Les nouveaux visages du dédain d’autrui

mis en ligne le 6 mars 2014
Le racisme redevient une manière de voir autrui véritablement commune. Ses relents s’exhalent de partout, à l’extrême droite, bien entendu, à droite – dont la porosité à ces exhalaisons est patente –, à « gauche », avec notamment le ministre Valls et sa « romophobie ». S’en tenir à ce constat serait insuffisant car les visages de ce racisme, de cette xénophobie ont muté ; le racisme de la race, à l’ancienne, est trop abrupt pour conserver une prévalence courante et majoritairement partagée (je parle du discours public, celui qui est condamnable, juridiquement et moralement, bien que je n’aie aucun doute sur l’existence massive d’un « état d’esprit » raciste en France). Alors il faut un substitut plus acceptable, un tour de passe-passe permettant de conserver les moyens d’une offensive contre autrui du seul fait qu’il est autre, sans risquer l’accusation encore infamante (pour combien de temps ?) de racisme. De l’identité de la race – qu’il faut préserver des mélanges –, on passe à l’identité culturelle – qu’il faut protéger comme on protège un chef-d’œuvre en péril… Cette identité culturelle étant souvent à entendre au sens d’« identité nationale ». On a même pu lire récemment cette expression sidérante d’« insécurité culturelle », notion totalement façonnée à des fins électoralistes, proposée par la Gauche populaire, émanation fétide du PS. Ainsi, pour prendre un exemple quasi quotidien, nombre sont ceux qui, plus ou moins benoîtement, plus ou moins allusivement, plus ou moins férocement, parlent de la « culture musulmane » pour en vérité fustiger « lèzarabes », sans qu’une seule seconde il ne soit pourtant question d’une légitime critique d’une religion aussi détestable que toutes les autres, mais bel et bien d’un cryptoracisme. Le musulman est alors subrepticement racialisé, par une procédure certes euphémisante, en lui conférant des « tares culturelles » inexpugnables (comme l’incapacité à se plier au républicanisme), prétendument déterminées par une identité culturelle qui serait à la fois homogène (tous les musulmans pensent identiquement) et monolithique (l’islam est unitaire). Ce n’est alors plus un système religieux qui est rejeté (ce qui serait louable), mais une « culture » 1 – ce qui est au mieux imprécis, au pire répugnant car introduisant l’idée d’un destin fatal, d’une fatalité de naissance, d’une trajectoire indéfectible, enfermant l’Autre dans une identité intangible, fût-elle culturelle (ce qui est donc un paradoxe), pas moins inquiétante que les assignations raciales pratiquées par le racialisme d’antan. C’est cette manœuvre rhétorique et idéologique que l’anthropologue Régis Meyran et le sociologue Valéry Rasplus analysent dans Les Pièges de l’identité culturelle 2.
Une première partie historique pose les jalons marquant l’essor de l’idée d’identité culturelle, avec ses corollaires qui en ont émergé : le relativisme culturel (un individu d’une culture x ne peut pas comprendre la culture y) et le culturalisme (tous les comportements humains sont d’origine culturelle ; la culture – aussi vague que soit ce terme – détermine le tout de l’individu, lequel n’est d’ailleurs pas individualisé mais appartient – à tous les sens du mot – à sa communauté, laquelle est, en quelque sorte, un espace clos et étanche, isolé de l’extérieur. Bien entendu, avec cette « explication », les facteurs causaux inhérents aux hiérarchies sociales et de classes sont évincés). La seconde partie s’intitule « Comment la notion anthropologique de culture est passée en politique française ». Les auteurs décrivent un processus au long cours, débutant dans les années 1970, qui voient les idées de ce qui fut alors appelé la « Nouvelle droite » devenir depuis quelques années pleinement présentes dans les discours et attitudes de l’UMP (sans parler bien sûr du FN et des groupuscules identitaires, voire de la frange déblatérante du PS, dont il est question de manière assez détaillée vers la fin du livre), avec comme moment déclencheur le fameux discours de Dakar de 2007 dans lequel Nicolas Sarkozy, alors président de la République, évoque un prototype, voire un archétype, celui de « l’homme africain », une entité culturelle hermétique et figée. Personnellement, il me semble que « culture », « ethnie », « civilisation », « communauté » (tous ces vocables étant liés) sont des mots indéfinissables non pas à cause de la pléthore de significations qu’on peut leur assigner, mais parce qu’ils n’ont pas de significations stables dûment assignables : il n’existe rien de tel que « culture », « ethnie », « civilisation », « communauté » hormis dans la construction plus ou moins fantasmatique que chaque corpus idéologique élabore ; ce qui implique, de mon point de vue, que l’usage de ces termes doit être perpétuellement critiqué et questionné selon une démarche sceptique inexorable. Bien entendu, ces termes encombrent tellement les étagères mentales de tout un chacun que ce vœu peut sembler vain et dérisoire, mais, pour emboîter le pas au philosophe Ludwig Wittgenstein, nous devons sans cesse éprouver – aux deux sens du terme – les limites du langage.






1. Par ce mot ambigu de culture, on désigne un agglomérat de sens dont la seule liste devrait suffire à susciter la méfiance : « la communauté, l’esprit du peuple, le caractère national », Régis Meyran & Valéry Rasplus, Les Pièges de l’identité culturelle, Berg International, 2014, p. 28.
2. Régis Meyran & Valéry Rasplus, Les Pièges de l’identité culturelle, op. cit, 126 pages, 16 euros. (« Petits » bémols : pourquoi ce livre n’a-t-il pas été édité, au sens vrai du terme ? Sa lecture en est souvent pénible à cause de cela… Par ailleurs, on aurait aimé moins de notes bibliographiques, vraiment surabondantes, et à la place, dans la seconde partie, des analyses plus développées.)