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Actus anarchistes
par Pascal Bedos le 17 février 2020

Adieu compagnon

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Michel Ragon est décédé dans la nuit du jeudi 13 février à l’âge de 95 ans. Nous avons perdu un compagnon. Plus que du romancier reconnu, du critique d’art et de l’historien de l’architecture, nous nous souviendrons de lui comme un homme libre et un anarchiste. Né par hasard à Marseille en 1924, il a passé son enfance en Vendée. Orphelin de père à 8 ans, il habite ensuite à l’âge de 14 ans avec sa mère à Nantes où il exerce divers petits métiers pour tenter d’échapper à la misère. Il se souviendra de la région qui l’a vu grandir pour écrire, entre autres, Les Mouchoirs rouges de Cholet, La Louve de Mervent, Le Marin des sables [note] …

En autodidacte, il est curieux et s’intéresse à tout, surtout à la littérature et dévore les ouvrages qui lui tombent sous la main. Paris l’attire, il s’y installe en 1945 et enchaîne les petits boulots, période qu’il évoquera dans Drôles de métiers, avant de devenir bouquiniste sur les quais de la Seine (1954-1964). Michel Ragon y rencontre surtout Henry Poulaille qui lui fera connaître le monde des écrivains prolétariens [note] . Orphelins, prolétaires et autodidactes l’un et l’autre, tous deux anars, ils ne pouvaient qu’être proches. Pour (re)découvrir ce formidable écrivain du monde ouvrier qui a propulsé de nombreux talents sur le devant de la scène, on peut se référer au numéro que lui a consacré la revue Itinéraire [note] ; Ragon y relate leur rencontre, leurs relations et leur brouille [note] parce que le « père » reprochait au « fils » d’abandonner la littérature prolétarienne au profit de la critique d’art. En effet, il est l’un des premiers en France à s’intéresser au mouvement Cobra, à l’art brut et à des artistes tels que Soulages, Hartung, Atlan ou Dubuffet. Il les présente et les défend dans de nombreux articles, se faisant le chroniqueur et l’historien de l’art abstrait. Il entamera, lui qui n’avait que le certificat d’étude, une carrière d’universitaire à 50 ans, devenant professeur à l’Ecole nationale des arts décoratifs de Paris et soutenant une thèse de doctorat à la Sorbonne sur La Pratique architecturale et ses idéologies.
Mais, pour nous libertaires, Michel Ragon restera surtout l’auteur de La Mémoire des vaincus (1990), cette grande fresque romancée mais basée sur des faits réels qui relate les combats anarchistes au XXe siècle. Lorsque nous l’avons contacté pour contribuer au numéro d’Itinéraire sur Henry Poulaille, il nous avait répondu favorablement et nous avait confié sa satisfaction pour l’accueil fait à son ouvrage par les compagnons et le succès rencontré : « Comme vous l’avez compris j’ai voulu diffuser la mémoire libertaire, si mal connu hors de nos milieux, dans le grand public et la presse. Le résultat est plutôt bon. Beaucoup d’articles, étonnés que l’anarchie existe encore (sic)… » Mais notre histoire commune date de vieux, en fait de son arrivée à Paris où il rencontre des militants de la Fédération anarchiste dont Maurice Joyeux. Il sera présent à chaque fois qu’on aura besoin de lui, lorsque Louis Lecoin lancera Liberté pour le soutien à l’objection de conscience, lors de sa grève de sa faim pour obtenir le statut, contre la guerre en Irak en septembre 1990 [note] , pour défendre Radio-Libertaire…

