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par Franck Thiriot le 11 novembre 2024

Il court, il court l’insoumis… Mémoire des luttes antimilitaristes  troisième partie

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Article extrait du Monde libertaire n°1867 de décembre 2024
Retrouvez Franck Thiriot nous relatant ses années d’insoumission dans l’immédiat après 68. Petit rappel. Extrait de l’épisode 2 publié dans le Monde libertaire de novembre :
« […] Un groupe de copains insoumis accroche le 25 novembre [1973] une banderole "Libérez les insoumis" à l’une des tours de la Cathédrale Notre-Dame de Paris. Ce dimanche matin, sur le parvis, les flics s’entassent dans leurs fourgons comme serpents en vivarium. L’un des CRS venus décrocher la banderole a répondu au passant lui demandant quel était le contenu de l’inscription : “J’sais pas, c’est écrit en étranger” […] »
 




Bis repetita placent…



Puisqu’une innocente banderole accrochée sur l’une des tours de Notre-Dame-de-Paris indispose tant les Maîtres du monde, dont les molosses à képis et colliers intégrés ne lisent pas « l’étranger », nous décidons de les rendre furieux avec la même blague en pochette surprise. Il s’agit de protester en particulier contre la détention à Fresnes de notre camarade Bruno Hérail, du Groupe d’Insoumission Collective de Lyon (Hérail, Petit, Planchez) incarcéré depuis plus d’un mois.
L’effet de surprise risquant de ne plus jouer sur l’île de la Cité, surtout because le vaste poulailler à chapons du 36 quai des Orfèvres, juste en face, nous irons investir le clocher de Notre-Dame-de-la-Croix, dans le quartier populaire de Ménilmontant, comptant sur l’appui de la population. Ne s’agit pas de « demander asile » à un lieu religieux supposé « sacré », juste de profiter d’une vue dégagée sur Paname, visibilité militante oblige… Branle-bas : ce vendredi 7 décembre (1973) deux insoumis membres de notre GIT [note] de Paris s’emparent par surprise de la clef de la lourde située au bas de l’escalier du clocher, referment la serrure derrière eux pour s’installer là-haut, aux courants d’air. Le radis-noir de la paroisse, bien que trouvant « regrettable » le procédé utilisé, n’appelle pas la police, « s’inquiétant même de la situation de jeunes gens qui refusent d’accomplir leur service militaire », comme le rapportera le journaliste Michel Castaing dans le quotidien Le Monde.

Le lendemain après-midi est organisée, par nos camarades du GIT de Lyon, une manif sauvage dans cette ville, place des Terraux, en soutien au GIT de Paris, aux cris de « police-armée-justice-répression ». Des militants du Comité d’Action des Prisonniers (CAP), dont Serge Livrozet, son fondateur avec Michel Foucault, nous soutiennent. Serge, un copain, ancien plombier, perceur de coffres-forts, écrivain autodidacte, poète, militant libertaire, ami de Jean-Paul Sartre, accompagna le pré-lancement du quotidien Libération. Figure de la contre-culture, Serge Livrozet participera à plusieurs de nos réunions préparatoires (Nicolas Drolc lui consacrera un portrait intime dans son film La mort se mérite, en 2017. Né le 21 octobre 1939, Serge décédera le 29 novembre 2022).
Sur l’un de nos tracts, en grosses lettres : « L’armée emprisonne, la société emprisonne, on peut vivre autrement, on veut vivre autrement ». Sur un autre : « La force de l’État c’est l’argent de notre travail, l’armée où il nous embrigade, la prison où il enferme les récalcitrants. Nous sommes insoumis, nous refusons l’exploitation, l’armée, la prison. Ensemble nous avons commencé de vivre autrement. Notre force sera notre nombre et notre volonté de vivre ! »

« C’était comme entrer avec une tronçonneuse dans un bloc opératoire. »

