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par Jean-Pierre Tertrais le 30 mai 2023

Vers une société paysanne ?

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Article extrait du Monde libertaire n° 1850 de mai 2023




Photo tirée de l’épisode Le sacrifice des paysans du feuilleton Neumatt

Au regard de la relation « harmonieuse » entre les chasseurs-cueilleurs et les milieux dans lesquels ils évoluaient, la naissance de l’agriculture a été perçue par plusieurs scientifiques comme « le premier faux-pas de l’humanité ».
Au fil des millénaires suivants, les masses paysannes, dont la longue histoire est celle de leur dépossession, seront contraintes de servir les intérêts des classes dominantes, malgré de nombreuses révoltes pour la défense de « biens communs ».
Depuis, l’industrialisation de l’agriculture par les apprentis sorciers du capitalisme, en imposant un seul type de rationalité économique, a engendré un tel massacre – du social comme du vivant – que, paradoxalement, une société « paysanne », alliant émancipation humaine et préservation des capacités nourricières, pourrait constituer la seule chance de surmonter le chaos actuel.
Dans une débauche d’objets connectés et dans le contexte des « smart cities », l’idéal du XXIe siècle serait-il réduit à éviter que la famine n’affecte trop l’humanité ?

Le désastre de l’agriculture capitaliste
Pour mieux illustrer le fiasco, rappelons les propos tenus par H. Kissinger, une crapule de grande envergure, lors d’une Conférence mondiale de l’alimentation en 1974 à l’initiative de l’ONU et de la FAO : « Nous devons proclamer un objectif audacieux : que dans dix ans aucun enfant ne se couche plus le ventre vide ».
Un demi-siècle plus tard, malgré l’orgie de calories fossiles déversée dans le système, près d’un milliard d’habitants souffre de malnutrition chronique ! Parce que l’objectif de l’agriculture n’est plus de nourrir, mais de produire de la plus-value. Le terrain était préparé depuis des siècles : seigneurie comme système de domination et d’exploitation, enclosures (privatisation des parcelles) entraînant la mise en cause des droits d’usage collectifs et la prolétarisation du monde agricole...
La volonté d’intensifier la production des terres, l’évolution du machinisme (les prix élevés interdisant l’achat par les petites fermes) et l’exacerbation de l’individualisme possessif vont favoriser l’hécatombe : de 5.700.000 exploitations en 1892, la France passe à 2.300.000 en 1950.

Mais le capitalisme ne fonctionnant qu’à des échelles grandissantes et exigeant une croissance économique continue, la tendance à l’agrandissement, à la concentration ne pouvait que s’accélérer jusqu’à l’absurde, le capital des exploitations atteignant des proportions ahurissantes.
Fruit à la fois du « rayonnement et de l’impérialisme, la vocation exportatrice de l’agriculture – c’est-à-dire une logique de surproduction - allait être portée par les hauts fonctionnaires et une technocratie arrogante.
« Tout ce qui est techniquement possible sera réalisé 
» ! Une fuite en avant meurtrière et suicidaire.
La loi de « modernisation » de l’agriculture voulue, en France, par De Gaulle, et pilotée par deux polytechniciens, J. Rueff et L. Armand, allait engager un processus d’élimination performant : favoriser ceux dont le système avait besoin ; rendre les conditions de travail des autres de plus en plus difficiles, fragiliser et écarter les moins compétitifs.
D’où les prêts avantageux aux premiers, les « novateurs », les multiples aides, primes, subventions, les financements occultes, le laxisme et même la complicité des pouvoirs publics permettant aux moins scrupuleux de conquérir des parts de marché, le remembrement aggravant le « développement inégal cumulatif » (17 millions d’ha remembrés, avec de nombreux travaux connexes nourrissant les ingénieurs du génie rural, des eaux et des forêts d’indemnités compensatoires) ...
La recherche et l’action publique allaient s’inféoder totalement aux intérêts à court terme de l’économie et de la finance. Émouvante symbiose entre bureaucratie et loi du marché. Le vivant s’adaptera ! D’ailleurs, la carcasse d’un animal doit correspondre aux standards de la boucherie ! [Le ménage des champs, Xavier Noulhianne - Éditions du bout de la ville. Page 22" class="notebdp">note]

Le bilan est connu depuis longtemps, dans lequel le télescopage entre le temps urbain accéléré et le temps rural plus lent a pesé lourdement. Un coût social et humain exorbitant, la charge de travail (des semaines de 60 à 70 heures) comme le chômage conduisant en définitive aux mêmes conséquences (solitude, sentiment d’inutilité, perte de dignité, état dépressif, suicide). La santé menacée : accidents, intoxications, cancers induits par les pesticides, nourriture appauvrie de l’agro-industrie. Une désertification rurale accrue, la régression des territoires habités ; fermeture d’écoles, de services publics, disparition d’artisans, de commerces, perte de savoir-faire, altération du patrimoine culturel... Une grande vulnérabilité du milieu urbain : collecte des déchets, approvisionnement en nourriture (l’Île-de-France n’est autosuffisante sur le plan alimentaire qu’à hauteur de 1 %!). Des atteintes graves à l’environnement : gaspillage de l’énergie, notamment par les transports à longue distance, les circuits de distribution complexes, la climatisation, la surgélation, pollution des eaux, compactage du sol, épuisement des nappes phréatiques, destruction du paysage bocager, érosion de la biodiversité (selon la FAO, au cours des cent dernières années ont disparu 75 % des variétés agricoles et alimentaires)... Un appauvrissement génétique, des crises sanitaires, une maltraitance animale par le biais d’élevages concentrationnaires et de fermes-usines (lorsqu’un animal parcourt un mètre, il perd 0,2 calorie !). Le pillage de l’agriculture des pays pauvres, ou plutôt appauvris, notamment par les mécanismes de l’endettement. Et le gaspillage de l’argent public à travers le budget européen.

