son temps et que le pays avait besoin d’un nouvel hymne. Un concours fut lancé et le nouvel hymne (qui resta en vigueur jusqu’à la fin de l’Union soviétique) commençait par « La Grande Rus’ », preuve que l’internationalisme avait désormais avant tout besoin de la « Sainte Terre-Mère russe ».

L’appel aux armes de Staline pour la Sainte Terre-Mère russe.
C’est bien le sens du célèbre « appel aux armes », radiophonique, de Staline en juillet 1941 : un patriotisme soviétique qui s’inspirait largement du patriotisme impérial russe, et dont le point de passage était « la mère patrie russe », l’adjectif « saint » manquait mais il n’était pas nécessaire de le mentionner. Des siècles de prédication orthodoxe ne pouvaient pas avoir éliminé, après seulement deux décennies de socialisme réel, de l’esprit et de la mémoire de millions d’agriculteurs et d’ouvriers, l’idée de la « Sainte Terre-Mère russe ». Staline s’adressait à ses auditeurs non pas en tant que camarades mais en tant que frères et sœurs, selon la tradition orthodoxe.

Le pacte de Staline et de l’Église orthodoxe
La nuit du 4 septembre 1943 constitue un tournant historique dans les relations entre l’État et l’Église. Staline et les dirigeants soviétiques rencontrèrent le métropolite Serge et des représentants de l’Église orthodoxe. Staline accepta toutes les propositions des ecclésiastiques, y compris le soutien financier aux structures du Patriarcat. La rencontre, convoquée tard dans la nuit, avait une aura presque surréelle étant donné que cette ouverture de l’État se produisait à quelques années seulement de la persécution des structures et des représentants du clergé. Le tournant fut « sanctifié » par la publication du compte rendu de la réunion par « Izvestija », l’un des journaux de référence du régime. Plus surprenant encore était le ton de la déclaration où, parmi la liste des points d’accord entre les deux parties sur les initiatives futures de l’Église, comprenant la convocation d’un concile des évêques de l’Église orthodoxe, figurait littéralement : "Le chef du gouvernement, le camarade Staline, a accueilli ces propositions avec sympathie et déclaré que le gouvernement n’y mettrait aucun obstacle".

Staline à la rescousse de l’Eglise : la répression des non-orthodoxes
L’importance de la réconciliation entre Soviétiques et ecclésiastiques se reflète également dans le soutien de l’État aux structures officielles du patriarcat de Moscou et dans la décision du gouvernement de faciliter le retour dans le giron des structures orthodoxes officielles, de ces paroisses qui, au fil des années, s’étaient détachées de l’orthodoxie de Moscou pour constituer un réseau « hérétique » connu sous le nom d’« églises du renouveau ». Il est intéressant de lire les déclarations des dirigeants soviétiques : « compte tenu des positions patriotiques de l’Église sergienne (officielle), il convient de ne pas entraver la désintégration du « renouveau » et le transfert du clergé et des paroisses des « rénovateurs » vers l’Église patriarcale sergienne ». Le soutien est encore plus explicite avec la condamnation des hérétiques : « Un grand nombre de croyants fanatiques, se trouvant sous l’influence des « rénovateurs », se distinguent nettement de par leur attitude des groupes de croyants sous l’influence du clergé légal animé de sentiments patriotiques. Des affirmations qui intègrent, désormais pleinement, le patriarcat de Moscou (l’orthodoxie officielle) dans le périmètre de l’État soviétique et de la communauté nationale.

L’Église à la rescousse de Staline pour l’union des peuples slaves
La lettre du patriarche Alexis, du 28 mai 1944 : évoque « le strict respect des règles sacrées ecclésiastiques, la fidélité, non hypocrite, à la Patrie, selon l’enseignement des apôtres, l’obéissance aux autorités établies, car, selon l’apôtre, elles émanent de Dieu". Le choix du « titre » à attribuer au patriarche était crucial. Il fut décidé de ne pas le nommer, comme le voulait la tradition, « Patriarche de Moscou et de toute la Russie » mais « Patriarche de Moscou et de toute la Rus’ ». La question est d’une importance absolue puisque le mot «Rus’» désignait historiquement les ancêtres des trois peuples slaves orthodoxes qui constituaient une seule identité, les Grands Russes (Russes), les Petits Russes (Ukrainiens) et les Biélorusses. L’unité des Slaves devint le point de convergence entre dirigeants soviétiques et ecclésiastiques. Le « Slavjanstvo », pour les ecclésiastiques russes, était l’union des peuples slaves orthodoxes. L’héritage des saints Cyrille et Méthode, dont le signe tangible fut la création de l’alphabet cyrillique, constituait le noyau du christianisme byzantin, le caractère identitaire des Slaves.

