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par François • le 24 novembre 2019
Pour une sociologie politique du capitalisme (1ère partie)
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Destruction de l’échange, ensecrètement et déni : où comment un système aussi immoral réussit à perdurer.
Article extrait du Monde libertaire n°1810 d’octobre 2019
Deux traits essentiels caractérisent le capitalisme : d’une part la propriété privée des moyens de production et, d’autre part, l’accumulation du capital grâce aux profits réalisés lors de la production.
La liberté de propriété individuelle est le grand principe du capitalisme, elle justifie le droit de propriété sur les moyens de production. Ainsi, terres, machines... sont détenues par des personnes privées (seules ou réunies en société). Elle s’accompagne de droits : droit de gérer ces biens, de les vendre, de percevoir des revenus liés à cette propriété (les profits).
Cependant, propriété privée et relations marchandes ne sont pas suffisantes pour caractériser le système capitaliste, elles définissent seulement une économie marchande. De plus, profit et recherche du profit ne sont pas des traits spécifiques du capitalisme puisqu’ils ont de tout temps existé.
Ce qui fait l’originalité absolue du système capitaliste, c’est l’accumulation du capital grâce aux profits. En effet, à la différence d’une organisation de la vie économique dominée par l’artisanat, le capitalisme implique que la plus grande partie des profits ne soit pas consommée mais au contraire épargnée et réinvestie dans l’entreprise afin de permettre l’accroissement des moyens de production. La recherche de profit est donc placée sous le signe de l’accumulation du capital, c’est-à-dire un processus de constitution du capital technique réalisé sous deux formes : la création d’équipements supplémentaires (investissement net) et le remplacement des équipements usés ou obsolètes (amortissement).
Le capitalisme correspond ainsi à la recherche permanente de profits afin d’accumuler indéfiniment des capitaux. Il est donc inséparable des moyens modernes d’organisation de la production, contemporain du développement des formes de rationalisation du travail et de la production : la recherche de la productivité (rendement) maximale est donc à l’origine d’une véritable organisation du travail (de la division du travail à l’organisation scientifique du travail) ainsi que d’une évolution des structures de production (de l’atelier à la multinationale).
Il est une logique à l’œuvre à travers un système de production : une logique aveugle et obstinée d’accumulation qui s’appuie sur la production de biens, la valeur d’usage de l’objet étant le support du surcroît de production non-payé par le capitaliste, qui rémunère ses salariés individuellement et ne restitue pas la totalité des valeurs produites par ces derniers. La valeur provient du travail mais il ne s’agit pas d’une simple accumulation de travail individuel comme le pensaient la plupart des économistes y compris Marx : il s’agit des valeurs engendrées par le travail collectif, par la « force collective issue de l’organisation des efforts individuels » ainsi que l’écrivait Proudhon. Cette force collective résulte de l’organisation et de l’harmonisation des travaux, de la division rationnelle du travail et elle excède radicalement la somme des travaux individuels. C’est finalement ce que résume son slogan : « La propriété c’est le vol ». Il y a bien vol, ou exploitation, puisque les valeurs effectivement produites par les travailleurs ne leur sont pas restituées. Le travailleur dépend donc du capital car son existence est assurée par la seule obtention de son salaire, il vit donc au jour le jour, au bon vouloir du capitaliste, capitaliste qui, quant à lui, augmente son capital et développe son outil de production.
Le régime de propriété instaure donc, aux fondements de la société, une « erreur de compte » car, sous l’apparence d’un contrat librement consenti (travail contre salaire), il se développe en fait une situation inégalitaire, un compte injuste dans lequel l’un accumule les valeurs tandis que l’autre est volé. Par exemple en France, pour l’année 2016 (chiffres INSEE), chaque actif occupé a produit 80 000 euros de richesse soit environ 6666 euros par mois alors que le salaire médian était d’environ 2000 euros mensuels... Question : où est passée la différence ?
A partir de l’analyse de la propriété, Proudhon déploie toutes les conséquences de cette contradiction essentielle engendrée par la propriété des moyens de production : elle instaure une violence au cœur des relations sociales et détruit peu à peu la socialité ; poussée à l’extrême, elle aboutirait à la mort de la collectivité. Il fait également le lien entre inégalité économique et inégalité de pouvoir dans la société civile et dans les rapports politiques : quelles que soient les promesses d’égalité politique, le capitalisme instaure un rapport de subordination sociale car il est à la fois un privilège et un despotisme. Ces deux dimensions, vol économique et violence sociale sont indissociables. Il y a donc des conflits, incessants, qui viennent limiter/nier le principe absolu de la propriété capitaliste et qui renvoient donc à la contradiction, celle du vol capitaliste, qui assure ce qu’il appelait « l’aubaine », ce surplus de valeur engendré par la force collective.
