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Histoire
par Julien Caldironi le 13 juillet 2025

Quand il ne reste que les souvenirs…

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Agop Karakaya a donné la parole à son père, Murat Karakaya, dans l’ouvrage Le moulin du grand-père Minas, peu de temps avant la mort de ce dernier. Murat a vécu le terrible génocide de Dersim. En 1938, la jeune République turque d’Atatürk entend mettre au pas les régions montagneuses de Dersim. Cette zone au relief accidenté, sauvage, est majoritaire peuplée d’Arméniens, ses premiers habitants et de Kurdes. Ces populations se sont organisées en familles, en clans, en tribus et se débrouillent, loin de l’État, de ses obligations (impôts, services militaires de deux ans pour les jeunes hommes), sans se mêler du reste du pays. Rétives à toute intrusion et à toute tentative autoritaire, jalouses de leur indépendance et de leur liberté, les communautés se défendent farouchement, aidées par la topographie aiguë de leurs montagnes sacrées, un obstacle certain aux velléités conquérantes des Turcs. Dans le village de Zimbek, le petit Murat, six ans, coule des jours heureux, auprès de ses parents aimants, de ses sœurs, de ses oncles, tantes et cousins et de son grand-père Minas, dont il est très proche. Son quotidien se partage entre jeux, explorations des environs, cueillette de mûres et dégustation des galettes préparées par son aïeul.

Jours de terreur
Et puis, un jour, c’est l’horreur. L’horreur absolue, totale. Des militaires entreprennent d’exterminer méthodiquement les habitants de Dersim. Ils bombardent les villages, mitraillent les Arméniens et les Kurdes raflés. Hommes, femmes, enfants, vieillards, tout le monde est assassiné. Celles et ceux qui arrivent à fuir et à se cacher dans les cavernes sont impitoyablement asphyxiés par des gaz que la Turquie a achetés à l’Allemagne nazie. Des mères se jettent des falaises, leurs bébés dans les bras. Les personnes fusillées sont passées au fil de la baïonnette pour ne laisser aucun survivant. Une véritable entreprise génocidaire, quelques années après le génocide de 1915, la continuité exterminatrice de l’Empire ottoman à la République turque. Les régimes peuvent changer, les massacres se poursuivent.
Murat survit, protégé par le corps de sa mère, enceinte. Il est blessé de deux coups de baïonnette, mais sa mère, touchée par plusieurs balles, parvient à le mener, lui et sa sœur, chez des amis avant de périr. S’en suit un exil long et douloureux pour le petit orphelin, dont le jeune âge l’empêche de saisir toute l’horreur de la situation, même s’il sent bien dans son cœur tout le malheur qu’il traverse. Ses oncles arriveront, tant bien que mal, à réunir les rescapés de sa famille, et le préserveront de l’assimilation forcée que le gouvernement, dans sa grande mansuétude, entendait imposer aux quelques survivants, graciés, mais obligés de changer de nom, de cacher leur religion, d’oublier leur langue maternelle.


Effacer les peuples
De cette entreprise génocidaire qui a, selon plusieurs chercheurs, fait 70 000 morts et 12 000 déplacés, organisée dans les plus hautes sphères de l’État, il faut retenir deux intentions : raser les régions autonomes, en exterminer les habitants autant que possible et dans un second temps, fondre de force les réchappés dans la culture turque.
Murat Karakaya narre tout ceci à son fils, enrichit ses souvenirs fugaces des fruits de sa collecte acharnée d’éléments auprès des membres de sa famille plus âgés au moment des massacres, il nous raconte comment il survit, malgré ses blessures psychiques, ses traumatismes, avec une belle leçon d’espoir et de résilience. Murat entretint toute sa vie ses remémorations douloureuses, en les chérissant en dépit de la souffrance qu’elles occasionnaient.

De ce génocide, alors que sept décennies après, les voix des miraculés peu à peu s’éteignent, n’existent qu’une poignée d’articles et de publications. C’est dire toute l’importance de ce témoignage poignant.

Le moulin du grand-père Minas, mémoires de Murat Karakaya (Minasyan) : rescapé du génocide de Dersim de 1938
Agop Karakaya
Ed. L’Harmattan, collection Mémoires du XXe siècle
2024, 178 pages, 20 €

Julien Caldironi
Individuel FA 49


PAR : Julien Caldironi
Individuel FA 49
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