La culture religieuse à des fins géopolitiques
Les dirigeants soviétiques étaient heureux d’utiliser la culture religieuse à des fins géopolitiques dans la perspective, ensuite réalisée, de l’élargissement soviétique à l’Europe de l’Est : ce fut véritablement un outil géopolitique, Les intérêts de l’État et de l’Église coïncidaient parfaitement. Les perspectives géopolitiques qui s’offraient à l’U.R.S.S. contribuaient à une réouverture au monde religieux, depuis toujours gardien de l’idée de la Rus’. Cela donnait l’opportunité à Staline comme cela se réalisa plus tard, de menées expansionnistes en Europe de l’Est, muni d’un instrument idéologique et de valeurs de l’Orthodoxie présenté comme valeur commune aux peuples d’Europe de l’Est et qui fonctionna. La vie de l’Église russe, pendant la guerre, se caractérisait toujours par une forte participation populaire. Les célébrations de Pâques 1944 réunirent, dans les trente églises de Moscou, plus de 120 000 fidèles, pour la moitié des jeunes, hommes et femmes en proportion identique, avec une présence importante de soldats et d’officiers.

La religion pour garder l’Ukraine dans le giron russe
Un autre aspect nous ramène au présent : l’opposition entre l’Union soviétique et l’Église catholique dans laquelle l’Ukraine a joué et joue un rôle central. L’inclusion dans le périmètre de l’U.R.S.S de l’Ukraine faisait obligatoirement intervenir le plan religieux. Les évaluations soviétiques des Églises gréco-catholiques (uniates) incluaient des aspects purement politiques et à la fois religieux. Le document du président du Conseil des affaires religieuses, Karpov, est explicite : "le bloc politique avec le fascisme a renforcé l’activité du Vatican". Un plan, avec une série d’initiatives visant au "détachement des paroisses de l’Église gréco-catholique (uniate) en U.R.S.S. pour une adhésion ultérieure à l’Église orthodoxe », fut achevé en août 1949.

Pas de déstalinisation religieuse
La mort de Staline et la « déstalinisation » signifièrent un pas en arrière dans les relations entre l’État et l’Église. Mais la nécessité de la guerre pour récupérer l’âme profonde du patriotisme, à travers l’Église orthodoxe, et son utilisation pour l’expansion et l’intégration politique des Slaves de l’Europe orientale, était acquise. Il y eut des fermetures de structures ecclésiastiques, mais pas de retour au climat des vingt premières années de l’Union soviétique et, pour l’essentiel, le travail des années de « guerre patriotique » ne fut pas effacé.

De l’ère soviétique au retour de la Rus’
Deux événements sont significatifs quant au passage de de l’ère soviétique au retour de la Rus’ : les célébrations du millénaire du baptême de la Rus’, en 1988, comme l’écrivit alors le patriarche Cyrille, « ce qui aurait dû être seulement une fête anniversaire ecclésiastique devint un événement de dimension nationale », au crépuscule de l’ère soviétique, le noyau de l’identité russe avait survécu. Plus symboliquement, le 19 août 1991, les célébrations liturgiques furent autorisées pour la première fois dans la cathédrale de la Dormition du Kremlin. Pendant la liturgie célébrée par le patriarche Alexis II, les chars des putschistes parcouraient dans les rues dans une ultime tentative pour retarder l’agonie de l’URSS.

Les pages de l’histoire se tournent, la sainte Rus’ demeure
La sentence de novembre 1920 condamnant le patriarche Alexis vénérant les reliques de saint Serge, pour "attentat contre la santé psychique et la volonté malade des croyants" n’était plus d’actualité et était oublié. Ce que l’on a voulu conserver, c’est « Notre Mère, la Sainte Russie ». Une fois de plus, en août 1991, les pouvoirs temporels tournaient une page de l’histoire tandis que dans la cathédrale on s’agenouillait toujours devant la Rus’ millénaire et ses prêtres.

Daniele Ratti
Umanità Nova du 10.12.2023.

Intertitres et traduction de l’italien par le Secrétariat aux relations internationales de la Fédération Anarchiste
Photo Umanita Nova
PAR : Daniele Ratti
Umanità Nova du 10.12.2023.
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