Il faudrait rééditer son Karl Marx (La Table ronde, 1959), portrait au vitriol du père du communisme autoritaire, « ténia du socialisme » et « dictateur du prolétariat ». Il en fallait du courage à cette époque pour écrire ce pamphlet à contre-courant du milieu intellectuel de gauche majoritairement marxisant. Pour Ils ont semé nos libertés (1984), ouvrage publié par la CFDT et magnifiquement illustré qui relate « cent ans de droits syndicaux », Ragon a écrit un long texte d’introduction où il constate l’évolution des conditions de travail, des mondes paysan et ouvrier, la machinisation, la naissance des loisirs, les problèmes de logement…Rendant aussi hommage à Bernard Clavel pour avoir su faire revivre dans ses romans des métiers oubliés et à l’écrivain-mineur Constant Malva pour avoir démystifié le travail de la mine. Dans La Voie libertaire, paru en 1991, il indique les raisons qui lui ont fait prendre ce chemin, les rencontres (Rirette Maitrejean, Joyeux, Lecoin, Armand Robin), l’existence de plusieurs itinéraires (illégalisme, individualisme, pacifisme, esthétisme), le retour des libertaires (1968-1988), la décommunisation (1989-1991)… J’en ai connu des équipages, publié la même année, est un livre d’entretien avec Claude Glayman, où il évoque sa vie, son travail d’écrivain, la Vendée, l’art, l’architecture, l’anarchisme, ses choix. Citons également son Dictionnaire de l’anarchie (2008) où Ragon présente les personnages et les thèmes de ce courant de pensée. Il s’y laisse parfois emporter par sa fougue car, pour lui, « l’anarchie est avant tout affaire de fidélité et d’amitié ».

Il ne fit partie d’aucune coterie et, en dépit de ses connaissances quasi encyclopédiques, il refusa toujours la posture de l’intellectuel en vue qui donne son avis sur tout et sur n’importe quoi. Il n’a jamais oublié ses racines prolétariennes et résuma sa vie en une ligne : « J’ai voulu échapper à la misère, échapper à la pauvreté, échapper à l’obscurantisme et à un monde sans culture. » Adieu compagnon.

Pascal Bedos (indiv. 93)

PAR : Pascal Bedos
indiv. 93
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1

le 18 février 2020 14:39:09 par erickirikou

Bonjour Pascal,

Merci pour ce bel hommage à Michel Ragon, qui sortait souvent sa plume et son papier pour soutenir les réfractaires à l’armée dans les années 80-88

2

le 19 février 2020 21:19:50 par Groupe Henri Laborit

Depuis l’émission de radio où je l’avais invité pour parler de son livre ’Le marin des Sables’, nous nous voyions régulièrement en Vendée, à l’occasion de la sortie d’un nouveau livre. Il m’avait dit lors de cette émission : ’Même le drapeau noir est un drapeau de trop’ ( Radio Pictons à Luçon ). Salut Camarade !

3

le 21 février 2020 18:21:31 par Eyaflalajokûl

Dans le canard enchaîné du 19/02/20 page 5 ; un hommage à été rendu à Michel Ragon.
Toutes mes condoléances sincères et mes pensées pour ses porches.

4

le 22 février 2020 08:06:48 par jo

Eyaflalajokûl, fais gaffe. Va pas lancer involontairement une rumeur. Tes pensées vont aux proches du compagnon Maurice Ragon. Pas à ses porches...

5

le 22 février 2020 09:43:57 par Henri Schmitt

Je n’ai lu qu’seul livre de cet auteur, mais qui m’avait beaucoup emballe: l’accent de ma mere. J’avais apprecie son approche de la guerre en Vendee, si differente de la vision traditionnelle dans les milieux historiques marxisants: les vendeens n’etaient pas tous d’affreux reactionnaires royalistes manipules par les nobles. Je savais que Michel Ragon etait proche des milieux libertaires, mais je ne connais pas ses autres bouquins. i

6

le 23 février 2020 18:55:21 par Eyaflalajokûl

oui Jo je m’excuses pour cette faute de frappe involontaire. Mes pensées vont bien sûr à ses proches.
Milles excuses.

7

le 10 mars 2020 16:29:21 par Marcel

un "anarchiste" enterré en l’église St Eustache à Paris 1er ? trajectoire logique après être passé par la cfdt...
vive l’anarchie