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Anti-capitalisme
par Vincent Rouffineau • le 21 août 2017
FINANCE ET BOURGEOISIE : UN CAPITALISME PEUT EN CACHER UN AUTRE
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En 2012, François Hollande, l’ami bourgeois, déclarait : « Mon ennemie, c’est la Finance ».
L’expression se voulait radicale : certains voyaient déjà la barbiche de Che Guevara recouvrir, sous la forme d’un fin duvet, le menton fraîchement aminci du premier secrétaire du Parti Socialiste. Pourtant, l’idée n’était pas nouvelle : face aux activités financières, de loin en loin, d’une crise à l’autre, la bourgeoisie proteste. Elle attribuait déjà la crise de 1857 à « l’excès de spéculation et l’abus de crédit », et celle de 1929 à la « cupidité des financiers ». Avec le panache qui le caractérise, Hollande a simplement teinté de radicalité gauchiste une idée répandue chez les bourgeois : il faut que ça cesse. Il faut faire des affaires, mais proprement. « On doit moraliser le capitalisme, pas le détruire » (N. Sarkozy, 2009). « La taxe Tobin doit moraliser le capitalisme » (V. Pécresse, 2012). C’est bien, le capitalisme, si seulement les financiers ne venaient pas tout saloper avec leurs doigts avides !
Pourtant, bourgeois, elle t’arrange bien, la finance. Elle peut te permettre, par exemple, de te préserver de certains aléas qui menacent tes profits : producteur de pneu, tu dois maintenir un prix constant toute l’année, et quand le cours du caoutchouc monte, tu enregistres des pertes. C’est vrai qu’à l’inverse, tu accrois tes bénéfices quand il baisse, et ce serait vraiment intéressant de se débarrasser des risques liés à ces hausses, tout en conservant le bénéfice des baisses... tu prends alors au premier janvier des options d’achat de caoutchouc, et tu achètes la matière première toute l’année à un prix fixé à l’avance : le vendeur de l’option, lui, encaisse le montant de l’option si elle n’est pas exercée. Cela marche aussi pour le risque lié aux taux de change. Ici, la finance est l’amie du bourgeois. Elle est même une amie très proche, en permettant de réaliser des profits avec des actions achetées et vendues à crédit ; c’est ce qui a entraîné la bulle spéculative dont l’éclatement a provoqué le krach de 1929. Mais comme les opérations financières sont plus lucratives que l’accumulation simple de capital, les bourgeois vont décider de continuer à être amis de la finance, mais en régulant les marchés…
Seulement, patatras ! Au tournant des années 1970, les salaires augmentent plus vite que les gains de productivité, et la plus-value sur le capital devient insuffisante. Le bourgeois ne peut l’accepter. Il va lorgner du côté des marchés financiers pour résoudre le problème, mais la régulation l’empêche de faire ce qu’il veut : qu’à cela ne tienne, il s’adresse aux États et insiste pour faire sauter les verrous. Avec la dérégulation, les deux problèmes de la bourgeoisie, dévalorisation de l’accumulation de capital et main-d’œuvre à payer, vont être résolus ; les États, intéressés par les marchés pour juguler l’inflation, et soucieux de ne pas froisser les susceptibilités bourgeoises, décident de mener une double politique : déréguler les marchés et museler les syndicats, afin de faire taire les prétentions à l’augmentation des salaires. Reagan et Thatcher vont s’occuper du volet répressif, mais la cohésion politique des prolétaires est encore forte. Peu importe : c’est la dérégulation elle-même qui va résoudre le problème, ou comment faire d’une pierre deux coups... Toutefois, pour que l’opération réussisse, il faut que le marché soit liquide, c’est-à-dire qu’il permette aux investisseurs de placer leurs fonds dans des titres qu’ils peuvent vendre à volonté ; les mouvements de capitaux doivent être totalement libéralisés, et les marchés doivent être alimentés par un volume important de transactions. Les États vont vite va arranger ça : privatisation des grandes entreprises, redirection de l’épargne vers les marchés, transfert sur les marchés des assurance-maladie et des retraites (c’est l’origine des fonds de pension). Il faut aussi que les barrières douanières s’effacent pour permettre la libre circulation des capitaux, et que ces échanges soient permanents : finie la clôture des cotations à la fermeture d’une place boursière, il y en a toujours une ouverte quelque part… En ce qui concerne la main-d’œuvre, l’ouverture des frontières aux capitaux permettent aux bourgeois d’investir dans des unités de productions étrangères où la main-d’œuvre est abondante et quasi gratuite. Enfin, la généralisation du versement de dividendes aux actionnaires permet de générer plus de profits qu’avec la simple accumulation de capital, qui n’est pas une source de profits en soi (loi de Kalecki) , ce qui paraît paradoxal, mais nous pouvons le résumer grossièrement : le versement de dividendes n’étant pas un coût de production, il n’affecte pas le profit au moment où il est effectué, mais vient gonfler les recettes quand il est consommé(1).
