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par Patrick Schindler, • le 3 novembre 2024
Rat noir en novembre, Noël en décembre
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Pour changer un peu, le mois de novembre, en France avec François Villon : Balades en argot homosexuel. Russie classique : Le Nez de Nicolas Gogol et Russie contemporaine : Le mage du Kremlin de Giuliano da Empoli. Italie : Ernesto d’Umberto Saba. Et pour terminer, focus sur L’anarchisme en Méditerranée orientale et occidentale d’Isabelle Felici et Costano Paonessa.
… « Que ce refrain ne vous remaine : Mais où sont les neiges d’antan ? » …
François Villon
François Villon : Balades en argot homosexuel
Plus loin, Thierry Martin confirme que François Villon était bien homosexuel : « Il l’avoue lui-même dans des vers cryptés, retrouvés et étudiés à partir de 1884, dont on a surtout vu jusqu’ici le sens apparent, destiné à écarter les non-initiés ». Thierry Martin nous restitue alors, une « traduction cash », suggestive et décryptée ne laissant aucun doute à ce sujet.
Il s’arrête ensuite sur la différence entre l’argot des coquillards, celui des jobelins homosexuels picards du XIIIème siècle et le brief langage de François Villon, « utilisé par les prostitués pour tromper la police et les clients ». Ce dernier obéissant à deux règles : il était interdit aux homosexuels de l’époque (environ, 1460), « de ne pas sodomiser un homme en érection et de se protéger en tentant de désarmer buccalement son adversaire pour le sodomiser » !
Ici donc : sept ballades authentifiées de François Villon (aux titres on ne peut plus explicites : « Ballade des planteurs de culs », « Ballade des emmanchés », etc.). Les quatre autres ballades étant « attribuées », les deux premières à Villon et les deux dernières, à son ami et complice homosexuel : Colin de Crayeux.
Extrait de La balade des esquiveurs de bites !
A gauche : en brief langage et à droite en gras : traduction contemporaine :
Maint coquillart escorné de la sauve / Plus d’un enculeur démâté de cette sauvegarde
Et désbousé de son ence ou sa poue / Et privé de son levier ou de son membre
(Beau de bourdes, blandy de langue fauve), / Indisponible du javelot, ayant été caressé par une langue traîtresse,
[Il fait], au ront, faire aux grimes la moue / Fait un peu butiner sa perche aux brouteurs
Pour quarer bien affin qu’on ne le noue ; / Pour bien rebander afin qu’on ne l’enfile pas,
Couplez vos rois à beaulx-sire-dieulx, / Couplez votre flèche à son priape,
Ou vous aurez le riffle en la joue, / Sinon vous aurez dans la bouche son bâton,
Jonc verdoyant, havre du marïeu. / Sa tige raide refuge du laboureur.
En postface, avant de nous rappeler les grandes dates de la vie de François Villon, Thierry Martin nous offre un aperçu complet de l’homosexualité au temps de François Villon avant de conclure : « Quant à l’enfer promis aux sodomites, personne n’y croyait : le théâtre profane, violemment anticlérical, s’en riait autant que de l’excommunication ». Claro !
Nicolas Gogol : Le nez
Début de l’intrigue : Que se passe-t-il donc au domicile du barbier ivrogne, Ivan Yakovlevitch ? D’où viennent ces cris ? Serait-ce parce qu’en prenant son petit déjeuner, il a trouvé dans son pain : un nez ? Si oui, était-il si ivre que ça la veille pour avoir par inadvertance, coupé le nez d’un de ses clients d’un coup de rasoir malheureux ? Si c’est bien le cas, alors son propriétaire devait être pour l’heure, bien embêté. Et pour cause. Mais alors, que faire ? S’en débarrasser discrètement ? Suspens…
Et en attendant la chute, laissons-nous errer parmi des personnages et des situations hauts en couleur. Ceci, pour notre plus vif plaisir. Eternel Gogol !
Giuliano da Empoli : Le mage du Kremlin
Or, il s’avère que ce n’est pas tout-à-fait par hasard que le narrateur va réussir à le dénicher. Ce dernier faisant des recherches passionnées à Moscou sur Evgueni Zamiatine, l’écrivain « hérétique » censuré, « autant par le Tsar Nicolas II que par le régime soviétique ». Parvenu chez Vadim Baranov sous bonne garde, ce dernier reçoit le narrateur dans sa modeste résidence surveillée. C’est là qu’il lui tend un document rare : une correspondance entre Zamiatine et Staline, dans laquelle le premier demande, dans un style direct au second, l’autorisation de quitter l’URSS. Et Baranov de commenter : « Vous tenez dans vos mains une des plus belles suppliques adressée par un artiste à Staline. Cependant, le problème de Zamiatine était d’avoir tout compris trop vite de ce qu’allait devenir le soviétisme et surtout d’avoir commis l’imprudence de l’écrire ».