C’est donc bien la propriété privée qui est selon lui la contradiction majeure du capitalisme et sa conclusion ne pouvait être qu’un appel à la destruction de cette propriété privée, notamment dans son « Système des contradictions économiques / philosophie de la misère », paru en 1846.
Mais force est de constater que presque deux cents ans après la publication de cet ouvrage, le système capitaliste est non seulement bien là mais qu’il ne cesse de se renforcer et ce à l’échelle mondiale depuis la fin des années 1980 et la chute du Mur.
Le but de cet article est donc d’essayer de montrer comment un système aussi immoral a réussi à traverser les siècles en détruisant l’échange entre les individus, en privatisant le monde et en étendant la consommation de masse à l’ensemble de la planète. Parmi les nombreuses hypothèses déjà émises, nous en examinerons deux : celle de l’ensecrètement et celle du déni. Mais commençons d’abord par montrer comment le capitalisme détruit l’échange social ainsi que l’échange économique.
Quelle est donc l’origine du mot « échanger » ? Il vient du bas-latin du XIIe siècle « cambiare », qui signifie troquer, céder, échanger. L’échange le plus fréquent est le fait de se saluer réciproquement. Le mot « change », quant à lui, désigne le fait de « devenir autre », de se « transformer » (le temps, un individu, les sentiments changent). La différence entre les deux mots se situe dans ce que l’échange reconnaît les deux termes du changement, sans toutefois impliquer l’égalité ni la connaissance de la valeur de ce que l’on va obtenir. C’est cette indétermination des termes qui donne sa richesse à l’échange car elle nécessite pour chacun la recherche de l’adéquation entre ce qu’il espère et ce qu’il réalise. L’individu peut donc faire connaître à l’autre le terme qu’il ignore et ainsi construire une relation sociale dans la durée, non violente et basée sur la confiance ou bien, au contraire, masquer ce terme dans le but de le tromper, ce qui débouche sur un rapport de méfiance car c’est la violence qui est à l’œuvre, ce qui aboutit soit à la dispute (refus de se soumettre de part et d’autre) soit à la soumission de l’une des deux parties. L’échange peut donc se conclure soit à partir d’une reconnaissance mutuelle, soit à partir d’un rapport de force. Or, le capitalisme se caractérise par le fait qu’il normalise et régule l’échange en termes de rapport de force ce qui entraîne la rupture des termes de l’échange fondé sur la reconnaissance mutuelle et, partant, du lien social que provoque cet échange.
Ainsi, toute société se construit par l’échange mais le capitalisme rompt la cohérence des échanges entre les humains : l’exploitation du travail salarié par les détenteurs de capitaux est rendue possible par une dissociation préalable entre les producteurs et les moyens de production. La notion de capital résulte de cette dissociation. En effet, pour un paysan ou un artisan, son « entreprise » est avant tout un outil de travail et non pas un capital. Il vit donc de la qualité de son travail « outillé ». Les trois formes du capitalisme (commercial, industriel et financier) ont en commun d’exploiter le travail et les besoins humains afin d’inciter l’individu à la consommation : les produits sont acquis comme marchandise et non comme produit de la nature ou du travail humain. Au moment où il vend son travail, le producteur raisonne exclusivement en tant que producteur et au moment de l’achat, le consommateur raisonne uniquement en tant que consommateur : la vie économique est ainsi dissociée en deux temps dont l’articulation n’est pas pensée. Or, ce sont les mêmes qui sont à la fois producteurs et consommateurs et toute marchandise est le résultat du travail. Il y a donc bien rupture de la relation des deux échanges principaux que l’on retrouve dans toute économie : au niveau de la production (au moment où le salarié vend son travail pour recevoir un salaire dans le cadre d’un contrat de subordination) et au niveau de la consommation (au moment où ce même salarié échange son salaire contre des biens et des services qui sont des produits du travail). Cette déconnexion entraîne l’incapacité de penser et d’agir sur les règles de l’échange entre travail et produit du travail, or l’échange est au fondement de la vie sociale, il se déploie à travers toutes les activités économiques et politiques, celles-ci exprimant à la fois une structuration sociale, un système de production et des relations interpersonnelles plus ou moins violentes, inégalitaires et destructrices de la nature. La spécificité du capitalisme est de faire croire que l’économique est le fondement et la finalité de la vie sociale, mais, dans toutes les sociétés, l’organisation sociale anticipe sur les activités économiques et politiques, elle précède l’individu même si elle ne s’en détache pas entièrement. Cette distinction supposée de l’économique et du social a fini par s’imposer comme idéologie dominante (c’est le boulot du libéralisme que de nous faire croire ça), non dévoilée à la conscience individuelle, ce qui est source d’incompréhension, de douleurs, de frustrations et de maladies et, au niveau collectif, de violences, d’exploitations, d’inégalités, d’exclusions et de misères.