Le dernier jour de l’occupation, nous distribuons une brochure où nous écrivons ceci : « Les insoumis veulent vivre libres et non comme des esclaves. Ils veulent pouvoir créer et s’exprimer. Ils veulent que leur travail serve à la vie de tous et non à l’enrichissement de quelques-uns. Ils luttent pour une terre délivrée de la pollution, de la guerre, de l’exploitation, de la fatalité du malheur. C’est à nous tous, ensemble, de le vouloir. Tous ensemble, nous pouvons refuser d’être bernés, dupés, “roulés”. Tous ensemble, nous pouvons refuser d’obéir. Oser crier cela déchaîne la violence, oser vivre cela, en commençant par refuser l’armée, conduit tout droit à la prison. Pourquoi ? C’est ce que les membres du Groupe d’Insoumission Totale, pendant ces dix jours où leurs camarades occupaient le clocher, voulaient demander aux gens du quartier. »

« Une dizaine de cars de police, des voitures banalisées, des motards, plusieurs sections d’intervention avec casques et matraques – une bonne centaine d’hommes au total – et le lot habituel d’indicateurs et de policiers en civil : tout ce déploiement de force […] a duré plus de deux heures », écrit Michel Castaing trois jours plus tard dans Le Monde,  « […] spectacle indigne de jeunes pacifistes pourchassés et parfois molestés, au milieu des passants, par ceux-là mêmes qui sont « gardiens de la paix », ont donné une publicité inespérée à cette manifestation antimilitariste. […] Initialement massés à l’angle des rues Julien Lacroix et de Ménilmontant, pour empêcher tout rassemblement devant le parvis de l’église, une partie des gardiens de la paix, en képis et armés de matraques, entreprenaient d’appréhender les membres du GIT, réunis devant l’entrée de la station de métro. Il s’ensuivait des poursuites au milieu de la circulation automobile et sur les trottoirs. Des interpellations étaient opérées ». C’était comme entrer avec une tronçonneuse dans un bloc opératoire. Les articles de Michel Castaing, qui décédera en 2005, participeront à faire connaître et comprendre notre mouvement.

Le quotidien Le Monde, repris en main par des « rédacteurs objectifs et neutres » quelques années plus tard, le genre de journaliste honnête qu’était Castaing n’y avait plus sa place. Beaucoup de ses « collègues », là ou ailleurs, ne pratiquent dorénavant qu’une littérature à la vapeur, passe-partout et conforme aux intérêts et desiderata des puissants. En 2016, les avocats du quotidien vespéral auront même l’outrecuidance de vouloir poursuivre le journal de la FA, Le Monde Libertaire, pour usage du nom durant des décennies, sous prétexte de risque de confusion avec leur titre. Vous pouvez rire, ces gens-là osent tout, c’est même comme ça que nous les reconnaîtrons toujours...


Ça branle dans le manche, les mauvais jours finiront





Bientôt, doit avoir lieu le procès de Bruno Hérail à Paris. Puisque la presse aux ordres n’aime que les anecdotes, nous allons faire d’elle une anecdote de notre combat, en organisant une distribution massive d’une édition pirate d’un « grand quotidien parisien » torche-cul. Faut ce qui faut, gare à la revanche. Depuis plusieurs mois, nous récoltons discrètement des fonds pour cette opération « sensible » par des ventes, des quêtes, des appels à soutien, etc. Jusqu’ici, rien n’a filtré et ne filtrera jusqu’à la fin de l’opération. La police politique des Renseignements Généraux (RG) n’est vraiment pas à la hauteur ce coup-ci non plus, ses fonctionnaires grassement payés, paresseuses vipères lubriques et visqueuses, sont justes capables d’un dorage de couenne sur les terrasses de cafés en bordure de manifs plan-plan, même pas foutus de se démancher le troufignon pour gagner le prix de leur gamelle devant la niche.

Maintenant que nous avons réuni les sommes nécessaires, reste à rassembler le nombre de bras suffisant à des distributions simultanées du Pirate dans tout Paris. Nous privilégions la diffusion par petits groupes discrets, très mobiles, aux entrées des grands magasins, couloirs de métro, halls de gares, sorties de spectacles, d’usines ou d’immeubles de bureaux importants, etc. Les paquets de journaux, lourds et volumineux, demandent des coffres de voiture et des bras. Les équipes sont dans leurs starting blocks, sous impératif de discrétion absolue. Les articles et la mise en page sont bouclés, ce sera un numéro pirate du très réactionnaire Parisien Libéré de l’ex-collabo Émilien Amaury, dit le papivore. La date choisie ? Le vendredi 21 décembre 1973, jour du dixième anniversaire de la parution au Journal officiel de la loi relative à l’objection de conscience, obtenue par notre vieux lascar Louis Lecoin, à 74 piges, après sa longue grève de la faim.

