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Littérature
par Patrick Schindler le 26 mars 2024

"Nous roulerons comme les écrivains roulent Ni riches, ni fauchés... Viens être mon rat noir d’avril Viens, nous allons briser toutes les règles"

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Détournement de "April Fool" de Patti Smith




Pour commencer ce mois d’avril « à la grec » : L’histoire de l’Hellénisme constantinopolitain de 1453 à 1600. Plus contemporain : Topologies, contes d’Athènes de Joanna Dunis. Puis, Honoré de Balzac : le roman de sa vie, vu par Stefan Zweig. Flash-back sur nos années adolescentes : Les disparus de Saint-Agil de Pierre Véry. Grandes secousses américaines fortement alcoolisées : Qui a peur de Virginia Woolf ? de Edward Albee. La « fracassante » Extinction autrichienne de Thomas Bernhard. Odyssée Lumpen de Alberto Prunetti ou, un Italien au pays de Thatcher ! Clôture en polar féminin : Sans collier de Michèle Pidinielli.




Petite balade du Rat noir en République de Macédoine du Nord. Photos Patrick Schindler

« On n’est pas allé dans la lune en l’admirant. Sinon il y a longtemps qu’on y serait déjà ! » Henri Michaux

Conférence : L’Hellénisme constantinopolitain de 1453 à 1600




Fin novembre 2023, l’historien Costas Stamatopoulos donnait une conférence à l’Institut Français de Grèce (Athènes), sur l’histoire de la communauté grecque constantinopolitaine de « la fin de Byzance », à l’an 1.600.
Ses principales sources : tirées de trois chroniques contemporaines du XVIe siècle, ainsi que nombre d’archives ottomanes, de celles d’ambassadeurs étrangers et de religieux protestants allemands.

Avant de développer ce thème, Costas Stamatopoulos est revenu sur la prise de Constantinople, le 14 mai 1453. Ce jour-là, la ville (vestige de l’empire romain d’Orient et de l’empire byzantin, ultime dépositaire de l’Antiquité classique), tombe aux mains du sultan ottoman Mehmet (ou Mahomet II). Ce dernier s’autoproclame successeur de l’Empire byzantin et transforme l’église Sainte Sophie en mosquée et ce, dans une Constantinople aussi-déserte. Son premier réflexe est donc d’appâter les riches musulmans de « l’Empire ottoman montant », afin qu’ils réinvestissent la ville. Mais, ces derniers peu convaincus n’y restent guère et préfèrent regagner leurs pénates dans leurs provinces.
C’est alors que le Sultan a l’idée « lumineuse » d’exonérer les Juifs d’impôts, ainsi que les Grecs et les Arméniens qui viendraient s’y installer (environ 3.500 le font). Puis de « forcer » le repeuplement de la cité en recrutant des populations ottomanes qui représentent alors 48 % de la population totale de la ville.

C’est partant de ce contexte que Costas Stamatopoulos nous a expliqué longuement les conséquences de cette politique, notamment pour les Grecs (principalement originaires du Péloponnèse) et pour les Ottomans. Lois spécifiques ; patriarcat ; pots de vins tout-azimut, afin de « briser le moral des non-musulmans » ; concurrence entre les grandes familles, etc., etc. Et ce, jusqu’au « déclin de Constantinople », au début du XVIIème siècle, tandis que la ville est mortellement touchée par les incendies et la peste.

Ce déroulé est beaucoup plus développé dans son ouvrage L’Hellénisme constantinopolitain de 1453 à 1600, (en grec et non encore traduit à ce jour en français). A mon grand regret, le conférencier n’a pas eu le temps d’aborder, contrairement à d’autres ouvrages, les rapports entre les populations non-musulmanes grecques, juives et arméniennes. En revanche, dans la dernière partie de son exposé, Costas Stamatopoulos a insisté sur la permanence de l’emprunte culturelle grecque à Constantinople jusqu’en 1600. Et…
La suite, dans son prochain livre ?


