Promenade à travers les sièges successifs de la Fédération anarchiste, avant d’arriver au 145, rue Amelot
Le jeudi 21 mai 1981.
par Maurice Joyeux
La Fédération Anarchiste, qui a roulé sa bosse dans ce quartier populaire de la capitale depuis la Libération, vient de s’installer au 145 de la rue Amelot. Lorsqu’on pousse la porte, après un coup d’œil à une vitrine impeccable, on s’arrête, étonné ! On se croirait dans une de ces librairies classiques qui pullulent au Quartier Latin. Une pièce vaste, claire, du meuble net, des étagères vernies, surchargées de livres ; au centre, un bureau fonctionnel. Mais où sont donc nos locaux d’antan, sombres, poussiéreux, qui dégageaient une odeur de moisissure. Ici, dans ce nouveau siège de notre organisation, tout est rutilant. Un peu de mélancolie m’envahit, et c est toute l’histoire de notre mouvement libertaire, hommes et pierres, qui m’envahit.
Des locaux servant de sièges à notre organisation, j’en ai connus beaucoup. Dans certains, le quai Jemnapes, la rue Louis Blanc, jeune militant, je ne fis que passer. Ce fut le temps des batailles tumultueuses, et j’en garde un souvenir attendri. Des pièces éclairées avec parcimonie, un mobilier bancal, des piles de Libertaire entassés dans les angles, de la paperasserie dégueulant des tiroirs, aux murs des affiches jaunies, sur les chaises boiteuses de vieilles Japy. Partout, cette image de la misère du peuple qui déteignait sur les lieux où il se réunissait pour résister, où seules les discussions passionnées introduisaient ce rayon de soleil qu’est l’espérance. Rien ne pourra mieux donner une image de ce milieu populaire que les intérieurs de ce filin que nous avons aimé, Hôtel du Nord, lui aussi près du canal.
Mais en vérité, le siège de notre organisation de cette époque, dont je garde un souvenir plus précis, c’est celui de la rue Landry, aujourd’hui la rue Boulanger ! On accédait aux trois pièces du premier étage par un escalier crasseux où, à chaque marche, on risquait de se tordre une cheville. Les années n’ont pas effacé de ma mémoire ce jour de l’année 1936 où je poussai la porte, accueilli par les braillements d’une assistance qui se marchait sur les pieds et par la fumée accrue du gros gris qui était le tabac du prolétaire alors. On me poussa dans une pièce. C’était le bureau de Frémont, le secrétaire de notre mouvement, qui s’appelait alors l’UA l’Union Anarchiste ! Frémont finira bien misérablement, tué sur la ligne Maginot. C’est dans une autre pièce de ce local que je fis la connaissance de Ridel, un jeune anarchiste qui trimballait à travers la France les images de la guerre d’Espagne. Je le retrouverai plus tard, alors qu’il signait sous le nom de Parace [Parane] des articles dans Le Libertaire. Son nom était Mercier. Il est mort ces dernières années, tué par la douleur, la calomnie et la bêtise des hommes. J’étais alors un jeune militant anarchiste, surtout préoccupé de syndicalisme, comme il y en avait tant, et je ne me ris-quais au siège du mouvement que lorsque le groupe du 17e auquel j appartenais m’y envoyait, c’est-à-dire rarement.