Voici donc le bourgeois, l’État et le financier assis sous un arbre, dans la douceur d’un après-midi de printemps, contemplant les beautés de leur monde, où l’on distingue au loin des gens qui triment pour eux. Tout va bien, mais le bourgeois a une demande à formuler : il veut plus de liquidités pour investir dans des infrastructures et acheter plus de matières premières ; là, le financier grimace. Quand il prête de l’argent, il s’expose à un risque de défaut de remboursement, il doit donc augmenter son capital de garantie, donc son passif ; or, c’est le passif qui détermine le coût de refinancement. Le financier rechigne, mais le bourgeois lui met la main sur la cuisse en lui faisant les yeux doux, et insiste de sa petite voix onctueuse. Il évoque les gigantesques opportunités de profit pour tous les deux. C’est ce qu’il fallait dire, et le financier annonce au bourgeois qu’il va trouver une solution. En l’occurrence, cette scène se déroule en 1994 : le bourgeois s’appelle Enron, le financier JP Morgan. Enron a besoin de 4,8 milliards de dollars, et JPM va les lui procurer sans augmenter son capital de garantie, car il a trouvé le moyen de faire l’opération hors bilan, donc sans augmenter son passif, avec un nouveau produit financier : le Credit Default Swap (CDS). Cela revient à transformer la créance en produit d’assurance ; le crédit est proposé sur les marchés sous forme de titres : l’acheteur du titre devient vendeur de la protection, et la banque lui verse une prime régulière, comme à une assurance. Le bourgeois et le financier sont contents, et semblent filer le parfait amour. Mais le ver est dans le fruit… Le financier se dit qu’il pourrait proposer des CDS pour un montant supérieur aux fonds réellement prêtés, afin de faire un peu plus de profit si le bourgeois fait faillite ; et tant qu’on y est, autant associer d’autres financiers, qui achètent des CDS sans prêter de fonds, spéculant ainsi sur la faillite du bourgeois. Celui-ci le prend un peu mal, mais les affaires tournent, alors, bon…
Seulement, voilà : puisque les États ont dérégulé les marchés, les ingénieurs financiers vont pouvoir laisser libre cours à leur créativité, et créer un nouveau dispositif ; non content de pouvoir prêter des fonds hors bilan, ils vont transformer leur passif en actif, en mettant en place la titrisation : La banque d’affaires crée une société à qui elle vend ses créances ; avec ces créances, la société constitue des portefeuilles divisés en tranches dont la rémunération est plus ou moins importante selon le risque : ce sont les « obligations adossées à des actifs », ou CDO (Collaterilized Debt Obligation), qui sont vendues à des investisseurs privés : le financier peut encaisser les revenus sans assumer les risques, tout en se débarrassant de son passif. Et là, le bourgeois commence à se dire que la situation lui échappe. Son ami financier aurait-il trouvé un moyen de se faire du pognon sur son dos ? La pilule passe, pourtant, car l’ami financier lui offre une possibilité d’échapper au financement bancaire ; lorsqu’une banque prête des fonds pour un investissement, elle va capter une partie des bénéfices grâce aux taux d’intérêts, qu’elle détermine librement… Mais voilà qu’intervient le financement obligataire : l’entreprise émet des titres de créances (les obligations) et peut choisir les modalités de la vente, ainsi que les conditions de souscription, donc les taux d’intérêt. C’est tellement intéressant que le volume du marché obligataire mondial était de 100 000 milliards de dollars en 2014 ! Seulement voilà : tous ces dollars, c’est de la dette : le bourgeois comprend alors que le financier spécule sur une dette qu’il a contribué à créer, et que cet ami, décidément, devient de plus en plus encombrant…