Joanna Dunis : Topologies, contes d’Athènes



Née en 1983 en région parisienne, Joanna Dunis est autrice de films documentaires et de guides de voyages. « Française de l’étranger » depuis l’enfance, elle a vécu à Londres, Moscou, Athènes et Paris. Sa vie « entre » s’est développée autour d’un territoire changeant de langues, de frontières et de corps.



Topologies (éd. Le Castor astral), un voyage qui commence à Barcelone, destination : Athènes. Train, TGV, avion « Puis, j’ai retrouvé Athènes ». A petites touches, la narratrice nous raconte son installation dans un « petit trou » situé dans le quartier de Kolonaki, « où il fait nuit toute la journée et froid toute la nuit », mais aussi partout (ou presque), là où elle traîne ses guêtres.

Quelques petits flashs :
Croisant des jeunes « beaux qui parlent beaucoup et vite » : « Je n’y comprends rien et je me soûle de les écouter. Je les regarde et déjà je les aime ».
Lors de ses balades dans les cimetières athéniens à la recherche d’hypothétiques tombes juives : « J’ai escaladé les Chrétiens respectables et au-delà du mur j’ai trouvé les Selmas, les Esther, leurs étoiles abandonnées ».
Dans l’Athènes de la fin août, encore vide aux boutiques fermées : « Je suis tombée amoureuse d’une grecque magnifique au marché ».
Écœurement dans l’allée des bouchers au marché central. Rencontre improbable avec une tortue : « Lente et fière ».
Souvenirs d’amants, de maîtresses. Souvenirs des îles. Quart d’heure nostalgique : Moscou, Londres, Paris, l’Ukraine et la frontière afghane.
Retour en Grèce : Evocations de la Pythie, d’Ophélia-Virginia (Wolf ?), d’Alexandre le Grand.
De nouveau à Athènes : « Après un été indien qui semblait infini, l’automne a éclaté hier. En gros orages et trombes d’eaux ».
Pour clore ce petit recueil hautement poético-nostalgique, cette promesse : « Un jour je te raconterai comment j’ai rencontré la Mer, sur un rocher ».
Alors, vivement la suite !

Stefan Zweig : Balzac, le roman de sa vie



Stefan Zweig est né à Vienne, en 1881, alors, Empire d’Autriche-Hongrie. Écrivain fécond, dramaturge, journaliste et biographe, il fut, entre autres, l’ami de Sigmund Freud, Arthur Schnitzler, Romain Rolland, Richard Strauss, Émile Verhaeren et encouragea aussi beaucoup Klaus Mann à écrire.
Il quitte son pays natal en 1934, en raison de la montée du nazisme et de ses origines juives pour se réfugier à Londres, puis au Brésil où il se suicidera avec sa compagne.
Son œuvre est constituée essentiellement de biographies (Joseph Fouché, Marie-Antoinette, Marie Stuart), mais aussi de romans et de nouvelles (Amok, La Pitié dangereuse, La Confusion des sentiments, Le Joueur d’échecs). Dans son livre testament, Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, Zweig se fait chroniqueur de cet « âge d’or » de l’Europe et analyse ce qu’il considère comme l’échec d’une civilisation.



En relisant les Entretiens de Roland Barthes rassemblés dans l’ouvrage Le Grain de la voix, je suis tombé sur cette phrase : « Contrairement à la vie de Marcel Proust, celle d’Honoré Balzac est déjà à elle seule un roman ». Propos récemment confirmé par Albert Dupontel, qui prônait de « faire découvrir la vie de Balzac aux jeunes afin de leur redonner l’envie de le lire ».
Et pour ce faire, quoi de mieux que de dévorer la magnifique biographie de Stefan Zweig Balzac le roman de sa vie (éd. Poche). Zweig a mis pas moins d’une décennie pour l’achever et il ne fut publiée qu’après son suicide.
Quelle meilleure invitation au voyage ?
Dès les premières lignes, lorsque Zweig évoque l’enfance de Balzac, nous sommes plongés en plein roman. Ne serait-ce que la description de son père, personnage baroque à plusieurs facettes. Puis de la mère de l’écrivain, plus jeune de trente-deux ans que son mari, femme froide et indifférente vis-à-vis de son fils ainé, Honoré. « Si vous saviez quelle femme est ma mère : un monstre », confiera-t-il dans sa correspondance !
Puis, Zweig revient sur l’histoire du « de » que Balzac en quête de respectabilité, fera rajouter plus tard à son patronyme.
Il détaille ensuite son enfance passée « dans les serres de la discipline spartiate de sa mère et ce jusqu’à l’explosion de la révolte », en 1819 : il ne sera ni avocat, ni notaire, ni fonctionnaire pour plaire à son père... Il sera indépendant, riche et célèbre !

