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par Patrick Schindler (groupe Botul de la Fédération anarchiste) le 22 avril 2018

Emma Goldman et l’agonie de la révolution russe

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Article extrait du « Monde libertaire » n° 1792 de février 2018

C’est un régal de chaque instant. Les éditions Les Nuits rouges viennent d’éditer la traduction en français de L’Agonie de la Révolution. Mes deux années en Russie (1920-1921) d’Emma Goldman. Il s’agit d’un document exceptionnel. On a l’impression, après avoir refermé l’ouvrage, qu’en février 1917 tout était déjà écrit d’avance…



Les anarchistes avaient bien raison de se méfier des Lénine et Trotsky. Emma Goldman qui débarque en Russie après avoir été expulsée des Etats-Unis avec d’autres anarchistes arrive à Petrograd en janvier 1920, pleine d’illusions. Elle y croit encore le 1er mai 1920, impressionnée par la parade organisée à Petrograd. Et puis… Elle avoue dans sa préface à la première édition américaine de l’ouvrage : « Il me fallut quinze longs mois avant de pouvoir faire le point. Chaque jour, chaque semaine, chaque mois apportaient de nouveaux maillons à la chaîne de faits qui allaient entraîner dans mon esprit la chute fatale de l’édifice tant désiré. Je me battais désespérément contre la désillusion.» Quand survient la répression des marins de Kronstadt, il s’agit d’un tournant décisif. Pour Emma, la révolution russe est bien morte.

On a menti aux prolétaires, on leur a volé la révolution


Avant d’arriver à ce terrible événement qui marquera la fin de son voyage, Emma Goldman nous entraîne avec elle durant ces deux années à travers la toute nouvelle Russie soviétique. En effet, avec Alexandre Berkman et d’autres compagnons anarchistes, ils acceptent une mission pour récolter des documents dans tout le pays afin d’organiser le futur Musée de la révolution. Le voyage se déroule dans des conditions difficiles (restrictions, complications administratives, attaques extérieures). Selon les cas, ils reçoivent un plus ou moins bon accueil. Nous voyons par ses yeux, au jour le jour, l’horrible avancée de la machine infernale communiste détruire peu à peu l’espoir suscité par la révolution. Et, petit à petit, elle ouvre les yeux, au fil de ses rencontres avec ses amis communistes révolutionnaires de la première heure, comme Maria Spiridonova, militante du Parti socialiste-révolutionnaire de gauche, ou Angelica Balabanova, militante social-démocrate et communiste cosmopolite juive ukrainienne. Et avec ses compagnons de combat anarchistes, l’Ukrainien d’origine juive et théoricien de la synthèse anarchiste, Voline, condamné à mort par Trotsky, puis banni par le nouveau pouvoir, ou encore Pierre Kropotkine, mis au rencart pour avoir critiqué ouvertement le nouveau gouvernement bolchévique et la dérive dictatoriale du pouvoir. Emma découvre alors la triste réalité. On a menti aux prolétaires, on leur a volé la révolution. Ils traversent l’Ukraine, à Kharkov, ils ratent de peu Nestor Makhno (qui aurait pu certainement leur ouvrir les yeux plus tôt). Kiev, Odessa, Arkhangelsk.

De retour à Moscou, ils assistent au congrès du Parti communiste qui valide la nouvelle économie politique (NEP), ultime concession à l’impérialisme et qui enterre le rêve autogestionnaire et émancipatoire des ouvriers et des paysans russes, premiers acteurs de la révolution. Ils s’aperçoivent, à l’occasion de l’enterrement de Kropotkine, que le pouvoir bolchévique n’a aucun respect pour ses alliés anarchistes de la première heure. Pour l’occasion, malgré leurs promesses, ils ne libèrent pas les prisonniers anarchistes, tandis que la répression contre ces derniers prend de plus en plus d’ampleur. Et puis arrive le soulèvement des marins de Kronstadt. Elle sonne la fin des illusions. Emma n’y croit plus. Plus du tout. Elle en a trop vu, trop entendu. Voici ce qu’elle pense à présent de Lénine, l’intellectuel bourgeois, qu’elle rencontre à plusieurs reprises mais qui reste sourd à ses revendications et analyses : « Il savait exactement ce qu’il voulait et semblait décidé à ne s’embarrasser d’aucun scrupule pour parvenir à ses fins. Il ne s’intéressait guère à la révolution et le communisme n’était pour lui qu’un objectif très lointain. L’État politique centralisé était la vraie divinité de Lénine, à laquelle il fallait “tout sacrifier” »

