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par Hélène Hernandez le 17 août 2020

Les souffrances invisibles

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Article extrait du Monde libertaire n°1818 de juin 2020
A l’heure du confinement, nous avons du temps pour lire, paraît-il. Mais quand on ouvre un livre tel Les souffrances invisibles de Karen Messing, alors là, nous ne pouvions trouver mieux. Car elle aborde le travail des derniers de cordées à la sauce capitaliste, ou des premiers au front en temps du Covid-19.




Karen Messing est spécialiste de la santé des femmes au travail, généticienne et ergonome. Professeure émérite du Département des sciences biologiques de l’UQAM, elle a cofondé le CINBIOSE (Centre de recherche interdisciplinaire sur le bien-être, la santé, la société et l’environnement). Elle est l’auteure de La santé des travailleuses. La science est-elle aveugle ? paru aux Éditions Remue-ménage, en 2000. Rappelons qu’un ergonome a pour mission de concevoir et améliorer lieux de vie, objets ou postes de travail afin de les adapter au maximum aux besoins des utilisateurs, en termes de confort, de sécurité et d’efficacité. Il peut répondre à des demandes de syndicats professionnels ou de chefs d’entreprise.

Enfant, Karen passe une journée dans une usine où travaille son père, elle observe des ouvrières soudant des fils de couleurs pour des appareils radio :
— Est-ce qu’elles ne s’ennuient pas à la longue, à faire la même chose toute la journée ?
— Non, m’a-t-il répondu. Elles ne sont pas aussi intelligentes que toi, Karen.


Bien des années plus tard après cet événement, pour l’ouvrage qui nous intéresse ici, Les souffrances invisibles. Pour une science du travail à l’écoute des gens, édité par Écosociété, Karen étudie auprès de travailleurs et de travailleuses comment certains environnements de travail les rendent malades, et tout particulièrement les femmes. Et nous plongeons alors, avec ces derniers et dernières de cordées, dans « l’invisible qui fait mal ».

L’invisible qui fait mal

Ce sont des employées du nettoyage exposées à des poussières radioactives, inoffensives bien sûr ! Et aussi le cas d’un employeur qui refuse un congé rémunéré jusqu’à la fin de la grossesse à une technicienne en radiologie, Suzanne, ayant déjà accouché d’un enfant atteint d’une malformation. D’autant que plusieurs de ses collègues avaient fait des fausses couches, et que ces employées expliquent les négligences fréquentes dans le respect des mesures de sécurité : par exemple, des étudiants en médecine qui allument les machines à rayon X avant que la technicienne ne quitte la salle.

Ce sont des caissières, debout immobiles toute la journée, à qui on interdit de s’asseoir : « Carole, une caissière de banque qui souffrait de douleurs au dos et aux jambes, nous a confié avec amertume avoir plusieurs fois tenté d’obtenir un poste assis, sans résultat. Elle s’indignait de ce que ses supérieurs, eux, travaillaient assis toute la journée. — Pour eux, c’est correct, mais pas pour nous ».

Ce sont des employées au nettoyage des trains : « J’ai mesuré la distance qu’elle parcourait en une journée au moyen d’un podomètre : 23 kilomètres. Nous courions d’un quai à l’autre à mesure que les trains entraient en gare ou s’ébranlaient pour partir. Elle avait entre 60 et 120 secondes pour nettoyer une cabine. Nina devait se contorsionner afin d’atteindre tous les recoins des toilettes et s’agenouiller pour frotter la cuvette ».

Ce sont des serveuses pour lesquelles certains questionnent si leur cerveau est aussi bas que le salaire. Sans compter comment le pourboire est un jeu de séduction qui donne encore là tout pouvoir au client comme dans le système prostitutionnel.

Ce sont aussi des enseignantes qui disent : « Il y a trois horaires de travail : celui pour lequel tu es payé, qui correspond à 27 heures. Celui que tu fais avec la planification, la correction et le rattrapage, et qui équivaut peut-être à un 16 heures de plus. Puis il y a le temps que tu passes à penser à tout ça, c’est-à-dire 100% de ton temps ».

Mais ce sont aussi, dans les entreprises de transformation de la pêche, des femmes, en particulier, qui souffrent d’asthme lié au travail parce qu’elles sont exposées à la poussière des carapaces de crabes, et de troubles musculo-squelettiques à cause des mouvements extrêmement répétitifs qu’elles effectuent en chambre froide. Leur douleur est parfois très intense et s’amplifie au fil de la saison.