Sur ce, Baranov se met à raconter à notre narrateur toute son histoire. Elle commence avec cette phrase : « Le pouvoir est comme le soleil et la mort, ils ne peuvent se regarder en face ». Une image pour montrer comment trois générations de sa famille ont réussi à passer entre les mailles du filet. Son grand-père, au temps du « vrai Tsar » ; son père « ayant presque réussi à rester un bon communiste jusqu’au déclin du régime » et enfin, lui-même : un étudiant surnageant dans le Moscou électrique des années 1990, « où le capitalisme assumé allait reprendre les manettes du pays soviétisé ».
C’est ainsi que nous allons retraverser les dernière années tsaristes, puis soviétiques, ceci jusqu’à la fin de l’ère Eltsine et enfin, les vingt-cinq années de la « démocratie souveraine » sous l’ère Poutine.
Nous allons alors faire la connaissance des principaux acteurs de son entourage, tous inspirés des vrais protagonistes, ainsi que de sa conception fétiche : « la verticale du pouvoir » ! Commentaire de Baranov : « C’est ainsi que moi aussi j’ai glissé dans le nouveau régime avec le naturel de celui qui avait dans le sang au moins trois siècles de courbettes ». S’en suit un véritable tango infernal qui commence par un flashback, où l’on voit danser tous les jeunes loups essayant de prendre la place du « vieil ours alcoolique », à savoir Eltsine.
Dont bien sûr, l’ancien bureaucrate du KGB, Vladimir Poutine, celui-ci se voyant déjà « nouveau Kalif à la place du Kalif » ! Et c’est alors que va apparaitre dans son ombre, le fameux Baranov, convoqué au siège du FSB (ex-KGB) qui, quelques jours plus tard, se retrouve dans un restaurant français, face-à-face avec Vladimir Poutine qui l’embauche afin de « peaufiner son image ». Et, nous n’en sommes alors qu’au début du récit. Baranov va-t-il devenir le « valet Matti » de Poutine ou bien sera-ce le contraire ? Magnifique portrait d’un pouvoir absolu qui provoque un sacré froid sibérien dans le dos !
NB : dans le même registre, pour les personnes s’interrogeant sur l’occultisme en Russie, le Rat noir vous suggère de découvrir l’étonnant document de Patrick Maraloni, paru dans la Revue Basero (N°2&3, éditions L’Echappée) sur la télépathie en Russie tsariste, puis en URSS jusqu’aux années 1930.
Umberto Saba : Ernesto
Umberto Saba (pseudonyme d’Umberto Poli), est né le 9 mars 1883 à Trieste, alors sous l’Empire austro-hongrois, d’une mère juive du ghetto de Trieste et d’Ugo Edoardo Poli, agent de commerce d’une noble famille vénitienne. Quand la Première Guerre mondiale éclate, leur fils, Umberto Saba est appelé sous les drapeaux. C’est durant cette période qu’il découvre Friedrich Nietzsche. Après-guerre de retour à Trieste, il commence la rédaction du Canzoniere, se lie d’amitié avec Giacomo Debenedetti et collabore à la revue Primo Tempo.
Il participe au milieu littéraire et gravite dans les sphères de la revue Solaria. Entre 1929 et 1931, en raison d’une crise nerveuse intense, il commence une analyse avec Edoardo Weiss (introducteur de la psychanalyse en Italie en 1932). C’est alors que la critique découvre Saba, (ainsi que de nouveaux jeunes auteurs, Comisso, Penna, etc.) et commence à le considérer comme un maître.
En 1938, en raison des « lois raciales » mises en place par Mussolini, Umberto cède sa librairie et émigre à Paris. Il retourne en Italie fin 1939, d’abord à Rome où Ungaretti essaie en vain de l’aider, puis à Trieste, où il décide d’affronter avec d’autres Italiens « la tragédie nationale ». Le 8 septembre 1943, il est obligé de fuir avec sa femme et sa fille. Il se cache à Florence en changeant de très nombreuses fois d’appartement, aidé par le poète Eugenio Montale et Carlo Levi. Après la guerre, Saba reste dix ans à Milan, retournant épisodiquement à Trieste. Malgré ses deux prix littéraires, Saba reste éloigné du milieu néo-réaliste qui le redécouvre avec ferveur. Son œuvre romanesque et poétique est résolument autobiographique.