Spéculation, financiarisation et accaparement sont les trois mamelles...
Le capitalisme étant insatiable, il fallait atteindre une autre dimension. Dans la plus grande opacité, l’accaparement des terres agricoles par des sociétés d’investisseurs et des entreprises s’accélère un peu partout, mais aussi en France. Ces pratiques, dénoncées entre autres par Terre de liens ou Les Amis de la Terre, contribuent à augmenter la distance entre celui qui travaille la terre et celui qui la possède. La SAFER (Société d’aménagement foncier et d’établissement rural), qui devrait réguler l’achat de foncier et empêcher la concentration des terres, est au mieux complice, au pire écartée par des opérations de montages financiers permettant de contourner la réglementation. Grâce aussi à la cogestion syndicale des notables de la FNSEA.

Or les deux tiers des terres qui changent de main vont à l’agrandissement, empêchant l’installation de nouveaux paysans. La France a ainsi perdu plus de 100 000 fermes en dix ans, et 80 000 emplois agricoles (recensement de 2020). En effet, une grande exploitation de cent ha emploie en moyenne 2,4 personnes, tandis qu’une petite en emploie 4,8 (en sachant que certaines dépassent les 1 000 ha). Parce que certains achètent des « parcelles à prix d’or » (plus de 10 000 €/ha), les agriculteurs les plus endettés sont contraints de vendre leurs terres et de devenir salariés. En 2017, un conglomérat d’investisseurs chinois avait acquis plus de 1 700 ha de terres agricoles dans l’Indre !

Si les impacts sociaux sont lourds, les conséquences environnementales, y compris climatiques, ne le sont pas moins. Les objectifs de rentabilité conduisent à favoriser la monoculture, à intensifier la mécanisation, à adopter des pratiques agro-industrielles polluantes et destructrices des sols, au détriment des principes agroécologiques, et en totale contradiction avec la prétendue « transition ».

Des « semeurs d’espoir » ?

Qu’on les qualifie de « néo-paysans » ou de « paysans alternatifs », des individus, des collectifs tentent de résister au modèle productiviste, contestent l’ordre social dominant à partir des années 1960-1970, dans le sillage du militant et syndicaliste B. Lambert, auteur de Les paysans dans la lutte des classes, et cofondateur, en 1987, de la Confédération paysanne. Les statistiques manquent pour évaluer ce que pèsent ces « rebelles » : le Réseau agriculture durable comptait 22 groupes à la fin des années 1990, contre 46 aujourd’hui (environ 10 000 adhérents).

Travaillant en partie « à côté » du système, dans l’hybridation de la tradition et de la modernité, ce mouvement est prêt, vers la fin des années 1980, à constituer une « alternative » au système (« minoritaires mais pas marginaux » [note] . Au cours de son histoire, il intègre plusieurs dimensions : les préoccupations écologiques, la revalorisation de la place des femmes, l’intégration dans des réseaux associatifs et coopératifs, l’ouverture à d’autres groupes sociaux et à la culture.

L’objectif global est une transition vers des systèmes économes et autonomes ; refus de la confiscation des activités par des spécialistes, construction d’outils conviviaux - au sens d’I. Illich [note] – 1973– polyvalents, utilisables par tous, réparables, partage des tâches pénibles, entraide, réappropriation des savoirs et des savoir-faire. Cette critique de la technique va de pair avec une critique du travail (expérimentation, créativité, recherche de sens, diversité des travaux...) et un autre rapport au temps (respect des cycles de la nature contre le processus continu d’accélération).

Vers une nouvelle condition paysanne ?
Mais la démarche souvent courageuse d’individus désertant le marché du travail pour renouer avec les saisons, travailler le vivant, recréer un lien conscient à l’alimentation à travers la permaculture, les circuits courts, la vente directe, les AMAP ou les marchés locaux ne suffira pas à « faire société ». Ne pas se satisfaire d’occuper les interstices du système productiviste, passer d’une juxtaposition d’expériences même enthousiasmantes au projet d’une « société paysanne » devra répondre à un certain nombre de conditions dont l’émergence est loin d’être assurée. Pour sortir d’une société atomisée fondée sur la concurrence, la hiérarchie, et même la haine, il faudra commencer par (ré)apprendre à vivre ensemble, et donc à s’écouter et à se respecter. Depuis des millénaires, le pouvoir politique n’a de cesse d’opposer des egos souvent surdimensionnés ; d’où l’impératif de refonder une cohésion sociale, de réfléchir ensemble, de reconstruire du commun, de mutualiser des savoir-faire locaux, d’élaborer un projet collectif, de privilégier la coopération comme moteur de l’histoire. Quand on constate les querelles intestines qui rongent les milieux associatifs et militants eux-mêmes, on mesure le chemin qui reste à parcourir.