L’État, lui aussi, a beaucoup apprécié que l’ami financier lui prête des fonds pour financer ses déficits. Cela n’a pas toujours été le cas : pour rester dans le cadre français, l’État, avant le tournant de la financiarisation de la dette, utilisait le « circuit du trésor » : les institutions et entreprises nationalisées devaient confier leur épargne et leur trésorerie au Trésor Public ; de plus, les banques devaient détenir un quota de bons du trésor dont les taux étaient fixés par l’État lui-même. L’État pouvait se financer par création monétaire et captation des liquidités du trésor public, sans subir de forts taux d’intérêts. En contrepartie, il s’expose à l’inflation, mais dans les années 1960, on craint surtout la récession… Jusqu’à l’arrivée de Milton Friedman : avec son idéologie monétariste, juguler l’inflation devient une obsession ; cette idéologie se fonde sur une lecture personnelle de la courbe de Philips, qui met en corrélation l’inflation et le chômage : le hic, c’est que cette courbe est elle-même totalement empirique. Friedman fait donc une lecture empirique d’une courbe empirique, mais peu importe : le vernis scientifique séduit les technocrates, comme l’ami bourgeois Giscard, ministre des finances en 1962. Il va inaugurer la mise aux enchères des titres de dette publique : ils vont à celui qui propose les taux d’intérêts les plus bas, selon le principe de l’adjudication, qui est toujours en vigueur aujourd’hui… Et prépare ainsi la mise sur les marchés financiers de la dette. L’argument d’alors est que l’État doit se soumettre aux lois du marché, afin de canaliser sa frénésie dépensière, comme n’importe quel autre agent économique : il doit donc favoriser le marché des capitaux tout en maintenant une inflation faible. La dette publique est mise sur le marché, les technocrates sont heureux, la finance est la solution, alors autant y aller à fond : à partir de 1980, les politiques publiques ont entraîné : privatisations, libéralisation des marchés, fin de l’encadrement du crédit, unification des marchés de capitaux, fusions entre banques de détail et d’affaires… Comme ils étaient heureux, les bourgeois, l’État et leur ami financier ! Mais tout ce petit monde oublie que tout ça fonctionne grâce à la dette, publique ou privée... Et que l’ami financier a un peu abusé des produits dérivés (CDS et CDO) : toutefois, personne ne lui a tapé sur les doigts. Jusqu’en 2007.
Vers 2005, aux États-Unis, l’ami financier se dit qu’il serait intéressant de s’adresser à une nouvelle clientèle : les prolétaires. Ces gueux ayant peu de moyens, ils ont du mal à consommer, à se payer une voiture ou un logement, car ils sont faiblement solvables et les banques ne veulent pas leur accorder de crédits. Alors on va leur proposer des « prêts hypothécaires à risque » (subprime), à taux variables indexé sur le taux directeur de la FED(2), mais on va approfondir en utilisant une loi de 1977 qui permet à une banque d’obtenir la garantie de ses dépôts par l’État si elle prête à des ménages à faibles revenus. On va surtout utiliser la titrisation et les CDO ; le taux directeur de la FED est à 1%, le marché de l’immobilier est en hausse : si il y a un problème, on saisira la maison en faisant une plus-value. Seulement, l’afflux de ces nouveaux acheteurs va créer une bulle immobilière, et l’immobilier perd en moyenne 20% de sa valeur ; au même moment, la FED relève son taux directeur à 5,25%... Les taux d’intérêts explosent, les débiteurs ne peuvent plus rembourser, mais la baisse de la valeur du bien ne permet pas à la banque de couvrir ses pertes… Et la vente des biens saisis contribue à faire encore baisser le marché immobilier.