C’est sous une belle plume et avec force témoignages à l’appui que Zweig va nous faire vivre à côté de ce jeune homme de vingt ans, « incompris de sa famille petite bourgeoise, devenue avare sous la Restauration des Bourbons, qui cherche son chemin dans une petite mansarde parisienne, sans le sou, mais impatient de s’essayer à son "futur métier" d’écrivain ». Pour l’heure, ses parents lui concèdent deux ans pour se faire connaitre. Aussi s’essaie-t-il à la tragédie, au roman historique et devient même « nègre », afin « d’échapper à la prison détestée de la famille ». Sous pseudonyme, il se fait auteur de brochures, d’articles, de feuilletons, etc. Bref : les années sombres. Il a honte de lui. Se trouve laid. A 23 ans, timide, il n’a, ni aimé, ni vécu. Quand le destin va-t-il enfin intervenir et sous quelle forme ?
« Il n’y a que le dernier amour d’une femme qui satisfasse le premier d’un homme », écrit-il, pressentant la thérapie en acte apportée par Madame Zulma Carraud, la première de ses trois égéries. Celle-ci, une femme mûre, le prenant sous son aile et lui gardant son amitié toute sa vie. Balzac vouant un amour profond pour toutes les femmes vieillissantes ou abandonnées. Mais pour le reste ?
Zweig : « Balzac l’impatient, l’effréné, l’insatiable qui arrive à 29 ans, se lance alors dans "les affaires", se retrouve criblé de dettes et au demeurant, moins libre qu’il ne l’espérait ». Et ce, jusqu’à, pour raccourcir, ce qu’il publie enfin sous son propre nom, inaugurant le grand succès qu’il va connaitre, y compris dans pratiquement toutes les parties du monde.
Découvert notamment en Allemagne par un certain Goethe qui se dit « étonné par ce jeune talent ». Or, nous n’en sommes qu’au début de l’épopée Balzac qui nous réserve bien d’autres surprises tout au long des chapitres suivants. Zweig semble prendre un grand plaisir à creuser ce personnage fantasque qui peine à se faire une place dans les salons littéraires du Faubourg St Germain, mais qui perd tout ce qu’il gagne à cause de son goût pour le luxe et qui devient ainsi, le chouchou des caricaturistes.
Dans la suite de cette bio, tout y passe : ses rapports alambiqués avec les éditeurs, son obsession de la perfection de ses textes (un cauchemar pour les typographes et un des épisodes des plus cocasses du « roman Balzac »). Mais Zweig va également nous dépeindre au gré de sa peinture, les autres facettes de l’écrivain : le « Napoléonien de cœur devenu ultra légitimiste pour l’occasion » ; l’inguérissable « panier percé » qui dépense l’argent de ses livres (dont ses plus grands succès), avant même de les avoir écrits ou encore, l’être « qui se cache en permanence de ses créancier et navigue sans cesse entre le réel et l’imaginaire ».
Dans certains passages, « l’invraisemblable devient réel » (cf. la relation entre Balzac et la fascinante Ukrainienne, Madame de Hanska : « un roman vécu » à délecter), etc. etc. Que Balzac ne va-t-il encore pas chercher pour faire fortune ? ... Et pour quel résultat ? Mais surtout, quelle sera la dernière des « illusions de Balzac », arrivé à l’âge de 43 ans ?

