Gaz de schiste : un système aux abois

mis en ligne le 4 décembre 2013
1724gazdeschisteÀ un rythme accéléré par la révolution industrielle et le système capitaliste, nous avons éventré le sous-sol de la planète, massacré les forêts, appauvri les terres arables, vidé les océans, couvert les territoires d’autoroutes, de voies ferrées, de zones industrielles, de centres commerciaux, et même perturbé le climat. Au nom de l’efficacité. En oubliant seulement à quel prix humain, écologique, celle-ci a été rendue possible. Course au profit, aveuglement, orgueil démesuré. Le recours abusif à l’abstraction, l’artificialisation des différents milieux et des modes de vie, la financiarisation de l’économie nous ont éloignés des réalités concrètes, au point de confondre richesse et argent, de ne pas voir que les activités humaines dépendent toutes des processus naturels, de considérer la biosphère à la fois comme un réservoir de matières premières et un dépotoir.
La croissance inhérente au fonctionnement du capitalisme a rendu la « mégamachine » totalement dépendante du pétrole, c’est-à-dire d’une énergie abondante et bon marché ; la production de masse a permis d’obtenir des économies d’échelle, et notamment des coûts de transport quasi négligeables. Or les conditions qui ont favorisé cette énergie de manière si avantageuse pendant un siècle ont disparu. La réalité qui se profile, c’est l’épuisement des carburants fossiles (et plus largement un avenir de pénuries énergétiques et matérielles), la loi des rendements décroissants (les réserves facilement accessibles s’épuisant, elles doivent être remplacées par d’autres, plus coûteuses à extraire), la destruction des services gratuits rendus par la nature, la montée en flèche des coûts des dommages environnementaux. Les coûts de la croissance continuant à augmenter plus vite que la croissance elle-même, la sagesse voudrait que l’on écrase la pédale frein pour éviter de percuter le mur, que l’on remette en cause les dogmes de nos experts, que l’on reconnaisse les limites naturelles dont nous ne nous affranchirons jamais. Or le capitalisme n’a même pas ce choix : boulimique d’énergie, et malgré les signes de plus en plus évidents de sa désintégration, il ne peut que se lancer dans l’exploitation d’une autre ressource, plus abondante, que chercher tous les moyens de retarder l’inéluctable, que fournir – une nouvelle fois – une réponse technique à un problème politique, philosophique. Stratégie désespérée qui consiste à vouloir éteindre un incendie en l’arrosant avec de l’essence. Suicidaire fuite en avant.

