Lutter pour tuer le fascisme

mis en ligne le 19 juin 2014
Le fascisme, fruit malsain de la guerre et expression en partie voulue et en partie instinctive de l’esprit de conservation du régime politique et économique actuel, ne sera certainement éternel. Tôt ou tard il prendra fin.
Il se peut que le fascisme se termine par un processus de dissolution interne, qui nous échappe aujourd’hui, mais dont apparaissent de temps en temps des symptômes. Il se peut que certains chefs, satisfaits de leur « réussite », comprennent que, à trop tirer sur la corde, celle-ci pourrait se casser, et leur faire perdre tout le terrain acquis. Il se peut par conséquent que ce soit eux-mêmes qui actionnent le frein et arrêtent le mouvement. Ainsi, il n’est pas improbable que la partie la plus consciente, énergique, du fascisme décide volontairement de changer de voie, et entraîne le tout en dehors de l’ornière de la violence. Il peut, enfin, se produire une sorte de processus de réabsorption de la part des institutions politiques et sociales existantes, leur permettant de récupérer les fonctions usurpées par le fascisme.
J’ai déjà examiné quelques-unes de ces probabilités ; et je n’exclus pas que pour une quelconque de ces raisons — qui peuvent également être différentes de celles que j’ai imaginées – le phénomène fasciste avec ses caractéristiques actuelles puisse à l’improviste et rapidement cesser ou disparaître. Peut-être… bien que je n’y croie guère !
Mon scepticisme à ce propos peut-être démenti par les faits ; et j’en serais très heureux. Mais le contraire est aussi possible : que le fascisme, maintenant qu’il est né, ne meure pas assez vite ou de mort naturelle. Il se peut que cet ensemble d’intérêts formé autour de lui prenne un caractère stable ; que l’organe réussisse à conserver la fonction, et donc à trouver toujours de nouvelles raisons d’être et d’exister.
Il se peut que le fascisme, même en modérant certains de ses aspects trop irritants et qui blessent le sentiment humain, reste et se consolide comme instrument de coercition violente. Il serait alors une épée de Damoclès continuellement suspendue sur la classe ouvrière, afin que celle-ci ne puisse jamais se sentir complètement en tranquillité ou bien s’abriter derrière la légalité, mais qu’elle craigne toujours de voir son droit violé par une violence imprévue et arbitraire.
Dans ce cas, pour la classe ouvrière, et en général pour tous ceux qui en ont épousé la cause, pour ceux qui estiment nécessaire la libération du prolétariat de l’esclavage du salariat, afin que tous les hommes conquièrent une plus grande justice, un bien-être accru et une plus grande liberté, il n’y a pas d’autre moyen que de tuer le fascisme. Il faut le tuer de propos délibéré, sans rester passivement dans l’expectative, sans se remettre fatalement à la force des choses, à l’évolution naturelle, au processus de dissolution, aux lois de l’économie, et à d’autres expressions semblables avec lesquelles les hommes masquent leur paresse, leur réticence à faire un nécessaire effort de volonté.
Tuer le fascisme ne signifie pas, naturellement, massacrer les fascistes. Souvent la violence contre ceux-ci encourage celui-là, au lieu de le tuer. Que ceux qui ont été agressés par le fascisme, en des circonstances déterminées de temps et de lieu, se défendent comme ils le savent et comme ils le peuvent est une chose naturelle et inévitable. Ce n’est pas un mal, mais même si cela l’était la chose arriverait quand même. Cependant, engager la lutte matérielle contre le fascisme, comme organisme en soi, en ne voyant d’autre ennemi que lui, serait une très mauvaise chose ; ce serait comme tailler les branches d’une plante vénéneuse en laissant intact le tronc, comme se débarrasser de quelques tentacules de la pieuvre sans en frapper la tête. On pourra ainsi infliger aux fascistes des défaites partielles ou des deuils, mais cela ne servira qu’à rendre la lutte plus dure, et à renforcer le fascisme, contribuer à le rendre toujours plus robuste.
La lutte contre le fascisme ne peut être menée de façon efficace qu’en frappant les institutions politiques et économiques, dont il émane et dont il tire sa source. Les révolutionnaires, du reste, qui visent à la chute du capitalisme et de l’État, s’ils se laissaient attirer par le fascisme, comme un éclair par le paratonnerre, s’ils consacraient leurs forces et s’ils s’épuisaient à le combattre seul, rendraient un service aux institutions ; institutions qu’ils souhaiteraient pourtant démolir. L’État capitaliste, avec le croque-mitaine du fascisme, réussirait non seulement à se défendre, de vivre plus tranquille, mais aussi à convaincre une partie du prolétariat de collaborer avec lui, de se rallier de son côté. Même aujourd’hui, si d’un côté le capitalisme rançonne l’État avec le fascisme, l’État rançonne le prolétariat, lui disant approximativement : « Ou alors tu renonces à tes lubies d’expropriation politique et économique, et tu envoies tes chefs coopérer avec moi au renforcement des institutions, ou je te laisse rosser et massacrer par les fascistes, et, si cela ne suffit pas, je leur donnerai un coup de main moi aussi ! »
Tant que le prolétariat sera habitué à voir dans le fascisme son ennemi particulier, à combattre à part, le chantage contre lui de la part du gouvernement réussira ; et tant que le chantage réussira, le gouvernement aura intérêt à ce que le fascisme (plus ou moins susceptible de suivre ses indications) continue d’exister.

Luigi Fabbri