François Groupe "Nous autres"
La liberté de propriété individuelle est le grand principe du capitalisme, elle justifie le droit de propriété sur les moyens de production. Ainsi, terres, machines... sont détenues par des personnes privées (seules ou réunies en société). Elle s’accompagne de droits : droit de gérer ces biens, de les vendre, de percevoir des revenus liés à cette propriété (les profits).
Cependant, propriété privée et relations marchandes ne sont pas suffisantes pour caractériser le système capitaliste, elles définissent seulement une économie marchande. De plus, profit et recherche du profit ne sont pas des traits spécifiques du capitalisme puisqu’ils ont de tout temps existé.
Ce qui fait l’originalité absolue du système capitaliste, c’est l’accumulation du capital grâce aux profits. En effet, à la différence d’une organisation de la vie économique dominée par l’artisanat, le capitalisme implique que la plus grande partie des profits ne soit pas consommée mais au contraire épargnée et réinvestie dans l’entreprise afin de permettre l’accroissement des moyens de production. La recherche de profit est donc placée sous le signe de l’accumulation du capital, c’est-à-dire un processus de constitution du capital technique réalisé sous deux formes : la création d’équipements supplémentaires (investissement net) et le remplacement des équipements usés ou obsolètes (amortissement).
Le capitalisme correspond ainsi à la recherche permanente de profits afin d’accumuler indéfiniment des capitaux. Il est donc inséparable des moyens modernes d’organisation de la production, contemporain du développement des formes de rationalisation du travail et de la production : la recherche de la productivité (rendement) maximale est donc à l’origine d’une véritable organisation du travail (de la division du travail à l’organisation scientifique du travail) ainsi que d’une évolution des structures de production (de l’atelier à la multinationale).
Il est une logique à l’œuvre à travers un système de production : une logique aveugle et obstinée d’accumulation qui s’appuie sur la production de biens, la valeur d’usage de l’objet étant le support du surcroît de production non-payé par le capitaliste, qui rémunère ses salariés individuellement et ne restitue pas la totalité des valeurs produites par ces derniers. La valeur provient du travail mais il ne s’agit pas d’une simple accumulation de travail individuel comme le pensaient la plupart des économistes y compris Marx : il s’agit des valeurs engendrées par le travail collectif, par la « force collective issue de l’organisation des efforts individuels » ainsi que l’écrivait Proudhon. Cette force collective résulte de l’organisation et de l’harmonisation des travaux, de la division rationnelle du travail et elle excède radicalement la somme des travaux individuels. C’est finalement ce que résume son slogan : « La propriété c’est le vol ». Il y a bien vol, ou exploitation, puisque les valeurs effectivement produites par les travailleurs ne leur sont pas restituées. Le travailleur dépend donc du capital car son existence est assurée par la seule obtention de son salaire, il vit donc au jour le jour, au bon vouloir du capitaliste, capitaliste qui, quant à lui, augmente son capital et développe son outil de production.
Le régime de propriété instaure donc, aux fondements de la société, une « erreur de compte » car, sous l’apparence d’un contrat librement consenti (travail contre salaire), il se développe en fait une situation inégalitaire, un compte injuste dans lequel l’un accumule les valeurs tandis que l’autre est volé. Par exemple en France, pour l’année 2016 (chiffres INSEE), chaque actif occupé a produit 80 000 euros de richesse soit environ 6666 euros par mois alors que le salaire médian était d’environ 2000 euros mensuels... Question : où est passée la différence ?
A partir de l’analyse de la propriété, Proudhon déploie toutes les conséquences de cette contradiction essentielle engendrée par la propriété des moyens de production : elle instaure une violence au cœur des relations sociales et détruit peu à peu la socialité ; poussée à l’extrême, elle aboutirait à la mort de la collectivité. Il fait également le lien entre inégalité économique et inégalité de pouvoir dans la société civile et dans les rapports politiques : quelles que soient les promesses d’égalité politique, le capitalisme instaure un rapport de subordination sociale car il est à la fois un privilège et un despotisme. Ces deux dimensions, vol économique et violence sociale sont indissociables. Il y a donc des conflits, incessants, qui viennent limiter/nier le principe absolu de la propriété capitaliste et qui renvoient donc à la contradiction, celle du vol capitaliste, qui assure ce qu’il appelait « l’aubaine », ce surplus de valeur engendré par la force collective.
C’est donc bien la propriété privée qui est selon lui la contradiction majeure du capitalisme et sa conclusion ne pouvait être qu’un appel à la destruction de cette propriété privée, notamment dans son « Système des contradictions économiques / philosophie de la misère », paru en 1846.