Plusieurs entreprises spécialisées dans les subprimes font faillite, ce qui fait s’écrouler le cours des actions de l’industrie du crédit : les CDO deviennent suspects et les investisseurs cherchent à s’en débarrasser ; les actifs titrisés baissent, et les fonds d’investissements (hedge funds) qui les possèdent voient leurs actifs perdre de la valeur ; or, ces fonds se financent par effet de levier : peu de capitaux et beaucoup d’emprunts. Ces hedge funds étant souvent possédés par des banques, ces dernières se retrouvent avec un passif dont elles s’étaient d’abord débarrassées avec la titrisation… De plus, des créances titrisées se sont retrouvées intégrées à des placements sans risque comme les SICAV. La suite : refinancement des banques par les États, chute du marché boursier… Et condamnation unanime de la finance par les États et la bourgeoisie, pointant du doigt l’ami financier, responsable de tout ce bordel. C’est oublier un peu vite que l’ami financier agit parce qu’on lui permet d’agir : ce sont les politiques qui ont dérégulé les marchés, les États qui ont offert leur dette souveraine à la spéculation, la bourgeoisie qui a cherché à augmenter ses profits ; les dérives de la finance ne sont possibles qu’à cause de ces décisions politiques.
Donc, quand le bourgeois Hollande déclare que la finance est son ennemie, les prolétaires entendent qu’un politique prend fait et cause pour eux ; ils oublient que le bourgeois n’est pas leur ami. Le bourgeois réclame une moralisation du capitalisme : en fait, le bourgeois ne veut plus que l’ami financier trempe les doigts dans le pot de confiture dans son dos. La finance ne peut pas être l’ennemie de la bourgeoisie : sans la finance, pas de valorisation du capital, plus de délocalisations, plus de dividendes à verser, plus d’accès presque illimité au crédit, plus d’émission de dette obligataire, plus de moyens de chantage contre les prolos que nous sommes. Le bourgeois ne veut plus que le financier profite de la liquidité des marchés pour créer des produits dérivés et spéculer sur sa dette : il veut contrôler les flux, il ne veut plus être soumis. Le discours bourgeois est d’affirmer que les crises économiques sont le fait de la finance : en réalité, elles sont inhérentes au capitalisme lui-même. La première remonte à 1637 et a frappé le marché des bulbes de tulipe à Amsterdam, ces bulbes étant à l’époque une marchandise d’une valeur gigantesque soumise à la spéculation. Cette crise a été suivie par le krach de 1720 sur le marché des actions, la crise de 1788 sur les marchés obligataires, les crises bancaires de 1797, 1810, 1819, les crises boursières de 1825 et 1836, 1847, 1857, 1866, 1873, 1882, 1890, 1893, 1907, 1929, suivies de crises diverses (taux de change, valeurs mobilières, crises du crédit) en 1966, 1971, 1974 (risque systémique (RS), c’est-à-dire la menace de l’écroulement du système bancaire international),1979, 1980, 1982 (RS), 1985 (RS), 1987 (RS), 1989, 1992, 1993, 1994 (RS), 1997, 1998 (RS), 2000 (krach boursier suite à l’explosion de la « bulle internet), 2001, 2007 (« crise des subprimes, toujours en cours, RS), 2009 (crise grecque, toujours en cours, RS), 2010 (crise espagnole, toujours en cours), 2015 (krach boursier chinois)…
Par conséquent, dénoncer la « finance » est en réalité se faire l’allié des bourgeois, et se placer dans le même discours de dénonciation que Hollande en 2012, mais en oubliant que la finance n’existe que parce que les bourgeois et les États ont besoin de ses services, et que ses moyens d’action ont été rendus possibles par ces mêmes bourgeois, insistant pour que les États légifèrent en ce sens. Dénoncer la finance, c’est accepter l’idée d’un capitalisme « moralisé » : c’est entretenir l’idée que la finance est une perversion du système, ce qui revient à cautionner le système lui-même. C’est se battre contre les effets en occultant leurs causes, et finalement se dresser contre un symptôme, car la finance n’est que cela : la boursouflure d’un capitalisme qui arrive au bout de sa logique et qui touche aux limites de son système, entraînant le monde dans des crises dont il accuse la finance d’être l’auteure, pour faire oublier à l’opinion que ces crises sont des conséquences du capitalisme lui-même.