La course folle au gaz de schiste
Or cet eldorado énergétique censé assurer l’approvisionnement continu du système en hydrocarbures, ce sont les « non conventionnels », et notamment le gaz de schiste (tout en continuant, bien entendu, selon les conditions locales, à exploiter les autres énergies fossiles). Sans surprise, tous les ingrédients se trouvent réunis pour rassurer les populations. D’abord, on évite d’informer, de consulter. Et lorsque, malencontreusement, les questions surgissent, après avoir rappelé qu’il s’agissait d’une technique parfaitement maîtrisée, utilisée depuis une soixantaine d’années « sans incident notable », on invoque : l’indépendance énergétique, la baisse des prix des énergies, la création d’emplois. Alors qu’en est-il ?
Loin des discours des industriels, la réalité sur le terrain et les nombreux témoignages recueillis mettent en évidence que les inconvénients excèdent largement les avantages (voir Gaz de schiste de M. Jobert et F. Veillerette – Ed. Babel). En premier lieu, les conséquences environnementales et sanitaires de l’exploitation du gaz de schiste.
L’extraction des hydrocarbures « non conventionnels » nécessite des quantités d’eau phénoménales, injectées sous haute pression, pour fracturer la roche. Sachant qu’environ 35 000 puits sont fracturés chaque année pour les seuls Etats-Unis, et qu’un puits est fracturé plusieurs fois pour atteindre une rentabilité satisfaisante, ce sont entre 265 et 539 milliards de litres qui sont nécessaires, d’une ressource pour laquelle de nombreux peuples se déchirent à travers le monde.
Le deuxième ingrédient indispensable à la fracturation hydraulique, ce sont les produits chimiques qui composent les boues et les fluides de fracturation. L’opacité la plus totale règne sur la composition des produits utilisés. Une scientifique, Theo Colborn, dressera une liste de 944 produits commerciaux utilisés dans la fracturation, dont seules 353 substances seront formellement identifiées par un numéro de code. Plus de 80 % de ces substances chimiques ont des effets sur la peau, les yeux ou le système respiratoire. La moitié d’entre elles peuvent endommager le cerveau ou le système nerveux. Environ 40 % ont des effets négatifs sur le système immunitaire ou cardiovasculaire. 37 % d’entre elles ont une activité de perturbation endocrinienne, 25 % sont potentiellement mutagènes et cancérigènes. Un palmarès éloquent ! Or les rares études disponibles sont celles réalisées par les industriels eux-mêmes et donc couvertes par le secret industriel ! Bien entendu, ces produits contaminent l’eau du robinet et des cours d’eau. De plus, la remontée du gaz charge l’eau d’éléments hautement toxiques (cyanure, nickel, toluène…) et même favorise l’irruption de composés radioactifs provenant des couches géologiques profondes.
Par ailleurs, les centaines de camions qui sillonnent les routes pendant des mois lors d’un chantier provoquent des nuages de poussières et dissipent les gaz dus à la combustion du gasoil. Autre nuisance, le bruit qui règne – vingt-quatre heures sur vingt-quatre – autour des plates-formes de forage (compresseurs d’air, mise en place de la foreuse, véhicules de grand gabarit) et qui génère du stress, de l’anxiété et diverses pathologies. À ce sinistre bilan, il faut ajouter les paysages ravagés, défigurés à jamais : des puits et des routes, sur des centaines d’hectares, ainsi que les tremblements de terre (sept cents environ en six mois dans l’Arkansas, entre août 2010 et février 2011). Il faut savoir en effet qu’entre 20 et 40 % seulement du volume de gaz présent dans le sous-sol peuvent être extraits. Un pourcentage qui tombe à 1 ou 2 % (!) pour le pétrole de schiste. Il faut donc multiplier les forages pour obtenir un niveau de rentabilité satisfaisant.
Et, comme si ces bémols ne suffisaient pas, les industriels et responsables d’administration américaine se montrent (discrètement) très inquiets de la rentabilité économique réelle des gaz de schiste. Par ailleurs, les réserves mondiales pourraient avoir été largement surestimées : il faut bien maintenir le moral des troupes. De toute manière, l’exploitation du gaz de schiste est incompatible avec l’objectif de lutte contre le dérèglement climatique.

S’opposer au mirage énergétique
En Pologne, premier pays européen où a commencé l’exploitation de ce gaz, et où la classe politique fait miroiter la promesse d’indépendance vis-à-vis du gaz russe, de nombreux habitants, excédés par les fissures dans les murs des bâtiments et le ballet incessant des bulldozers à quelques dizaines de mètres, se battent pour la sauvegarde de leurs villages, de leurs maisons, de leurs exploitations agricoles, de leur eau, de leur santé. En Roumanie, galvanisée par un pope hors norme, la résistance fait rage. Une concession de 600 000 hectares obtenue du gouvernement par la société américaine Chevron a mis le feu aux poudres. Dans une région où le manque d’eau n’est pas rare en été, les agriculteurs s’inquiètent de voir leurs champs se couvrir de forages, et notamment redoutent les risques de pollution des nappes phréatiques.
En Argentine, la faible capacité d’investissement des entreprises nationales a offert à des entreprises comme Exxon, Chevron ou Total des partenariats (entendez : concessions accordées pour trente-cinq ans, avantages fiscaux, garanties de prix et aides à l’exportation !). Ces manœuvres, orchestrées sur les terres des Indiens Mapuche, ont déclenché des manifestations, bien entendu, brutalement réprimées par la police locale. En France, et plus précisément en Ardèche, ce sont des permis exclusifs d’exploration et d’exploitation octroyés en 2010 dans la plus grande discrétion qui vont engendrer une mobilisation remarquable, qui devra son ampleur à la priorité accordée au fonctionnement collectif : actions d’information et de sensibilisation envers la population ; mutualisation des compétences scientifiques, juridiques, environnementales ; coordination des organisations associatives, syndicales et politiques. Plusieurs permis seront abrogés.
Scandant des slogans tels que « Nos pâturages valent mieux que vos forages », « Pas des maso-schistes », « No gazaran », plusieurs milliers de personnes ont manifesté dans la Drôme et le Jura le 19 octobre contre l’exploration et l’exploitation du gaz de schiste à l’occasion de la Journée internationale contre le « fracking », répondant à l’appel de plusieurs collectifs dont les objectifs sont de partager les expériences de mobilisation, d’évaluer les avancées obtenues, de rendre plus visible le réseau de résistance internationale.