Puis ce fut la guerre, et en 1945, le retour de ceux qui avaient su résister aux facilités et aux abandons. Au 145 du quai Valmy, le nouveau local qui abritait ce qui sera la Fédération Anarchiste qui n’existait pas encore officiellement, le militant n’était pas dépaysé. Quartier tranquille qu’éventre le canal, quartier sans beaucoup de vie populaire où l’on voit les anciens assis sur des bancs, à l’ombre de maigres arbustes, regarder passer les péniches et s’extasier sur les manœuvres de l’écluse. c’est dans cette boutique du quai Valmy que je pris vraiment une part importante au noyau qui administrait l’organisation. La pièce ici, tout en longueur, était plus soignée. Durand, un vieux militant, qui tripotait les livres comme l’antiquaire manie la porcelaine, y trônait avec compétence. C’est là que je fis la connaissance de Vincey qui fut la cheville ouvrière de toute notre administration. Bien sûr, dans cet immédiat après-guerre, on retrouvait dans notre local un peu de ce désordre romantique et organisé qui avait charmé ma jeunesse, mais on sentait bien qu’ une nouvelle génération d’anarchistes était née, qui épouserait son temps et remplacerait cette image de militants en lavallière en chapeau à larges bords et en treillis Lafont. Ce fut la maison du miracle où nous réussîmes à faire tenir, dans un espace étroit, jusqu’à cinq permanents. Chacun sait que tout cela fut bradé par une poignée d’aventuriers. Mais c’est en évoquant ce 145, quai Valmy que je revois tous ces militants disparus qui furent mes compagnons de lutte. Après l’aventure Fontenis, il nous fallait retrouver un siège. Ce fut le 3 de la rue Ternaux où nous nous installâmes en 1959. Pendant la période nécessaire pour reconstituer nos finances, après la débâcle provoquée par Fontenis et ses acolytes, notre mouvement logea un peu partout chez les militants, et en particulier dans ma librairie du Château des Brouillards, renouant ainsi avec une habitude, mauvaise à mon avis, qui faisait que librairie et journal élisaient domicile chez un particulier, au début du siècle.
Ce siège de la rue Ternaux, organisé une nouvelle fois par Vincey, pour la plupart vous le connaissez, ce qui pourrait rendre mon propos inutile. Rue Ternaux, nous y fûmes pendant plus de vingt ans, et bien peu se souviennent de nos débuts difficiles. La boutique choisie par Vincey était dans la tradition une rue sans caractère, une devanture pisseuse, deux étages cependant. Mais le local conservait encore un peu de cet aspect qui avait marqué nos maisons. Il nous faudra tirer le maximum d’une boutique étroite et d’un premier étage où l’on risquait à chaque instant de se cogner la tête dans le plafond.
Devanture de la librairie après l’attentat fasciste. Le 3 mars 1962, à Paris, alors que la guerre d’Algérie touche à sa fin, le siège social du Monde Libertaire, et sa librairie sise 3 rue Ternaux, est entièrement détruit par un attentat de l’O.A.S.
Ce local, après la mort de Vincey, je l’ai administré pendant des années et on comprendra que le quitter, ce qui était indispensable, m’a serré le cœur. C’est dans ces murs étroits que nous avons reconstitué la Fédération Anarchiste, que nous sommes partis en 1968 pour la grande manifestation contre de Gaulle, que nous avons en 1962 organisé le Comité révolutionnaire avec d’autres organisations d’extrême-gauche contre les menaces fascistes. C’est là que notre journal est devenu hebdomadaire et, disons-le, où j’ai vieilli auprès d’amis aujourd’hui disparus. C’est là encore que nous avons dû affronter ces vagues de personnages douteux projetés par l’événement, et qui rêvaient de transformer notre mouvement anarchiste en une annexe du marxisme léniniste. Et cette mélancolie, je ne crois pas être le seul à la ressentir, en évoquant cette jeunesse qui, en 1968, partant de la rue Ternaux, drapeaux noirs en tète, allait rejoindre la manifestation antifasciste, où elle défila en tête, de la République à Denfert-Rochereau, ce qui ne fit pas grincer les dents qu’aux communistes ! Une page est tournée. Quittons le 3 de la rue Ternaux pour revenir au 145 de la rue Amelot où désormais se coordonneront tous nos efforts et que l’habitude aidant, nous finiront tout simplement par appeler le 145.
Les difficultés pour nous d’avoir un local décent, chacun les connaît. Il nous faut d’abord un endroit où l’on peut vendre des livres, et des pièces où les militants puissent se réunir pour les nécessités de l’organisation. Et nous sommes naturellement tributaires de nos moyens financiers. La quadrature du cercle, quoi !