Mais force est de constater que presque deux cents ans après la publication de cet ouvrage, le système capitaliste est non seulement bien là mais qu’il ne cesse de se renforcer et ce à l’échelle mondiale depuis la fin des années 1980 et la chute du Mur.
Le but de cet article est donc d’essayer de montrer comment un système aussi immoral a réussi à traverser les siècles en détruisant l’échange entre les individus, en privatisant le monde et en étendant la consommation de masse à l’ensemble de la planète. Parmi les nombreuses hypothèses déjà émises, nous en examinerons deux : celle de l’ensecrètement et celle du déni. Mais commençons d’abord par montrer comment le capitalisme détruit l’échange social ainsi que l’échange économique.
Quelle est donc l’origine du mot « échanger » ? Il vient du bas-latin du XIIe siècle « cambiare », qui signifie troquer, céder, échanger. L’échange le plus fréquent est le fait de se saluer réciproquement. Le mot « change », quant à lui, désigne le fait de « devenir autre », de se « transformer » (le temps, un individu, les sentiments changent). La différence entre les deux mots se situe dans ce que l’échange reconnaît les deux termes du changement, sans toutefois impliquer l’égalité ni la connaissance de la valeur de ce que l’on va obtenir. C’est cette indétermination des termes qui donne sa richesse à l’échange car elle nécessite pour chacun la recherche de l’adéquation entre ce qu’il espère et ce qu’il réalise. L’individu peut donc faire connaître à l’autre le terme qu’il ignore et ainsi construire une relation sociale dans la durée, non violente et basée sur la confiance ou bien, au contraire, masquer ce terme dans le but de le tromper, ce qui débouche sur un rapport de méfiance car c’est la violence qui est à l’œuvre, ce qui aboutit soit à la dispute (refus de se soumettre de part et d’autre) soit à la soumission de l’une des deux parties. L’échange peut donc se conclure soit à partir d’une reconnaissance mutuelle, soit à partir d’un rapport de force. Or, le capitalisme se caractérise par le fait qu’il normalise et régule l’échange en termes de rapport de force ce qui entraîne la rupture des termes de l’échange fondé sur la reconnaissance mutuelle et, partant, du lien social que provoque cet échange.
Ainsi, toute société se construit par l’échange mais le capitalisme rompt la cohérence des échanges entre les humains : l’exploitation du travail salarié par les détenteurs de capitaux est rendue possible par une dissociation préalable entre les producteurs et les moyens de production. La notion de capital résulte de cette dissociation. En effet, pour un paysan ou un artisan, son « entreprise » est avant tout un outil de travail et non pas un capital. Il vit donc de la qualité de son travail « outillé ». Les trois formes du capitalisme (commercial, industriel et financier) ont en commun d’exploiter le travail et les besoins humains afin d’inciter l’individu à la consommation : les produits sont acquis comme marchandise et non comme produit de la nature ou du travail humain. Au moment où il vend son travail, le producteur raisonne exclusivement en tant que producteur et au moment de l’achat, le consommateur raisonne uniquement en tant que consommateur : la vie économique est ainsi dissociée en deux temps dont l’articulation n’est pas pensée. Or, ce sont les mêmes qui sont à la fois producteurs et consommateurs et toute marchandise est le résultat du travail. Il y a donc bien rupture de la relation des deux échanges principaux que l’on retrouve dans toute économie : au niveau de la production (au moment où le salarié vend son travail pour recevoir un salaire dans le cadre d’un contrat de subordination) et au niveau de la consommation (au moment où ce même salarié échange son salaire contre des biens et des services qui sont des produits du travail). Cette déconnexion entraîne l’incapacité de penser et d’agir sur les règles de l’échange entre travail et produit du travail, or l’échange est au fondement de la vie sociale, il se déploie à travers toutes les activités économiques et politiques, celles-ci exprimant à la fois une structuration sociale, un système de production et des relations interpersonnelles plus ou moins violentes, inégalitaires et destructrices de la nature. La spécificité du capitalisme est de faire croire que l’économique est le fondement et la finalité de la vie sociale, mais, dans toutes les sociétés, l’organisation sociale anticipe sur les activités économiques et politiques, elle précède l’individu même si elle ne s’en détache pas entièrement. Cette distinction supposée de l’économique et du social a fini par s’imposer comme idéologie dominante (c’est le boulot du libéralisme que de nous faire croire ça), non dévoilée à la conscience individuelle, ce qui est source d’incompréhension, de douleurs, de frustrations et de maladies et, au niveau collectif, de violences, d’exploitations, d’inégalités, d’exclusions et de misères.
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