Médecin de famille

mis en ligne le 7 novembre 2013
1960 en Argentine : à l’entrée du désert, un étranger demande à une famille d’autochtones s’il peut les suivre en voiture car il redoute de s’aventurer seul dans ces contrées inconnues. Bien lui en prend car un terrible orage contraint la petite caravane à faire halte dans une ferme isolée pour y passer la nuit et, sans la médiation des locaux, il n’est pas sûr que l’étranger eut été bien accueilli. Au matin, la route à nouveau praticable leur permet d’atteindre une région magnifique : ils ont traversé le désert pour atteindre l’Eden ? Si le schéma narratif peut sembler bien connu, son traitement réserve bien des surprises et ouvre un questionnement salutaire.
Ces lieux idylliques se trouvent à plus de 1 500 km au sud-ouest de Buenos Aires dans la région de Bariloche aux pieds des Andes. Avec ses sommets enneigés et son lac qui rappelle de Königssee, Bariloche mérite bien son surnom de Suisse Argentine. Comme son modèle helvétique, derrière la façade proprette et séduisante se cache une bien immonde réalité : en raison de l’ancienne implantation d’une communauté allemande, Bariloche a servi de refuge à de nombreux anciens criminels de guerre. Les chasseurs de nazis y ont débusqué Reinhard Kopps, mort en 2001 à Bariloche et Erich Priebke qui a été extradé en 1995 en Italie pour répondre de sa participation au massacre des Fosses ardéatines en 1944. Et comme on ne prête qu’aux riches, Aribert Heim, le médecin nazi des camps de Buchenwald et de Mauthausen y aurait également été caché… Pour échapper aux alliés, tous ces nazis ont bénéficié d’un réseau mis en place par le gouvernement argentin en collaboration avec le Vatican (notamment le cardinal argentin Antonio Caggiano et le cardinal français Eugène Tisserant) : selon le vieux principe de la Realpolitik qui veut que l’ennemi de mon ennemi soit mon ami, il convenait de sauver de conséquents anticommunistes et de mettre leurs compétences au service du régime de Perón. Lucía Puenzo a écrit un roman dont l’action se déroule dans ces lieux et ces temps terriblement ambivalents puis elle en a réalisé l’adaptation pour le cinéma : une jeune femme vraiment douée !
L’étranger du début du film se présente comme étant Helmut Gregor (Álex Brendemühl à la séduction parfaitement inquiétante), un médecin généticien allemand appelé à travailler pour une clinique vétérinaire afin d’améliorer les races bovines de la région. La mère de famille, Eva (Natalia Oreiro) qui est enceinte, peut converser avec lui dans sa langue car elle a été scolarisée en allemand à Bariloche. La famille est de retour pour rouvrir le magnifique hôtel qui appartenait aux parents d’Eva sur les bords du lac Nahuel Huapi à trente kilomètres de Bariloche dans un cadre splendide. Eva et Lilith, sa fille, sont sous le charme d’Helmut ; Enzo (Diego Peretti), le mari qui fabrique artisanalement des poupées, et Tomás, leur fils ainé, beaucoup moins… Comme Eva tient à ce que ses enfants suivent une formation identique à la sienne, elle les inscrit dans la même école qu’elle pour y apprendre langue et culture allemandes. Dans cet établissement scolaire, l’heure est venue d’enterrer (au sens propre) les secrets compromettants (comme cette photo montrant la fête donnée pour l’anniversaire du Führer dans les années cinquante) car, en 1960, Peron n’est plus au pouvoir et les nazis ne bénéficient plus de sa protection.
Malgré les préventions des hommes, Helmut s’immisce de plus en plus dans leur vie et parvient à devenir le médecin de famille. C’est qu’il est attiré par deux sujets d’étude : prématurée, Lilith a douze ans mais en paraît huit et Helmut pense qu’il est temps de tester les hormones de croissance mises au point pour les bovins sur les humains, quant à Eva, elle attend des jumeaux qui constituent toujours un objet d’études pertinent pour un généticien. Toute la subtilité de l’écriture réside dans le fait que les spectateurs découvrent en même temps que les protagonistes du récit et au fil de son déroulement les réelles motivations du médecin. Au début, on pourrait le croire simplement attiré et séduit par l’innocente beauté de Lilith (c’est la narratrice du roman !), de sa mère enceinte et de toute cette famille unie comme pourrait l’être un homme normal isolé en terre étrangère. Mais avec le temps, les indices s’accumulent et le spectateur comprend que sous l’identité d’Helmut Gregor se cache le docteur Josef Mengele, l’un des plus atroces criminels de guerre.
Pour réduire l’hostilité d’Enzo, Helmut lui propose de financer la production industrielle de ses poupées. Lorsque la caméra cadre un four, des images terribles sont convoquées avant que les têtes de poupées ne sortent de la cuisson. Ces poupées parfaitement usinées et toutes aux cheveux blonds constituent une métaphore de l’aboutissement de l’eugénisme, une préfiguration du meilleur des mondes. Lorsqu’ils reviennent à l’hôtel, les jumeaux sont nés et leur pronostic vital est engagé. Le docteur intervient secondé par une infirmière de la clinique voisine qui soigne et cache d’autres criminels de guerre. Les chasseurs de nazis qui viennent d’enlever Eichmann se font plus menaçants mais le médecin retarde son départ pour le Paraguay. On peut continuer à croire à son dévouement. C’est simplement qu’il tient à achever son expérience sur les deux jumeaux, par conscience professionnelle en quelque sorte ; une des dernières images du film est terriblement explicite : dans le berceau, un jumeau dort paisiblement pendant que son frère qui fait fonction de témoin test se tord de douleur, et, à leur chevet, Eva pleure. Encore une fois, Josef Mengele a réalisé une de ses terribles expérimentations.
Probable, la présence de Mengele à Bariloche n’est pas absolument avérée mais le choix narratif se révèle d’une grande pertinence. Le cadre somptueux de la nature – Mengele se sent chez lui comme au Berghof dans les Alpes bavaroises – renvoie à la pureté et à l’innocence de la wilderness, les grands espaces de la liberté des Amériques : le titre original, Wakolda, est le nom légendaire d’un des premiers habitants de Patagonie. Malheureusement, les indigènes (la famille unie et heureuse) y font pénétrer la quintessence de la monstruosité humaine, le véritable barbare. Or Mengele, ce sauvage absolu, a été élevé dans une famille de riches industriels bavarois, a reçu une bonne éducation catholique, puis a fait ses humanités dans une grande université allemande qu’il a achevées par la soutenance d’une thèse brillante de médecine. Cela ne l’a en rien empêché d’adhérer très tôt au national-socialisme et de devenir le médecin SS d’Auschwitz où il a conduit ses immondes expériences notamment sur les jumeaux. De quoi revenir à nouveau – et c’est une impérieuse nécessité – sur la naissance de la barbarie au cœur de l’Europe au XXe siècle !