(1) Pour des précisions sur le versement de dividendes, voir Cordonnier, L., Le profit sans l’accumulation : la recette du capitalisme gouverné par la finance, revue « Innovations », N° 23, 2006, disponible sur cairn.info
(2) FED : Banque centrale des États-Unis
L’expression se voulait radicale : certains voyaient déjà la barbiche de Che Guevara recouvrir, sous la forme d’un fin duvet, le menton fraîchement aminci du premier secrétaire du Parti Socialiste. Pourtant, l’idée n’était pas nouvelle : face aux activités financières, de loin en loin, d’une crise à l’autre, la bourgeoisie proteste. Elle attribuait déjà la crise de 1857 à « l’excès de spéculation et l’abus de crédit », et celle de 1929 à la « cupidité des financiers ». Avec le panache qui le caractérise, Hollande a simplement teinté de radicalité gauchiste une idée répandue chez les bourgeois : il faut que ça cesse. Il faut faire des affaires, mais proprement. « On doit moraliser le capitalisme, pas le détruire » (N. Sarkozy, 2009). « La taxe Tobin doit moraliser le capitalisme » (V. Pécresse, 2012). C’est bien, le capitalisme, si seulement les financiers ne venaient pas tout saloper avec leurs doigts avides !
Pourtant, bourgeois, elle t’arrange bien, la finance. Elle peut te permettre, par exemple, de te préserver de certains aléas qui menacent tes profits : producteur de pneu, tu dois maintenir un prix constant toute l’année, et quand le cours du caoutchouc monte, tu enregistres des pertes. C’est vrai qu’à l’inverse, tu accrois tes bénéfices quand il baisse, et ce serait vraiment intéressant de se débarrasser des risques liés à ces hausses, tout en conservant le bénéfice des baisses... tu prends alors au premier janvier des options d’achat de caoutchouc, et tu achètes la matière première toute l’année à un prix fixé à l’avance : le vendeur de l’option, lui, encaisse le montant de l’option si elle n’est pas exercée. Cela marche aussi pour le risque lié aux taux de change. Ici, la finance est l’amie du bourgeois. Elle est même une amie très proche, en permettant de réaliser des profits avec des actions achetées et vendues à crédit ; c’est ce qui a entraîné la bulle spéculative dont l’éclatement a provoqué le krach de 1929. Mais comme les opérations financières sont plus lucratives que l’accumulation simple de capital, les bourgeois vont décider de continuer à être amis de la finance, mais en régulant les marchés…
Seulement, patatras ! Au tournant des années 1970, les salaires augmentent plus vite que les gains de productivité, et la plus-value sur le capital devient insuffisante. Le bourgeois ne peut l’accepter. Il va lorgner du côté des marchés financiers pour résoudre le problème, mais la régulation l’empêche de faire ce qu’il veut : qu’à cela ne tienne, il s’adresse aux États et insiste pour faire sauter les verrous. Avec la dérégulation, les deux problèmes de la bourgeoisie, dévalorisation de l’accumulation de capital et main-d’œuvre à payer, vont être résolus ; les États, intéressés par les marchés pour juguler l’inflation, et soucieux de ne pas froisser les susceptibilités bourgeoises, décident de mener une double politique : déréguler les marchés et museler les syndicats, afin de faire taire les prétentions à l’augmentation des salaires. Reagan et Thatcher vont s’occuper du volet répressif, mais la cohésion politique des prolétaires est encore forte. Peu importe : c’est la dérégulation elle-même qui va résoudre le problème, ou comment faire d’une pierre deux coups... Toutefois, pour que l’opération réussisse, il faut que le marché soit liquide, c’est-à-dire qu’il permette aux investisseurs de placer leurs fonds dans des titres qu’ils peuvent vendre à volonté ; les mouvements de capitaux doivent être totalement libéralisés, et les marchés doivent être alimentés par un volume important de transactions. Les États vont vite va arranger ça : privatisation des grandes entreprises, redirection de l’épargne vers les marchés, transfert sur les marchés des assurance-maladie et des retraites (c’est l’origine des fonds de pension). Il faut aussi que les barrières douanières s’effacent pour permettre la libre circulation des capitaux, et que ces échanges soient permanents : finie la clôture des cotations à la fermeture d’une place boursière, il y en a toujours une ouverte quelque part… En ce qui concerne la main-d’œuvre, l’ouverture des frontières aux capitaux permettent aux bourgeois d’investir dans des unités de productions étrangères où la main-d’œuvre est abondante et quasi gratuite. Enfin, la généralisation du versement de dividendes aux actionnaires permet de générer plus de profits qu’avec la simple accumulation de capital, qui n’est pas une source de profits en soi (loi de Kalecki) , ce qui paraît paradoxal, mais nous pouvons le résumer grossièrement : le versement de dividendes n’étant pas un coût de production, il n’affecte pas le profit au moment où il est effectué, mais vient gonfler les recettes quand il est consommé(1).