Un destin hors du commun à découvrir et ceci, sans modération. Après ce grand voyage en pays balzacien, Stefan Zweig cèdera sa plume à Victor Hugo, auquel il laissera le soin de conclure sur ce destin hors du commun « d’un monstre de la littérature ». Si Balzac s’est vu, in fine, refuser un siège à l’Académie, il n’en reste pas moins qu’il a rendu un grand service et pas des moindres aux écrivains : la défense de leurs droits. Tout comme sa découverte d’un certain Stendhal qu’il a d’ailleurs promu …

Pierre Véry : Les disparus de Saint-Agil



Pierre Véry naît en 1900 à Bellon, près d’Aubeterre-sur-Dronne en Charente. Il y vit jusqu’à ses douze ans, « entre les lectures de Jules Verne et Thomas Mayne-Reid, Erckmann-Chatrian et Onésime Reclus ».
Les paysages des Charentes formeront les décors de ses romans Pont-Égaré, Goupi-Mains rouges et des Métamorphoses.
Le goût du jeune Pierre pour la fiction et les légendes locales lui vient de sa mère et alimentera ensuite son univers romanesque. Après avoir exercé plusieurs métiers, dont libraire et journaliste, il se consacre à l’écriture. En 1934, il choisit le roman policier et les romans à mystères. Il crée le personnage de Prosper Lepicq qui revient dans une demi-douzaine de ses enquêtes. En 1938, le public le découvre plus largement grâce au cinéma, avec l’adaptation des Disparus de Saint-Agil, roman paru trois ans plus tôt.



Nous sommes rendus au terme d’une année scolaire, dans un pensionnat de la région de Meaux. Etablissement dirigé par un directeur « stricte mais tolérant », assisté d’une belle brochette de surveillants et de professeurs, tous plus caricaturaux les uns que les autres. Un matin, on apprend avec stupeur que l’élève Mathieu Sorgues, âgé de seize ans, a mystérieusement disparu après s’être rendu dans la salle de Sciences Naturelles, en pleine nuit. Qu’allait-il donc y faire ?
Les deux autres membres de la « bande des Chiche-Capon », André et Philippe s’interrogent sur ce mystère : Mathieu s’est-il engagé comme mousse sur un cargo en partance des Etats-Unis ? Ou pour quelle autres raisons s’est-il envolé ? C’est alors que Philippe, pris d’un malaise soudain en classe, lui aussi disparait à son tour, en fin d’après-midi. Et dans les mêmes circonstances ... C’est alors qu’alertée par le directeur, la police s’en mêle ou plutôt… « s’emmêle » dans cet imbroglio !
De la bande des Chiche-Capon ne reste alors qu’en liste, André. Mais l’action rebondit lorsqu’un surveillant est lui aussi victime d’un accident. Suicide ou assassinat ? Mais enfin, que se passe-t-il donc dans les bas-fonds de Saint-Agil ? Si l’action ne manque pas de rythme, on est surtout charmé dans ce livre, par le style imagé de Pierre Véry qui nous fait replonger, pour notre plus grand plaisir, dans nos meilleures années adolescentes !
Un extrait du film de Christian Jaque

Edward Albee : Qui a peur de Virginia Woolf ?



Edward Albee est né en 1928 à Washington. Il est adopté deux semaines après sa venue au monde, par Reed et Frances Albee. Très jeune, il côtoie le monde des théâtres dont son père adoptif est propriétaire. Malgré une scolarité plutôt chaotique, il commence rapidement à écrire des poèmes, des pièces et des nouvelles. Il fréquente des artistes et des intellectuels, malgré le désaccord de sa mère. Cette dernière le met à la porte et l’exclut de son testament lorsqu’il a 18 ans, en raison de son homosexualité. Il est l’auteur de plusieurs pièces à succès, dont Qui a peur de Virginia Woolf ? écrite en 1963, dans laquelle il critique la « condition moderne » de vie américaine