Au début de la révolution, Emma Goldman relève qu’il fut relativement facile au Parti communiste de s’emparer du pouvoir. Puis, une fois atteint le but, les bolchéviques entamèrent, après avoir créé la Tchéka, leur processus d’élimination de tous les partis et les groupes politiques qui avaient refusé de se soumettre à la centralisation et à leur nouvelle dictature. Pourtant, explique Emma Goldman dans l’arrière-propos de la première édition américaine de ses souvenirs : « Le principe libertaire était puissant dans les premiers jours de la révolution et le besoin de liberté d’expression s’avérait irrépressible. Mais, lorsque la première vague d’enthousiasme recula pour laisser place aux difficultés prosaïques de la vie quotidienne, il fallait de solides convictions pour maintenir en vie la flamme de la liberté. Seule une poignée d’individus, sur le vaste territoire de la Russie, a maintenu cette flamme : les anarchistes, dont le nombre était réduit et dont l’action, férocement réprimée sous le tsar, n’a pas eu le temps de porter ses fruits. Le peuple russe, qui est dans une certaine mesure anarchiste par instinct, ne connaissait pas assez les véritables principes et méthodes anarchistes pour les mettre en œuvre efficacement. »

« Le socialiste d’État est définitivement voué à l’échec »


Et Emma Goldman d’en tirer des leçons en pensant à l’avenir et de conclure : « Mais l’échec des anarchistes en Russie ne signifie absolument pas une défaite de l’idée libertaire. Au contraire, la révolution russe a clairement prouvé que l’étatisme, le socialiste d’État est entièrement et définitivement voué à l’échec. (…) L’autorité, le gouvernement, l’État incarnent l’antithèse de la révolution. (…) Si je devais résumer ma pensée en une seule phrase, je dirais : par nature, l’État a tendance à concentrer, réduire et contrôler toutes les activités sociales ; au contraire, la révolution a vocation à croître, s’élargir et se diffuser en des cercles de plus en plus larges. (…) L’État est institutionnel et statique, tandis que la révolution est fluide et dynamique. Ces deux tendances sont incompatibles et vouées à se détruire mutuellement. (…) “Tous les moyens sont bons”, la devise omniprésente du Parti communiste a rapidement cristallisé la perversion des valeurs éthiques. L’Inquisition et les jésuites l’avaient adoptée avant eux, lui subordonnant toute moralité. Elle n’a fait qu’encourager le mensonge, la tromperie, l’hypocrisie, la trahison et le meurtre, public ou secret. (…) L’étatisme a tué la révolution russe et il jouera le même rôle dans les révolutions à venir, à moins que l’idée libertaire ne l’emporte.»

C’est un vrai plaisir d’évoluer avec Emma Goldman à travers la Russie soviétique des premières années. De découvrir à ses côtés les pièges répandus par les tenants du pouvoir. A travers son regard vif, humain et aussi sensible aux autres que celui d’une Louise Michel en France. A l’aide de son analyse toujours juste et d’avant-garde. De l’avant-garde révolutionnaire anarchiste, humaine et sociale. Les éditions L’Echappée prévoient la parution des œuvres complètes tant attendues d’Emma Goldman, Vivre ma vie. Une anarchiste au temps des révolutions, traduit de l’anglais par Laure Batier et Jacqueline Reuss, à paraître fin 2018. Nous avons hâte de le découvrir, l’épisode du voyage en Russie n’en étant qu’un avant-goût doucereux. En les attendant, il ne vous reste qu’à vous jeter sur L’Agonie de la Révolution. Mes deux années en Russie (1920-1921), aux éditions Les Nuits rouges, 15 euros, disponible à la librairie Publico, 145, rue Amelot, 75011 Paris.
PAR : Patrick Schindler (groupe Botul de la Fédération anarchiste)
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