Voici donc le bourgeois, l’État et le financier assis sous un arbre, dans la douceur d’un après-midi de printemps, contemplant les beautés de leur monde, où l’on distingue au loin des gens qui triment pour eux. Tout va bien, mais le bourgeois a une demande à formuler : il veut plus de liquidités pour investir dans des infrastructures et acheter plus de matières premières ; là, le financier grimace. Quand il prête de l’argent, il s’expose à un risque de défaut de remboursement, il doit donc augmenter son capital de garantie, donc son passif ; or, c’est le passif qui détermine le coût de refinancement. Le financier rechigne, mais le bourgeois lui met la main sur la cuisse en lui faisant les yeux doux, et insiste de sa petite voix onctueuse. Il évoque les gigantesques opportunités de profit pour tous les deux. C’est ce qu’il fallait dire, et le financier annonce au bourgeois qu’il va trouver une solution. En l’occurrence, cette scène se déroule en 1994 : le bourgeois s’appelle Enron, le financier JP Morgan. Enron a besoin de 4,8 milliards de dollars, et JPM va les lui procurer sans augmenter son capital de garantie, car il a trouvé le moyen de faire l’opération hors bilan, donc sans augmenter son passif, avec un nouveau produit financier : le Credit Default Swap (CDS). Cela revient à transformer la créance en produit d’assurance ; le crédit est proposé sur les marchés sous forme de titres : l’acheteur du titre devient vendeur de la protection, et la banque lui verse une prime régulière, comme à une assurance. Le bourgeois et le financier sont contents, et semblent filer le parfait amour. Mais le ver est dans le fruit… Le financier se dit qu’il pourrait proposer des CDS pour un montant supérieur aux fonds réellement prêtés, afin de faire un peu plus de profit si le bourgeois fait faillite ; et tant qu’on y est, autant associer d’autres financiers, qui achètent des CDS sans prêter de fonds, spéculant ainsi sur la faillite du bourgeois. Celui-ci le prend un peu mal, mais les affaires tournent, alors, bon…
Seulement, voilà : puisque les États ont dérégulé les marchés, les ingénieurs financiers vont pouvoir laisser libre cours à leur créativité, et créer un nouveau dispositif ; non content de pouvoir prêter des fonds hors bilan, ils vont transformer leur passif en actif, en mettant en place la titrisation : La banque d’affaires crée une société à qui elle vend ses créances ; avec ces créances, la société constitue des portefeuilles divisés en tranches dont la rémunération est plus ou moins importante selon le risque : ce sont les « obligations adossées à des actifs », ou CDO (Collaterilized Debt Obligation), qui sont vendues à des investisseurs privés : le financier peut encaisser les revenus sans assumer les risques, tout en se débarrassant de son passif. Et là, le bourgeois commence à se dire que la situation lui échappe. Son ami financier aurait-il trouvé un moyen de se faire du pognon sur son dos ? La pilule passe, pourtant, car l’ami financier lui offre une possibilité d’échapper au financement bancaire ; lorsqu’une banque prête des fonds pour un investissement, elle va capter une partie des bénéfices grâce aux taux d’intérêts, qu’elle détermine librement… Mais voilà qu’intervient le financement obligataire : l’entreprise émet des titres de créances (les obligations) et peut choisir les modalités de la vente, ainsi que les conditions de souscription, donc les taux d’intérêt. C’est tellement intéressant que le volume du marché obligataire mondial était de 100 000 milliards de dollars en 2014 ! Seulement voilà : tous ces dollars, c’est de la dette : le bourgeois comprend alors que le financier spécule sur une dette qu’il a contribué à créer, et que cet ami, décidément, devient de plus en plus encombrant…