.Qui a peur de Virginia Woolf ? (éd. Poche)
Deux heures du matin. Un couple. Martha, 50 ans « à la beauté ravagée mais présente », est la fille du grand patron de l’Université de La nouvelle Carthage. George, son mari : plus jeune qu’elle, grisonnant, il est professeur d’histoire dans la même université que son beau-père.
Après une soirée ennuyeuse « mais bien arrosée » chez ce dernier, Martha attend un jeune couple qu’elle a rencontré chez son père et invité (sans en parler à son mari), à prendre un dernier verre chez eux.
Ils arrivent. Honey : 26 ans, blonde, mince. Nick, son mari : 28 ans, blond, bel homme.
Avant leur arrivée, une (vraie ou fausse ?) scène de ménage a éclaté entre Martha (déjà bien ivre) et George.
Après les premiers mots de bonjour et d’accueil, rapidement la conversation entre George et Nick elle aussi, dérive. Passant d’une politesse de circonstance en une espèce de défi. Pendant ce temps, Martha, de plus en plus saoule et provocante, drague ouvertement Nick et se fait de plus en plus méprisante avec George. Alcool aidant, s’agit-il toujours d’un jeu ? Vulgarité, révélations de plus en plus « intimes à quatre », où cela s’arrêtera-t-il ?
C’est tout le piquant de cette pièce qui laisse deviner les sentiments d’Edward Albee vis-à-vis d’une « certaine société américaine » ...

Thomas Bernhard : Extinction



Thomas Bernhard est né en 1931, à Heerlen (Pays-Bas). Son enfance est marquée par une vie itinérante et une maladie pulmonaire, dont il souffrira toute sa vie. Il vit l’école comme un cauchemar. En 42, il est maltraité et humilié durant le séjour qu’il fait dans un centre d’éducation national-socialiste pour enfants, en Thuringe. Placé dans un internat nazi, il écrira comment à son sens, « l’éducation d’après-guerre était la même que sous le nazisme ». Thomas Bernhard était, « pur autrichien » et n’eut pourtant jamais de mots assez durs contre son pays, tout en y vivant une partie de sa vie. Homme exigeant, il écrivit son premier roman en 1963.



Le narrateur d’Extinction (éd. L’imaginaire Gallimard traduit de l’Autrichien par Gilberte Labrics) rentre d’une promenade dans Rome en compagnie de Gambetti, son élève et confident (un anarchiste en herbe). Arrivé chez lui, il y trouve un télégramme de ses sœurs qui lui annoncent que leurs parents et leur frère, sont « morts sur le coup » dans un accident de voiture. Malgré ce malheur, le narrateur (qui ressemble étrangement à Thomas Bernhard) nous explique qu’il n’avait pas de bons rapports avec sa famille, « mais seulement des rapports tendus et dans les dernières années, seulement des rapports d’indifférence réciproque » ... Tout comme d’ailleurs son rapport avec son pays d’origine, l’Autriche : « un pays de poupées », ainsi qu’avec l’Allemagne et la Suisse alémanique voisines. « Pays pourvus d’une magnifique nature, mais dont les habitants sont stupides et ne sont plus des humains mais des diplômes et des titres. Sans parler de leur langue à laquelle les mots allemands sont suspendus comme des poids de plomb » …
Quant à ses parents, le narrateur est intarissable. Riches agriculteurs propriétaires d’un domaine historique à Wolfsegg, imbus d’eux-mêmes et incultes. « J’ai aimé ces gens aussi longtemps qu’ils m’ont aimés, puis détestés à partir du moment où ils m’ont détesté ». Son père : homme soumis et pleutre. Sa femme : avare, autoritaire et ayant poussé son mari à adhérer au parti nazi. Le frère : une pâle copie du père. De tout ce passé, ne reste au narrateur que deux photos les représentant dans des poses qui les résument : « Pourquoi vouloir paraitre heureux sur les photographies et pas aussi malheureux qu’ils le sont » ? Heureusement, lui reste aussi le souvenir de Georg, son oncle adoré. « L’autre vilain petit canard de Wolfsegg, un vaurien, rentier oisif et jouisseur » ! Son oncle que le narrateur, lui, trouvait « si ouvert au monde, curieux d’art, de littérature russe [Dostoïevski, Lermontov, Kropotkine, etc.] et adorateur de « l’autre Europe, celle du soleil ». Son oncle qui encore, à sa mort à Rome, fit un énorme pied de nez à la famille en laissant tous ses biens à son intendant !
Ce sont alors les « paroles envolées » de l’oncle qui vont plonger le narrateur au cœur de ses souvenirs. Véritable exorcisme familial. Jusqu’à l’extinction ?
En prime : magnifiques digressions sur le catholicisme autrichien, ce « carcan millénaire exterminateur de l’esprit personnel, autonome et indépendant ». Fascination du narrateur pour Nietzche qu’il avoue « avoir tenté, mais n’y avoir rien compris » ! Rêves délirants et signifiants autour de Schopenhauer. Considérations sans filtre sur les années nazies autrichiennes, « les années vulgaires », etc. Dans la seconde partie du livre, le narrateur va devoir affronter à son retour à Wolfseeg, ses deux sœurs survivantes, ces « deux infatuées déguisées en dirndl (costume traditionnel des Alpes) ».
Arrivés au vif du sujet « la grande parade de l’enterrement », le rythme va alors s’accélérer. Pour comble d’ironie, ceci une semaine seulement, après le mariage d’une de ses sœurs avec « un rustre, fabricant de bouchons de bouteilles de vin, originaire de la Forêt Noire » !
Scènes quasi-irréelles, fascinantes. Notamment celle où l’on découvre que l’amant de la mère défunte n’est autre qu’un haut dignitaire du Vatican (espèce de Tartuffe), présent à la cérémonie !
Seul héritier mâle du domaine, le narrateur va-t-il faire perdurer l’ordre immuable et hypocrite qui colle à Wolfseeg ? Perdu entre autocritique et rages mal contenues, parviendra-t-il enfin à venir à bout de sa nausée du passé ?
En tous cas, avec une fin totalement inattendue et qui rassure et réchauffé le cœur !