Il semble pourtant que le 145 de la rue Amelot réponde à certaines des exigences que j’énumérais plus haut. La première pièce est suffisamment vaste pour permettre de choisir facilement l’ouvrage que l’on cherche. Sur le côté, deux pièces permettent de ranger le matériel, dans le fond une autre pièce convenable pour réunir les militants. Enfin, une pièce plus intime pour les camarades qui travaillent au siège. Disons que nous avons enfin un outil convenable pour toutes les tâches qui nous attendent. Il a un aspect jeune, à l’image des militants qui l’occupent. Un maillon d’une chaine déjà longue que rien n’est parvenu à briser.
Je sors dans la rue. Cette maison toute neuve, c’est votre maison. Elle a été construite avec votre argent. Cet argent que nous vous demandons parfois dans des moments difficiles et que vous ne nous avez jamais refusé. Et c’est ça le miracle de cette Fédération Anarchiste dont on peut discuter l’importance, mais qui, en dehors du cadre militant, influence suffisamment de travailleurs pour pouvoir faire face lorsque les situations l’imposent. Oui, votre maison, elle est là, à deux pas du métro, au cœur de ce quartier populaire qui fut le siège de tous nos locaux, car par une espèce de conservatisme qui peut-être s’explique par le prix raisonnable des loyers, les anarchistes ne sont jamais sortis de ce périmètre tracé par les faubourgs de l’est de la capitale.
Mais je vois le lecteur hocher la tête. Pourquoi ces souvenirs alors que dans le pays une élection tumultueuse et la veille d’une autre élection qui pourrait l’être plus nous obligent à regarder la réalité en face. Rassurez-vous, amis lecteurs, les politiciens ne vont pas disparaître, hélas ! On peut les abandonner un instant, on est sûr de les retrouver au moment des emmerdements. Mais pour faire face, il nous fallait le moyen, et ce moyen nous l’avons. Nous nous sommes penchés un instant sur cette coulée de l’histoire qui a vu « nos maisons » naître et disparaître, laissant chaque fois une trace d’anarchie dans la ville. Celle de la rue Amelot nous permet de jeter un regard en arrière avant de servir à faire un pas en avant. C’est comme cela que se bâtit l’histoire de l’anarchie, comme les autres !
Amis lecteurs, venez nous voir au 145,rue Amelot, nous vous y attendons !
Maurice Joyeux
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Nous avons reçu le témoignage suivant :
Une nuit de mai
" Réels ou reconstitués mes souvenirs ? Qu’importe si ce n’était pas vraiment ce soir-là, si ce n’était pas vraiment ce livre-là, si ce n’était pas ces copains-là… J’ai tenté de remonter le temps de ma mémoire usée. L’idée, elle, demeure.
1974. Je venais d’arriver à Paris. C’est d’abord Malsand que j’ai rencontré. Rue Ternaux. Dans une boutique petite, sombre. J’achetais des livres, je lisais, surtout je l’écoutais. Un accent à couper au couteau. Derrière l’accent, l’histoire de la FAI et de la CNT se racontait…
1980. 23 décembre, cimetière de Thiais. Je me souviens.
D’autres copains sont venus. Jean-Louis tenait la boutique. On parlait de déménager, de trouver plus grand, mieux. Le 145 rue Amelot fit l’affaire.
1981. Après pas mal de travaux et d’aménagements, d’allers et retours à pied entre les deux lieux, la plupart des livres avaient trouvé leur place sur des étagères qui sentaient encore le bois neuf, odeur entêtante de peinture aussi, le téléphone était branché, seule la porte d’entrée n’était pas sécurisée. Alors, à tour de rôle, nous dormions à deux ou trois au 145, des lits de camp bien inconfortables. Nous étions en mai, il faisait un peu frais. Le téléphone sonnait. « On fait quelque chose ? » De nouveaux jeunes copains ne comprenaient pas toujours notre réponse : « Non, la FA ne fait rien. Réfléchis un peu ! » On entendait les voitures klaxonner, tout à côté, autour de République, des gens s’étaient rassemblés et hurlaient leur joie. Nous étions au soir du 10 mai.
J’ai pris sur les rayons Terremer d’Ursula Le Guin. J’ai lu toute la nuit. "
Un grand merci à Jocelyne.