L’État, lui aussi, a beaucoup apprécié que l’ami financier lui prête des fonds pour financer ses déficits. Cela n’a pas toujours été le cas : pour rester dans le cadre français, l’État, avant le tournant de la financiarisation de la dette, utilisait le « circuit du trésor » : les institutions et entreprises nationalisées devaient confier leur épargne et leur trésorerie au Trésor Public ; de plus, les banques devaient détenir un quota de bons du trésor dont les taux étaient fixés par l’État lui-même. L’État pouvait se financer par création monétaire et captation des liquidités du trésor public, sans subir de forts taux d’intérêts. En contrepartie, il s’expose à l’inflation, mais dans les années 1960, on craint surtout la récession… Jusqu’à l’arrivée de Milton Friedman : avec son idéologie monétariste, juguler l’inflation devient une obsession ; cette idéologie se fonde sur une lecture personnelle de la courbe de Philips, qui met en corrélation l’inflation et le chômage : le hic, c’est que cette courbe est elle-même totalement empirique. Friedman fait donc une lecture empirique d’une courbe empirique, mais peu importe : le vernis scientifique séduit les technocrates, comme l’ami bourgeois Giscard, ministre des finances en 1962. Il va inaugurer la mise aux enchères des titres de dette publique : ils vont à celui qui propose les taux d’intérêts les plus bas, selon le principe de l’adjudication, qui est toujours en vigueur aujourd’hui… Et prépare ainsi la mise sur les marchés financiers de la dette. L’argument d’alors est que l’État doit se soumettre aux lois du marché, afin de canaliser sa frénésie dépensière, comme n’importe quel autre agent économique : il doit donc favoriser le marché des capitaux tout en maintenant une inflation faible. La dette publique est mise sur le marché, les technocrates sont heureux, la finance est la solution, alors autant y aller à fond : à partir de 1980, les politiques publiques ont entraîné : privatisations, libéralisation des marchés, fin de l’encadrement du crédit, unification des marchés de capitaux, fusions entre banques de détail et d’affaires… Comme ils étaient heureux, les bourgeois, l’État et leur ami financier ! Mais tout ce petit monde oublie que tout ça fonctionne grâce à la dette, publique ou privée... Et que l’ami financier a un peu abusé des produits dérivés (CDS et CDO) : toutefois, personne ne lui a tapé sur les doigts. Jusqu’en 2007.
Vers 2005, aux États-Unis, l’ami financier se dit qu’il serait intéressant de s’adresser à une nouvelle clientèle : les prolétaires. Ces gueux ayant peu de moyens, ils ont du mal à consommer, à se payer une voiture ou un logement, car ils sont faiblement solvables et les banques ne veulent pas leur accorder de crédits. Alors on va leur proposer des « prêts hypothécaires à risque » (subprime), à taux variables indexé sur le taux directeur de la FED(2), mais on va approfondir en utilisant une loi de 1977 qui permet à une banque d’obtenir la garantie de ses dépôts par l’État si elle prête à des ménages à faibles revenus. On va surtout utiliser la titrisation et les CDO ; le taux directeur de la FED est à 1%, le marché de l’immobilier est en hausse : si il y a un problème, on saisira la maison en faisant une plus-value. Seulement, l’afflux de ces nouveaux acheteurs va créer une bulle immobilière, et l’immobilier perd en moyenne 20% de sa valeur ; au même moment, la FED relève son taux directeur à 5,25%... Les taux d’intérêts explosent, les débiteurs ne peuvent plus rembourser, mais la baisse de la valeur du bien ne permet pas à la banque de couvrir ses pertes… Et la vente des biens saisis contribue à faire encore baisser le marché immobilier.