Alberto Prunetti : Odyssée Lumpen



Alberto Prunetti, traducteur et journaliste italien a déjà publié six ouvrages en Italie, reçu de nombreux prix et a été adapté au théâtre.



Odysée Lumpen (éd. Lux) est le premier livre d’Alberto Prunetti à avoir été traduit en français.
Roman prolétarien à faire pâlir les classes privilégiées, l’auteur nous prévient tout de go : « Toute ressemblance avec des faits et personnages existants serait purement fortuite ». On comprend le pourquoi d’un tel avertissement dès les premières lignes commencées, tellement situations et personnages sentent le vécu !
L’action se déroule à Bristol dans le sud de l’Angleterre. Nous sommes sous l’ère de Mme Thatcher « la Dame de fer qui a réduit des générations d’humains à l’esclavage » ! Après un stage de cuisinier « bâclé avec une troupe de canailles de tous les pays », Alberto, en tant qu’immigré italien toscan, prête serment à la reine avant de chercher du boulot dans des restos italiens et ce, à cause de son « anglais vacillant ». Il est embauché (sans contrat, of course !) dans l’une d’elles par un couple d’immigrés italiens, racistes et homophobes. La patronne, femme pragmatique et son homme, « souvent bourré et beau parleur ». Leur fils, « crâne et pédant ». Personnel italien ou latino-américain. Serveuses britanniques. Le chef de cuisine : « moitié anglais et moitié on ne sait quoi », ancien marin et gueule cassée. L’aide pizzaiolo : « De la race des bolides, homme à tout faire en courant et qui, en fin de compte, n’en foutait pas une » !
Scènes désopilantes entre petites révoltes en cuisine et petits secrets. Mais alors, Alberto Prunetti remonte le temps. On découvre sa famille et son enfance prolétarienne, passée dans la petite ville industrielle de Pimbino (Toscane) où il termine ses études « diplômé mais sans boulot » … Retour au présent. Après son « licenciement », nous suivons Alberto de missions d’intérim en petits boulots (sans aucune couverture sociale : natürlisch !). Promu à l’entretien des chiottes dans un centre commercial, plongeur, ou encore travailleur agricole saisonnier. Passages délicieux avec autant de personnages atypiques du lumpen prolétarien anglais, que de « zombis punks ». De galère en galère, Alberto continuera-t-il longtemps à subir les dures lois du travail illégal ou préférera-t-il au bout du compte, rentrer dans son Iron Town natale ? Mais pour y retrouver qui, et y faire quoi ?
Livre grandiose, dédié à « tous les bardes des causes perdues, des chevaliers errants, des trimardeurs d’utopie, des bagagistes, des hommes de ménage, des serveurs et des héros de la Working Class » ? Avec en prime, une fin des plus sereines !
Un ouvrage à ranger dans le rayon des chefs d’œuvres de la littérature prolétarienne ou sous prolétarienne. En bonne place à côté du poignant Putain d’usine de Jean-Pierre Livaray ; du poétique L’Excès-l’usine de Leslie Kaplan (voir la rubrique d’août 2023) ; du terrible A la ligne de Joseph Pontus (rubrique d’octobre 2022), ou encore, du décapant et hilarant Travailleur de l’extrême de Äke Anställung …