Le fossé empathique

Ce que Karen nous dévoile, c’est ce qui fait mal et rend malade, les problèmes de stress et de pollution vécus par les masses laborieuses, le rapport hiérarchique entre les chefs, hommes, et les travailleuses souvent en bas de l’échelle, femmes, dans lequel se conjuguent l’humiliation, le harcèlement, la dévalorisation, la domination, l’exploitation, l’oppression, l’invisibilité méprisante aussi. Mais c’est aussi la bagarre qu’elle mène, avec les syndicats, pour que les cercles scientifiques s’intéressent à ces invisibles et produisent des données utiles pour améliorer les conditions de travail, de vie au travail et de santé. En fait, un « fossé empathique » entre la réalité des scientifiques et celle des travailleurs et travailleuses, que les scientifiques ignorent et maintiennent, ne permet pas à ceux-ci de mener des recherches rigoureuses et de révéler de graves problèmes de santé. Lorsqu’ils étudient les emplois de la restauration, les scientifiques ont-ils tendance à réagir en tant que clients plutôt qu’en spécialistes de la santé publique ? Les étudiants oublient-ils leur expérience en restauration une fois leur doctorat en poche ?

Pour remédier à ce « fossé empathique », il faut mettre les mains dans le cambouis et véritablement écouter avec attention ceux et celles qui travaillent : il faut tenir compte de leur propre expertise ! Qui mieux qu’elles et qu’eux peuvent dire ce qui fait mal au bout d’une journée de travail, au bout d’une semaine, d’une année, de dizaines d’années ? Par exemple, les troubles musculo-squelettiques (muscles, tendons, nerfs) peuvent être générés par des facteurs physiques, comme les gestes répétitifs, le travail statique, les efforts excessifs, les positions articulaires extrêmes ou le port de charges lourdes, etc., ainsi que par des facteurs psychosociaux, de type pression temporelle, manque d’autonomie, manque de soutien social, travail monotone, etc. En France, selon la Sécurité sociale (2017), les troubles musculo-squelettiques (TMS) représentent 87 % des maladies professionnelles et le mal de dos représente 20 % des accidents du travail. Près de la moitié des TMS entraînent des séquelles lourdes avec des risques de désinsertion professionnelle.

« Espérons que les gens vont se réveiller et se rendre compte qu’il est dans leur intérêt de favoriser la recherche en santé au travail, orientée par les besoins des personnes qui font ce travail. (…) Espérons que les travailleurs et travailleuses reconnaîtront qu’ils et elles ont le droit d’exiger le respect de leur savoir et de leurs efforts ». Karen plaide en faveur d’une pratique scientifique davantage interdisciplinaire. C’est-à-dire, lier l’intime au politique, comme nous le brandissions, nous les féministes, dans les années 70, comme le montrent les différentes recherches sur le care dans les divers métiers de « services à la personne », les aides-soignantes, les auxiliaires de vie auprès des personnes âgées ou handicapées. Karen Messing nous invite, dans cet essai, à comprendre comment l’exposé de son parcours professionnel et personnel peut interpeller autant les employeurs et les scientifiques que les syndicats et le grand public. Car il est temps que les premiers au front aient de meilleurs salaires mais aussi des conditions de travail et de vie garantissant leur santé.

Hélène Hernandez
Émission Femmes libres sur Radio libertaire

Karen Messing, Les souffrances invisibles. Pour une science du travail à l’écoute des gens, édité par Écosociété, 1ère édition en 2014, édition française en 2016, distribution en France en 2020.

PAR : Hélène Hernandez
Émission Femmes libres sur Radio libertaire
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Celles de 14
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1

le 17 août 2020 15:05:26 par Luisa

Les souffrances au travail sont invisibles pour celles et ceux qui ne veulent pas les voir.
Pour réalités vécues, tous les médecins ( H/F ) du travail sont complices ! Il faut savoir qu’ils/elles viennent très souvent de l’Armée, que ce sont des médecins militaires à la retraite qui rempilent dans le civil. Ceci explique cela ...

2

le 17 août 2020 15:12:01 par Luisa

« Apte » : comme ils/elles disaient à l’Armée !

3

le 19 août 2020 19:04:51 par Mabillon

Il y a beaucoup de souffrances qui restent elles aussi invisibles

4

le 22 août 2020 16:09:38 par Eyaflalajokül

C’est mon cas désinsertion suite à des TMS reconnus, maladie professionnelle, et classement en invalidité catégorie I. Ancien salarié d’un groupe qui vend du bien être par spot publicitaire, quel paradoxe n’est ce pas.
D’autres souffrances invisibles elles aussi, les souffrances psychiques.Toutes aussi destructrices elles aussi.
La souffrance au travail n’est pas un mythe.

5

le 23 août 2020 14:39:15 par Luisa

Un petit rappel : le mot travail vient du latin TRIPALIUM qui signifie TORTURE sur trois pieux