Ensuite, être clair sur le nécessaire abandon progressif d’une société industrielle qui, aveuglée par l’obsession d’extraire la plus grande puissance potentielle du sous-sol et mue par la seule loi du profit, a transformé la personne en pur sujet économique, n’a engendré que l’asservissement à l’outil, la subordination à la machine, programmé l’obsolescence de l’homme et l’agonie de la vie sauvage. Le souci de quantifier le monde a éliminé l’expérience sensible au profit d’une « raison instrumentale » et le « confort » de la vie quotidienne a discrètement provoqué l’amputation de nombreuses facultés humaines. I. Illich qualifie de « convivial » le niveau technologique maîtrisable par le plus grand nombre.

La prétention imbécile d’affranchir l’homme de toutes les contraintes a fabriqué des individus « hors-sol », et l’hypermobilité est vécue par beaucoup comme un arrachement, avant de devenir une errance. En aucun cas, l’homme déraciné ne peut servir de tremplin à une société épanouissante. L’artificialisation acharnée du monde a détruit le lien intime avec le paysage, et contrairement à ce que nous serinent les partisans d’un progrès promu au rang de religion, l’ancrage dans la vie biologique n’est pas synonyme d’entrave ou d’obstacle ; il permet précisément de retrouver le sens des limites. L’attachement à une communauté et à une terre et la volonté de rester maître de sa vie sont des marqueurs forts de la condition paysanne. C’est pourquoi, comme l’exprime J-P Berlan : « Il n’y a rien de plus insupportable pour l’industrie semencière que la gratuité du vivant ».

« Qui est prêt à abandonner l’univers aliénant mais feutré des écrans pour aller travailler respectueusement la terre ? »

Face aux dégâts de plus en plus préoccupants, et à plus long terme insoutenables, causés par la mécanisation, la motorisation, l’emploi de produits chimiques et la génétique, il est vital de restaurer et de maintenir les équilibres des agroécosystèmes. Et donc de réhabiliter des connaissances et des pratiques accumulées depuis des millénaires, complétées par des savoirs nouveaux (cultures associées et rotation, non-labour, lutte biologique, couvert végétal, semences et matériels adaptés, énergies alternatives, agroforesterie...). C’est-à-dire insérer l’activité agricole dans une approche plus vaste de la nature. Familiale ou coopérative, l’agriculture paysanne peut obtenir des résultats comparables à ceux de l’agriculture conventionnelle... sans les conséquences désastreuses. Et, de toutes façons, ce n’est que localement que l’on peut décider ce qu’il est nécessaire et possible de produire.

Et si une société paysanne suppose peut-être 10 ou 20 % de la population contribuant à la production agricole (au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, l’agriculture représentait 36 % de la population active) , il va falloir un tsunami dans les mentalités et des « recompositions sociales majeures » ! Vaincre le mépris séculaire qui a humilié des générations de « ploucs », de « péquenauds », de « cul-terreux » dont le patois attestait de l’obscurantisme. En sachant que c’est sur le terreau de ces offenses que prospère le fascisme. Qui est prêt à abandonner l’univers aliénant mais feutré des écrans pour aller travailler respectueusement la terre ?

Dans un livre remarquable Le sacrifice des paysans (Éditions L’Echappée), P. Bitoun et Y. Dupont répertorient les oppositions entre les valeurs du « paysan » - qu’il va falloir redécouvrir – et celles d’une modernité mystificatrice. L’unité spatiale et temporelle du travail, de la fête, des rapports humains contre la fragmentation des sphères de la vie sociale. La paysannerie comme mode de vie, rapport au monde, condition sociale contre la division du travail et l’hyperspécialisation. L’espace limité, la lenteur, l’acceptation de la puissance de la nature et la succession des saisons contre l’illimitation, la vitesse et le projet prométhéen. L’attachement à la terre et la stabilité contre le hors-sol, l’agitation maladive et la soif de colonisation. Le contact direct avec l’organique contre l’obsession hygiéniste d’un monde aseptisé. L’auto-organisation politique contre la domination de l’État et du capitalisme.

Enfin, si la question de l’accès au foncier est généralement évacuée, c’est bien parce qu’elle constitue l’obstacle le plus ardu à surmonter. Il faut cesser de croire en la générosité subite des propriétaires terriens ou en la volonté farouche des politiciens d’engager des réformes agraires « justes ». Les hectares nécessaires à l’installation d’un million de « paysans » - ou plus – il faudra, avant de les gérer collectivement, les arracher aux agri-managers. Concevoir la ruralité comme espace de lutte et de résistance : il s’agit bien d’une révolution.

Jean-Pierre Tertrais





PAR : Jean-Pierre Tertrais
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