Plusieurs entreprises spécialisées dans les subprimes font faillite, ce qui fait s’écrouler le cours des actions de l’industrie du crédit : les CDO deviennent suspects et les investisseurs cherchent à s’en débarrasser ; les actifs titrisés baissent, et les fonds d’investissements (hedge funds) qui les possèdent voient leurs actifs perdre de la valeur ; or, ces fonds se financent par effet de levier : peu de capitaux et beaucoup d’emprunts. Ces hedge funds étant souvent possédés par des banques, ces dernières se retrouvent avec un passif dont elles s’étaient d’abord débarrassées avec la titrisation… De plus, des créances titrisées se sont retrouvées intégrées à des placements sans risque comme les SICAV. La suite : refinancement des banques par les États, chute du marché boursier… Et condamnation unanime de la finance par les États et la bourgeoisie, pointant du doigt l’ami financier, responsable de tout ce bordel. C’est oublier un peu vite que l’ami financier agit parce qu’on lui permet d’agir : ce sont les politiques qui ont dérégulé les marchés, les États qui ont offert leur dette souveraine à la spéculation, la bourgeoisie qui a cherché à augmenter ses profits ; les dérives de la finance ne sont possibles qu’à cause de ces décisions politiques.
Donc, quand le bourgeois Hollande déclare que la finance est son ennemie, les prolétaires entendent qu’un politique prend fait et cause pour eux ; ils oublient que le bourgeois n’est pas leur ami. Le bourgeois réclame une moralisation du capitalisme : en fait, le bourgeois ne veut plus que l’ami financier trempe les doigts dans le pot de confiture dans son dos. La finance ne peut pas être l’ennemie de la bourgeoisie : sans la finance, pas de valorisation du capital, plus de délocalisations, plus de dividendes à verser, plus d’accès presque illimité au crédit, plus d’émission de dette obligataire, plus de moyens de chantage contre les prolos que nous sommes. Le bourgeois ne veut plus que le financier profite de la liquidité des marchés pour créer des produits dérivés et spéculer sur sa dette : il veut contrôler les flux, il ne veut plus être soumis. Le discours bourgeois est d’affirmer que les crises économiques sont le fait de la finance : en réalité, elles sont inhérentes au capitalisme lui-même. La première remonte à 1637 et a frappé le marché des bulbes de tulipe à Amsterdam, ces bulbes étant à l’époque une marchandise d’une valeur gigantesque soumise à la spéculation. Cette crise a été suivie par le krach de 1720 sur le marché des actions, la crise de 1788 sur les marchés obligataires, les crises bancaires de 1797, 1810, 1819, les crises boursières de 1825 et 1836, 1847, 1857, 1866, 1873, 1882, 1890, 1893, 1907, 1929, suivies de crises diverses (taux de change, valeurs mobilières, crises du crédit) en 1966, 1971, 1974 (risque systémique (RS), c’est-à-dire la menace de l’écroulement du système bancaire international),1979, 1980, 1982 (RS), 1985 (RS), 1987 (RS), 1989, 1992, 1993, 1994 (RS), 1997, 1998 (RS), 2000 (krach boursier suite à l’explosion de la « bulle internet), 2001, 2007 (« crise des subprimes, toujours en cours, RS), 2009 (crise grecque, toujours en cours, RS), 2010 (crise espagnole, toujours en cours), 2015 (krach boursier chinois)…
Par conséquent, dénoncer la « finance » est en réalité se faire l’allié des bourgeois, et se placer dans le même discours de dénonciation que Hollande en 2012, mais en oubliant que la finance n’existe que parce que les bourgeois et les États ont besoin de ses services, et que ses moyens d’action ont été rendus possibles par ces mêmes bourgeois, insistant pour que les États légifèrent en ce sens. Dénoncer la finance, c’est accepter l’idée d’un capitalisme « moralisé » : c’est entretenir l’idée que la finance est une perversion du système, ce qui revient à cautionner le système lui-même. C’est se battre contre les effets en occultant leurs causes, et finalement se dresser contre un symptôme, car la finance n’est que cela : la boursouflure d’un capitalisme qui arrive au bout de sa logique et qui touche aux limites de son système, entraînant le monde dans des crises dont il accuse la finance d’être l’auteure, pour faire oublier à l’opinion que ces crises sont des conséquences du capitalisme lui-même.
(1) Pour des précisions sur le versement de dividendes, voir Cordonnier, L., Le profit sans l’accumulation : la recette du capitalisme gouverné par la finance, revue « Innovations », N° 23, 2006, disponible sur cairn.info
(2) FED : Banque centrale des États-Unis
PAR : Vincent Rouffineau
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