Michèle Pidinielli : Sans collier



Michèle Pedinielli, est née à Nice de parents corses et italiens. Elle fait des études de journalismes à Paris, avant de retourner vivre à Nice et se consacrer au polar.



En commençant Sans collier (éd. L’Aube noire), ce délicieux polar, on se sent un peu dérouté. Il faut bien une vingtaine de pages pour faire le tour de tous les protagonistes.
Tout d’abord, celle qui va mener l’enquête : l’inspecteur privée, Ghulia Boccanera. Impulsive, râleuse, la cinquantaine et qui plus est, en pleine ménopause ! Elle partage son appart niçois avec son colocataire homo, « Beau gosse, ancienne doublure pour des séries B et gardien de musées vides » …
C’est alors que Shérif, un ami inspecteur du travail, lui demande de l’aider « à y voir plus clair dans une affaire pas très claire ». Celle de trois ouvriers immigrés blessés et ayant déclaré avoir eu des accidents domestiques. Dont un Portugais, un Moldave et un certain Fredi, muet et venant d’Italie. Or, aucun des trois n’est réapparu depuis sur le chantier.
Un des nombreux chantiers gérés par une grosse société immobilière locale, « au procédés quelque peu mafieux ». Dont le patron d’ailleurs, meurt subitement lui aussi, quelques jours plus tard d’une crise cardiaque dans sa voiture.
Il s’avère en fait, qu’il s’agit du fils d’un beau salopard : « Franquiste en Espagne, fasciste sous Mussolini, recruté lorsque le vent tourne par la CIA, puis grand ami de Berlusconi ». Charmant cocktail !

Chaque chapitre est interrompu par les enregistrements d’une certaine Monique, amnésique et qui s’interroge sur son passé. Celle-ci se demande si elle a vraiment tué un homme.

Mais quel peut bien être le rapport entre tous ces personnages ? Patience.
Page après page, nous allons retrouver le fil d’Ariane et faire un bond dans le passé, durant les années 70 « les années de plomb italiennes ». Années sanglantes où les activistes d’extrême gauche affrontent les bandes fascistes. Attentats sanguinaires, dont l’ultime « La strage di Bologna » (le massacre de Bologne), de triste mémoire.
Pages noires de l’histoire italienne. Compensées par l’humour décapant de Michèle Pedinielli dont on ne se lasse pas. Et des formules chocs. Pour n’en citer que deux : « Il avait les yeux d’un lémurien sous acide ». Ou encore : « Ses lèvres au sourire si fort qu’il faisait mal à tous ceux qu’elle ne regardait pas » ! …

Patrick Schindler, individuel FA Athènes






PAR : Patrick Schindler
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le 5 avril 2024 18:55:21 par Michèle Victor

Ah les disparus de St Agil, lu à 12 ans, c’est chouette de le voir réapparaître dans ton article, merci Patrick. Sinon, un texte de Bernhard, un des rares pas lu ( Extinction ), et aussi celui de Prunetti. Super, encore et toujours des lectures. Je suis plongée dans Pétrole de Pasolini, un pavé qui décortique l’affaire Mattei, parsemé d’éjaculations débridées, tu as lu ? Je t’embrasse. Michèle

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le 7 avril 2024 13:33:39 par Patricia Poiré-Stiebel

Une sélection de livres divers et variés toujours intéressante et présentée de façon attractive. de la lecture en perspective . Bravo

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le 8 avril 2024 18:52:42 par Marie-France V.

Merci au Rat noir, passionnant, mais il faudrait plusieurs vies pour lire tout ça !!!!