Ernesto. Nous sommes à Trieste dans les toutes dernières années du XIXème siècle sous la domination autrichienne, tandis qu’un dialogue s’instaure entre « l’homme », un manœuvre occasionnel embauché dans un entrepôt de farine « à l’allure vaguement gitane » et Ernesto, notre héros, un jeune garçon de seize ans, vendeur « ». Le sujet de la discussion des deux protagonistes concerne leur patron, mais dévie rapidement sur des révélations plus intimes, de part et d’autre.
Nous allons alors suivre le chemin d’une relation devenant très intime et privilégiée. Une passion plus physique et globale pour « l’homme », tandis qu’elle lasse rapidement le gamin. Sans compter les conséquences qu’implique une telle relation dans une société très règlementée, autant au niveau des genres que des classes sociales. L’histoire se corse tandis qu’Ernesto décide de mettre un terme à ce « sac de nœuds » [NdR : merci de me pardonner ce mauvais jeu de mots !]. Mais comment ne pas vexer ou être méchant avec « l’homme », lorsque l’on est comme lui, un garçon au naturel si gentil et complaisant ?
Les cinq épisodes de ce magnifique roman nous mènent de rebondissement en rebondissement, ponctués par les singuliers dialogues de personnages souvent très attachants. Nous pouvons également jouir d’une peinture pittoresque de la Trieste aux heures du règne de l’empereur François Joseph (coutumes, préoccupations politiques et sociales). L’appendice reproduit une lettre qu’Ernesto adressa à un professeur, émouvante confession bien que partielle !
Enfin en postface, Maria Antonietta Grignani revient en détail sur la « naissance » d’Ernesto durant l’été 1953, à l’appui des lettres dans lesquelles Umberto Saba, bien que très malade, dévoile ses intentions concernant son roman, dont il pensait qu’il ne serait jamais publié ...
Anarchisme en Méditerranée orientale et occidentale
Y sont rassemblés les textes de chercheurs et chercheuses, étudiant l’histoire de l’internationalisme et de l’anti-autoritarisme, en Méditerranée orientale et méridionale, entre la seconde moitié du XIXème siècle et la Première guerre mondiale, « longtemps restée en marge de l’historiographie et seulement remémorée à partir des mouvements sociaux dans cette région entre 2011 et 2020 ».
Et ceci, « selon une approche méthodologique transnationale commune aux différents auteurs, conduisant au dépassement de la "dictature du national" et à la fin de la distinction entre migration politique et migration économique, afin de redonner à la Méditerranée la centralité qui était la sienne de la fin du XIXème au début du XXème siècle, aux frontières plus fluides que de nos jours » !
Et ce n’est pas tout : dans ces sept textes, nous expliquent Isabelle Felici et Costantino Paonessa, « le choix a été fait de considérer le sentiment d’appartenance du point de vue de l’histoire sociale des idées et de la notion de déplacement, au sens le plus large, plutôt que celle de "mouvement", généralement utilisée ».
D’où le titre de la première partie de l’ouvrage « Déplacements ». Serena Ganzarolli y introduit une première figure marquante, Amilcar Cipriani. Un « garibaldien en Méditerranée », dont il ne faut pas limiter l’évolution idéologique et politique à sa seule participation à La Commune de Paris en 1871. On suit au contraire sa route, tandis qu’il quitte Rimini e 1859 à l’âge de 16 ans, pour participer à la Deuxième guerre d’indépendance italienne qui lui vaudra un procès, aux côtés de Carlo Cafiero et Errico Malatesta (épisode développé plus loin). On retrouve Cipriani déserteur à 20 ans, exilé d’abord à Alexandrie, puis durant ses péripéties en Grèce (1862), alors qu’il combat pour la destitution du roi Otto de Wittelsbach. Ce dernier imposé par la France, la Russie et l’Angleterre, à l’issue d’une guerre contre l’empire ottoman.
L’autrice s’interroge alors longuement, sur les raisons qui ont poussé Cipriani à s’embarquer pour la Grèce, puis la Crète (1866), mais surtout se penche sur leur contexte sous l’occupation ottomane.
Le tout expliquant l’évolution des idées internationalistes de Cipriani et sa participation à La Commune de Paris, qui le conduiront huit ans en déportation en Nouvelle Calédonie jusqu’en 1880, avec les autres Communards condamnés à l’exil.
Mais, son histoire ne s’arrête pas là. Reste à découvrir son autre séjour en Crète et son conflit avec Malatesta (luttes de libérations nationales vs/ internationalisme anarchiste). Très intéressant.
