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par Thierry Lodé le 21 décembre 2020

Ni Dieu, Ni Darwin, l’écologie évolutive - 2

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article du Monde liberttaire N° 1822 de novembre 2020
NDLR : nous publions le second et dernier article de la série de Thierry Lodé décrivant une interprétation anarchiste de l’évolution du vivant.

Néodarwinisme et gènes égoïstes

Darwin jugeait « les espèces comme de simples catégories arbitraires inventées pour notre commodité ». On peut en effet, considérer le flux du vivant comme une ligne continue dont la fragmentation en espèces ne consisterait qu’en des coupures arbitrairement définies par la biologie. Ou pas. Ainsi, Mayr, pourtant darwiniste, reconnaît à l’espèce une propriété intrinsèque a priori. Mayr invente l’isolement reproducteur comme fondement d’une espèce. L’évolution reste la sélection des individus, mais il s’ajoute le tri aveugle de leurs gènes à travers leur succès reproducteur. La sélection naturelle présente plus clairement ses deux facettes, l’élimination des gènes à faible valeur adaptative d’une part, et le succès reproducteur différentiel d’autre part. Watson, en 1997, conclut qu’une « femme doit avorter si son enfant possède des gènes homosexuels » ou encore Crick écrit « qu’un nouveau-né perd son droit à la vie » s’il ne « réussit des tests génétiques pour être reconnu humain ».

La variabilité des gènes est directement due à des erreurs de transcription dont certaines seraient favorables, par hasard, c’est-à-dire favoriseraient le succès reproducteur dans un environnement donné. L’évolution est donc saisie en termes binaires, un caractère phénotypique est favorable ou non à la reproduction d’un individu, la concurrence intervient dans ce succès binaire. Dawkins préfère dire « l’évolution est la sélection des meilleurs gènes ». L’évolution est alors conçue comme une fonction mathématique d‘invasion, le gène se dissémine et le caractère favorable se répand progressivement dans la nouvelle population jusqu’à former une nouvelle espèce. Immortel, le gène serait donc égoïste ?

Darwin et après ?
Actuellement, la théorie synergique de l’évolution tente de réactualiser la théorie moderne. Elle admet une sélection naturelle agissant à plusieurs niveaux qui peuvent se contrarier, et inclut d’autres événements biologiques. Enfin, un consensus scientifique s’accorde sur une définition moderne de l’évolution, réduite maintenant à « des variations de fréquences relatives d’allèles (les variants des gènes) transmis d’un individu à l’autre via un support d’information biomoléculaire (l’ADN) au sein d’une population donnée ». Admettant donc un certain nombre de processus de dissémination des gènes, la théorie reste encore bizarrement ancrée dans le tri de la sélection naturelle. Aujourd’hui, des dizaines d’événements non-darwiniens ont été découverts, les endosymbioses, la dérive génétique, les transferts horizontaux de gènes, l’épigénétique, les catastrophes, et même la spéciation sympatrique, le déplacement de caractères et la construction des niches. Mais il n’existe pas de consensus sur ces épisodes et beaucoup ont été réintégrés à la théorie moderne après des réinterprétations en minorant les effets. On sait aussi que l’arbre de la vie dissimule une évolution beaucoup plus buissonnante que linéaire. La théorie évolutive elle-même gomme peu à peu l’idée que la concurrence serait le moteur de l’évolution et commence à incorporer la coopération. Et comme l’affirmait déjà Piotr Kropotkine, l’entraide est indispensable en biologie.

Comment passer en effet d’une cellule à un corps organisé sans se réunir ? Les êtres vivants tirent une grande part de leur diversité de la variation fortuite des gènes. Toutefois, il est possible de proposer d’autres interprétations de l’histoire évolutive. Ainsi, le gène n’a rien d’un organisateur, il est juste un livre de cuisine. Le gène ne peut rien faire sans que la cellule ne l’exprime. De même, on peut considérer que le vivant s’est formé, non pas le long d’une série continue, mais par morceaux, l’espèce constituant une unité discrète et fonctionnelle dans les écosystèmes. Se séparant définitivement des bactéries, des bulles prébiotiques, des cellules encore archaïques, sont entrées en interaction et leur association a formé des tissus chez les seuls eucaryotes. C’est le principe des poupées russes. Les interactions entre ces tissus ont fait émerger des organes, à la manière de ce que forment les siphonophores par exemple. La simple force structurante des interactions a engendré des corps vivants au cours d’une longue histoire évolutive. À chaque étape de ces poupées russes, les communautés vivantes se sont liées, sans hiérarchie, sans chef, sans état central.

Ni gènes égoïstes, ni gènes altruistes, la survie n’a rien de moral et le succès reproducteur des espèces sexuées dépend souvent de la coopération des deux partenaires ou, du moins, des apports, si minimes soient-ils, de chacun des protagonistes.



La reproduction est une interaction car le succès reproducteur ou l’échec de l’un dépend de l’autre. C’est aussi pourquoi les conflits génomiques, biologiques et sexuels dynamisent les alliances. Le concept actuel de succès reproducteur devrait donc perdre toute dimension darwinienne.