« Nous ne craignons ni les descentes de flics ni les avocats du journal piraté. »

Dans la nuit du 20 au 21 décembre, après le passage à l’imprimerie de Libé de la police politique (RG) venue prendre des exemplaires du « quotidien gauchiste » pour les petits-déjeuners des ministres, nous mettons rapidement sous presse nos dix mille exemplaires dans les locaux de l’imprimerie, avec les complicités actives des maquettistes qui nous ont aidés à copier et mettre en page la charte graphique du Parisien Libéré, sur quatre pages. Les ouvriers « du Labeur » ouvrent les yeux comme des tasses et travaillent des zygomatiques à la lecture du contenu de notre numéro pirate. En lieu et place de « Libéré » nous mettons « Déchaîné » avec la mention « imprimerie spécial SOC », sous la houlette de Georges Casalis, Daniel Guérin, Alain Jaubert et Philippe Solers. Figure l’adresse de notre Secrétariat, nous ne craignons ni les descentes de flics ni les avocats du journal piraté, les campagnes de pub sont tellement coûteuses de nos jours, celle-ci au moins serait gratos. Nous titrons sur cinq colonnes, en lettres rouges ou noires : « Enfin la vérité éclate !!! Depuis plus d’un an, 375 objecteurs défient le gouvernement ». La première page présente une photo de manifs d’insoumis en face d’un portrait d’un saint Cyprien à plumeau, boudant, les bras croisés. En pages intérieures, parodiant les rubriques du modèle piraté : « Le cas du jour » ou « confiez-nous vos problèmes » : « les objecteurs tiennent le pouvoir en échec ». Puis un article sur la politique antiécologique de l’ONF, des extraits de la loi interdite de publication, avec son « article 50 » bien encadré. Aussi des articles sur les procès en cours, un historique des luttes, des témoignages et des dessins d’humour antimilitaristes.

Ma compagne, Patrice et moi-même partons en distribuer plusieurs centaines d’exemplaires dans les couloirs de la gare St-Larzac donnant accès au métro, très passants aux heures de pointe, mais discrets par rapport à la flicaille qui rôde. Si les flics nous mettent le grappin dessus, la consigne générale est de répondre hypocritement : « On est des étudiants, des gens nous ont payés pour ce petit boulot pendant les vacances scolaires, on ignore qui c’était, on se fout du reste, il n’y a que le blé qui nous motive ». Bref, jouer les crétins, histoire de ne pas dépayser la poulaille…

Les réactions des passants à qui nous distribuons ce Parisien déchaîné sont contrastées : « Chouette, mon journal est gratuit aujourd’hui », disent les beaufs-lecteurs habituels. « Le Parisien ? Pouah ! », pour les plus jeunes, hostiles, voire même « Garde ta merde ! » croyant à une vraie campagne de pub du Parisien libéré, se ravisent à l’annonce « numéro pirate ! », reviennent sur leurs pas en souriant, l’air entendu. Aucune réaction hostile, les indifférents ne s’apercevant de rien sur le moment. C’était le but recherché : atteindre un autre public, mission accomplie.  

Le Monde et Libé seront les seuls à se faire l’écho de l’opération pirate, à l’exception évidente du Parisien Libéré, contraint à un discret entrefilet signalant à ses lecteurs qu’un numéro pirate avait été distribué la veille sur Paris, que le journal n’en portait aucune responsabilité, allant même, savourons la friandise… jusqu’à s’en excuser. Oh tirage, oh désespoir ! Aucune suite judiciaire ni policière, pas de plainte déposée. Qui aurait pu le croire ? Le rapport de force politique passait donc en notre faveur, ce qui ne mit pas pour autant un terme aux procès en cascades contre les antimilitaristes, mais avait pour effet non négligeable de faire globalement baisser « les tarifs » habituels des condamnations infligées.

Franck Thiriot

La suite dans le Monde libertaire de janvier

Retrouvez les deux premières parties de ce texte
https://monde-libertaire.net/index.php?articlen=8055
https://monde-libertaire.net/index.php?articlen=8089


PAR : Franck Thiriot
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