Les anarchistes, l’art et la guerre (1)

mis en ligne le 13 février 2014
1732ManRayAD. 1914, œuvre de Man Ray, regarde autant en arrière qu’en avant. Mais cet « arrière » est tout de même des plus modernes. À peine un an plus tôt, Marcel Duchamp avait scandalisé en exposant, à l’Armory Show de 1913, un tableau étonnant : Nu descendant un escalier. Dans ce tableau, Duchamp tentait de suggérer le mouvement en en décomposant les différentes phases, comme dans les cycles photographiques de Marey et de Muybridge, qui présentaient des suites d’instantanés décomposant la marche d’un homme, le galop d’un cheval, etc. Le nu de Duchamp est androgyne, et même à peine humain. Il s’agit de tubes, plutôt coniques, en déplacement. Un schéma de nu, plutôt qu’un nu. Un ensemble cohérent de signes disant « ici est un nu », plutôt que la représentation illusionniste d’un nu. Duchamp avait lui-même comprit ce que peignait Picasso : des représentations, mais avec le moins possible d’illusionnisme, de « représentationnisme » et le plus possible de signes. Cette diminution de la représentation, c’est-à-dire des objets réels reconnaissables, au profit des signes, c’est-à-dire de pures créations aux ordres des humains, se retrouve dans AD. 1914 de Man Ray.
Pourquoi ? Parce que Duchamp et Man Ray étaient devenus amis et le resteront leur vie durant ? Oui. Mais surtout parce que la guerre prend des humains réels reconnaissables, individuels, et en fait des soldats, c’est-à-dire des éléments homogènes, interchangeables, aux ordres des chefs. La guerre fait de millions d’êtres humains différents, variés, autonomes, une machine organisée, ordonnée articulant des millions de robots obéissants qu’elle ne considère qu’en fonction de leur usage et de leur capacité à remplir ce double usage : tuer et mourir. Les soldats sont donc représentés comme presque entièrement des signes, des objets géométriques. Sans visages, bien sûr sans visage. Le visage est la fenêtre sur l’émotion, le changeant, l’autonome, l’individuel. Tout ce dont l’armée n’a pas besoin. Deux couleurs, pour deux camps. Les chevaux, eux, sont gris, car ils sont encore au-dessous des hommes, presque des machines. Si, en 1914, les tanks avaient été inventés, Man Ray aurait peint des tanks.
Enfin, l’humour du titre. « AD » signifie Anno Domini (année du Seigneur). En l’année de Notre Seigneur 1914, les chrétiens catholiques français, adorateurs du Seigneur d’amour, se mirent en demeure de massacrer les chrétiens protestants allemands, adorateurs du Seigneur d’amour, qui se mirent en demeure de massacrer les chrétiens orthodoxes russes, adorateurs du Seigneur d’amour, qui massacraient depuis longtemps les Juifs, coreligionnaires d’un certain Jésus.
« Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens », avait-on dit quelques siècles plus tôt…