Le succès reproducteur est typiquement dépendant des autres espèces. Le cas des espèces batésiennes illustre plus complètement encore cette relativité évolutive. Un batésien est une espèce dont le phénotype copie la physionomie d’une espèce venimeuse. Ainsi, les syrphes, des mouches batésiennes inoffensives, exhibent les mêmes coloris que des guêpes. Une espèce batésienne qui affiche ce même type de couleur bénéficie d’une protection relative même sans posséder d’organes venimeux. Mais si cet avantage du batésien lui conférait un plus grand succès reproducteur, les individus batésiens pourraient dépasser en nombre les individus des espèces qu’ils miment. Les prédateurs ne pourraient plus apprendre à éviter les batésiens. Du coup, leur succès reproducteur ne peut excéder celui des espèces venimeuses qu’ils copient. Le succès reproducteur des espèces est donc contraint par l’ensemble des interactions écologiques qui dessinent l’espace-temps de l’espèce. La dynamique de l’évolution répond bien davantage à ces mathématiques du chaos permettant de mesurer comment un système très sensible à des conditions fortuites initiales, comme les nommait Henri Poincaré, change et se modifie. C’est l’effet « papillon ».


Une écologie évolutive

L’évolution biologique paraît beaucoup plus contingente, car à chaque étape, les probabilités aléatoires se font plus fortes. L’évolution est une écologie libertaire, où chaque élément, chaque être vivant cherche et trouve sa place dans la communauté écologique des espèces où chacun dépend des autres et les autres de chacun. L’autonomie caractérise le vivant, alors que les virus ne sont que des miettes ratées. Nous sommes tous fait de morceaux, associés par en bas, dans une écologie qui s’organise depuis les origines dans des poupées russes et où chaque épisode rend plus probable le suivant. Et chaque moment géologique voit s’organiser des flores, des faunes, comme un château de cartes où chaque espèce qui disparaît peut mettre à terre tout l’édifice du vivant.

Il est possible de regarder les espèces comme des unités discrètes et fonctionnelles constituées de groupes d’individus qui sont d’abord susceptibles de se séduire. Pour reprendre la définition de Paterson, l’espèce serait un groupe d’individus qui possèdent en commun un système de reconnaissance spécifique. Il faut encore nuancer cette idée, car la reconnaissance n’est jamais spécifique, mais reste individuelle. L’individu appartient à une espèce parce qu’il reconnaît un individu sans le connaître, et c’est bien sa résolution délibérée de séduction, d’affinité ou de rivalité qui accomplira la dimension spécifique. Cette espèce forme l’un des emboîtements irrévocables de la série des emboîtements du vivant dans les autres éléments, des poupées russes depuis l’organisation cellulaire jusqu’à l’individu et l’inscription dans les écosystèmes.

À partir de ces milliers de liaisons et de coopérations, se sont formées les communautés écologiques de notre histoire évolutive. À la fin de cette cascade évolutive faite de milliards d’interactions, c’est toujours la reproduction qui est décisive. Le sexe y a sa part. Loin de constituer un tri aveugle, l’évolution est aussi faite des multiples choix sexuels des espèces. Les espèces existent de s’aimer et, corollaire absolu, se séparent de ne plus s’aimer. En dépit des inconnus qui restent sur l’origine du sexe, on peut supposer qu’il dérive d’une interaction très ancienne. La théorie des « bulles libertines » interprète le sexe en tant que l’une des interactions les plus puissantes de l’évolution depuis l’apparition des premières bulles prébiotiques. Ces bulles ont échangé de l’ADN et, répétant la réduction méiotique, ces bulles, devenues de plus en plus libertines, ont inventé le sexe et toute sa diversité. Loin d’être une solution à la reproduction, le sexe résulterait d’une interaction archaïque. Et depuis, l’évolution n’est pas aveugle, mais résulte de choix sexuels délibérés. Les préférences sexuelles vont le plus souvent à des partenaires qui diffèrent, entraînant la diversification du monde.

On peut par conséquent regarder l’évolution comme l’effet des interactions d’un ensemble de communautés dynamiques, théorie libertaire que je nomme l’écologie évolutive. Ces communautés libres dirigées par elles-mêmes forment ensemble sur notre planète une écologie qui évolue. Voilà, l’écologie évolutive est le résultat des milliards d’interactions qui, depuis la nuit des temps, associent les molécules entre elles, les cellules, les organes et les corps, sans hiérarchie dominante, sans chef, sans dieu, sans Darwin.

Thierry Lodé

NDLR : pour entrer plus à fond dans la thèse présentée par l’auteur de l’article, on pourra se reporter à deux de ses livres les plus récents :
– Pourquoi les animaux trichent et se trompent - Édition O. Jacob - 2013.
– Manifeste pour une écologie évolutive, Darwin et après – Édition O. Jacob - 2014.




PAR : Thierry Lodé
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