Thomas Bleugniet reprend la plume pour nous parler du parcours d’un autre anarchiste italien en Méditerranée, à la fin du XIXème : Florido Matteucci. Sa participation à l’internationale anarchiste en 1876, en passant par ses périodes d’emprisonnement à Naples, Gênes et Florence. Et son itinéraire « romanesque » de militant clandestin (comme beaucoup d’Italiens de l’époque), après sa libération de 1880 à 1885, entre les grands foyers de l’anarchisme en Italie, à Genève, Lugano, Marseille, Nice, Barcelone et Alexandrie !
Bonne occasion d’en apprendre beaucoup sur les pratiques de surveillance et d’administration de l’exil, couramment pratiqué à l’époque.
Dans « Lieux », la deuxième partie de l’ouvrage, Weil Bahri aborde l’émergence entre 1885 et 1921, de groupes politiques (14) et d’organismes syndicaux en Tunisie, dans lesquels opérèrent nombre d’anarchistes italiens sous la « Régence », afin de diffuser les idées et pratiques anti-autoritaires. Rim Naguid nous embarque alors pour l’Alexandrie du XXème siècle, et reconstitue en détail, « deux épisodes déterminants pour le développement des réseaux anarcho-syndicalistes ». Le premier en 1907, avec l’arrestation par la police égyptienne sous domination ottomane, du leader du Mouvement socialiste révolutionnaire d’Odessa et de deux marins, à l’occasion du complot, organisé par le consulat russe pour demander leur extradition. Episode historique qui soulèvera un immense élan de solidarité, mais n’anticipons pas sur la suite. Signalons juste la rebelotte en 1913, où trois marins du Syndicat de la mer Noire sont arrêtés sur ordre du consulat de Russie. L’autrice développe alors avec brio, l’aspect international, cosmopolite et transnational des deux événements, ainsi que le contexte historique de l’Egypte, encore province ottomane sous contrôle britannique au tournant du XXème.
Dans la troisième partie, « Points de vue », Laura Galian traite de l’anarchisme espagnol et de la question du Maroc, avant et pendant la guerre civile (1936/39), à partir des discours et prises de positions des anarchistes espagnols, à l’égard du Maroc et des Marocains sur l’internationalisme et le colonialisme. Et ceci, depuis et face à la naissance du fantasme d’une réunion ibérique (Portugal/, Espagne/Andorre), et d’une étroite collaboration économique et politique avec le Maroc. L’occasion de suivre de près l’évolution de l’anarchisme espagnol au Maroc, entre immigrations et luttes ouvrières. Tentatives d’insurrection anticoloniales au Maroc et explication des raisons pour lesquelles les troupes républicaines n’ont pas encouragé le nationalisme marocain contre Franco.
Focus sur la représentation des Marocains dans la presse anarchiste. Etude comparée des communautés d’anarchistes italiens sur les routes de la Méditerranée, dans une Egypte « bouillonnante » et dans une Tunisie au contexte beaucoup plus calme.
Dans les deux cas, précise alors Giorgio Sacceti, « persiste le conditionnement des rapports humains et sociaux ruinés par des situations et mentalités polluées par le colonialisme, même pour les anarchistes ».
Ce dernier reprend ensuite le cheminement des chapitres précédents, à partir des migrations du militant anarchiste Romolo Garbati, exilé politique errant entre Tunisie, Algérie et Egypte. Ce dernier ayant lui aussi, tout comme les autres personnages évoqués dans l’ouvrage, « exploré, selon différents angles, les liens entre dimension personnelle, biographie locale, provenance et parcours migratoire international, à l’époque de la première phase d’apogée de la mondialisation apparue à la fin du XIXème siècle, jusqu’à la Première guerre mondiale ». Ceci tendant à souligner « la prévalence de la notion de déplacement plutôt que celle de mouvement ». Notions nous apparaissant beaucoup plus claires après lecture.
En postface, Isabelle Felici et Constantino Paonessa nous expliquent l’idée et la naissance de ce livre en 2020. Le contexte, ou comment durant l’épisode du covid et des restrictions de déplacements, les divers auteurs ont réussi à faire parvenir leurs textes aux deux organisateurs de l’ouvrage, permettant ainsi la réalisation de cet ouvrage qui passionnera les historiens du mouvement anarchiste (même si depuis sa publication, quelques spécialistes ont réfuté certaines thèses évoquées), mais aussi les personnes curieuses de découvrir son parcours dans les régions méditerranéennes.
Patrick Schindler, individuel FA Athènes
Un passager clandestin qui n’a pas oublié
PAR : Patrick Schindler,
individuel FA Athènes
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le 5 novembre 2024 19:18:58 par Patricia Stiebel-Poiré |
Comme toujours ces articles soulèvent la curiosité et ouvrent de nouveaux horizons . J’aurais un penchant pour le Nez de Gogol et je recommande Le mage du Kremlin captivant .Patricia Stiebel