Influence capitale : capital et intérêts

mis en ligne le 16 octobre 2013
Le 27 juin 2012, la Cour de cassation a rendu un arrêt intéressant pour qui veut dresser une géographie précise du pouvoir 1. Car pour en faire la chasse, mieux vaut ne pas lâcher la proie pour l’ombre.

La chasse
En novembre 2009, les syndicats SUD et CGT des Caisses d’épargne avaient porté plainte et s’étaient constitué partie civile du chef de prise illégale d’intérêts contre François Pérol, qui avait été secrétaire général adjoint à la présidence de la République, et à ce titre avait surveillé l’opération de fusion entre les Caisses d’épargne et les Banques populaires, avant d’être nommé en mars 2009 président du directoire de la Caisse nationale des caisses d’épargne et directeur général de la Banque fédérale des banques populaires. Le Code pénal réprime en effet, pour un agent public, le fait de tirer avantage de fonctions lui donnant « la charge d’assurer la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement (art.432-12), ou d’assurer la surveillance ou le contrôle d’une entreprise, de conclure des contrats de toute nature avec une entreprise privée ou de formuler un avis sur de tels contrats, de proposer directement à l’autorité compétente des décisions relatives à des opérations réalisées par une entreprise privée ou de formuler un avis sur de telles décisions (art.432-13) ».
Lors d’un premier pantouflage dans le secteur bancaire, il avait déjà passé outre un avis négatif de la commission de déontologie de la fonction publique. Cette fois-ci, la Commission n’avait même pas été saisie. Notre homme avait aussitôt triplé sa rémunération par rapport au prédécesseur, plus une indemnité de 60 000 euros pour frais de réception et de représentation, alors que la boîte subissait de lourdes pertes. Pour les salariés en revanche, quatre mois après sa désignation, il annonçait un plan social de 4 500 suppressions d’emplois !
Le procureur de la République estimait n’y avoir pas lieu à information judiciaire ; le juge d’instruction si. La chambre d’instruction avait statué en déclarant irrecevables les constitutions de partie civile et disant n’y avoir pas lieu à poursuivre.
On passera sur la recevabilité de la constitution de partie civile, et la caractérisation du préjudice indirect porté à l’intérêt collectif de la profession, distinct du préjudice qu’auraient pu subir les salariés (nos lecteurs syndicalistes se reporteront à l’arrêt).
On s’attardera en revanche sur la qualité d’agent public de François Pérol, car elle a donné lieu à un rappel édifiant de son parcours. Nommé à l’administration centrale du ministère des Finances en mai 2001, il fut sous-directeur à la direction du Trésor à compter de mai 2002, puis directeur de cabinet adjoint du ministre de l’Économie et des Finances en avril 2004. Nommé inspecteur général des finances en janvier 2005, il obtint aussitôt une mise en disponibilité pour rejoindre la banque Rothschild comme associé gérant. Il devient secrétaire général adjoint de la présidence de la République en mai 2007, jusqu’à sa nomination à la tête des Caisses d’épargne et Banques populaires en mars 2009. Les deux ans de « disponibilité » chez les Rothschild, avant de rejoindre Nicolas Sarkozy, donnent évidemment à ce portrait de l’agent « public » ses traits les plus caractéristiques de l’imbrication très française de la haute fonction publique et des « forces du marché » 2.

L’ombre
La chambre d’instruction avait insisté sur les processus formels de prise de décision, pour dire que l’influence de François Pérol sur la fusion des deux réseaux bancaires n’était pas établie. En clair, il n’avait pas le pouvoir.
Le fait qu’il avait été directeur de cabinet adjoint du ministre de l’Économie et des Finances jusqu’en janvier 2005, où il avait déjà suivi le rapprochement des deux groupes en vue de la création en 2006 de la filiale commune Natixis, ne comptait pas. Trop ancien.
Quant aux fonctions auprès de la présidence de la République, la chambre d’instruction estimait que les articles 432-12 et 432-13 du Code pénal s’entendaient de compétences juridiques attribuées par un texte législatif ou réglementaire et la participation à un processus formalisé de prise de décision. Elle invoquait les rapports de la commission de déontologie de la fonction publique, qui, jésuite, disait en 1996 : « Même si la commission n’ignore pas l’étendue de l’influence des membres des cabinets ministériels auprès des administrations […], elle a constaté que les responsabilités formelles sont, en matière de pouvoir de décision, de contrôle ou d’autorisation confiées par les textes les instituant, soit directement au ministre, soit par délégation aux directeurs d’administration centrale. » Dans le cas de François Pérol, la commission n’avait pas été saisie, mais son président avait donné un avis le 24 février 2009, à titre d’opinion personnelle (on est entre soi, cher ami !), qui reprenait l’argument du conseiller sans pouvoirs. Plus perfidement encore, la chambre d’instruction avait noté « qu’il ressort de l’enquête préliminaire, des déclarations de M. Perol et des textes législatifs et réglementaires applicables, qu’il n’existe pas de définition des fonctions de secrétaire général adjoint de la présidence de la République ». Eh ! Si on ne sait pas ce qu’il fait, c’est bien qu’il n’a pas de pouvoir, non ? !
François Pérol lui-même, quand il fut entendu par la brigade financière, exposa doctement : « Ma fonction comporte trois aspects : un premier aspect d’ordre politique qui correspondait à l’essentiel de mon activité. À ce titre, je devais apporter au président de la République un éclairage sur les conséquences politiques des choix faits en matière économique par le gouvernement, ainsi que sur la cohérence de ces choix avec les grandes options politiques du président. Cela implique de participer à la préparation des interventions du président (discours, déplacements, interventions dans les médias), […] je veux préciser que mon éclairage est d’ordre politique et non technique, cet éclairage technique étant apporté par les ministères. […] La seconde fonction est une mission de diplomatie économique, qui a pris beaucoup de place compte tenu de l’évolution financière et économique internationale. […] Cette mission consiste en particulier en la préparation des réunions internationales, notamment la préparation et la conduite de la présidence de l’Union européenne. […] La troisième mission est de tenir le président informé de l’évolution de certains dossiers et de l’éclairer sur les questions économiques. Cela consiste en la production de synthèses sur la conjoncture, préparer des rencontres avec certains interlocuteurs, l’informer sur des sujets économiques très divers et répondre à des demandes du président sur ces questions. » Autrement dit : c’est moi qui sait, qui pense, qui prépare les « éléments de langage » 3, qui assiste aux réunions décisionnelles, mais je n’ai aucun pouvoir. Seul celui pour qui je fais tout ça est détenteur du pouvoir.
Pourtant, concernant la fusion des deux réseaux bancaires, les pièces produites établissaient l’intérêt qu’il portait au dossier et la prise en compte par ses interlocuteurs de ses choix stratégiques. Il a confirmé avoir rencontré les acteurs du projet à plusieurs reprises, afin de permettre au président de la République de disposer d’une information directe, qu’il justifie en disant : « Les autorités considérant qu’il fallait une intervention de l’État, il fallait une analyse politique de cette décision d’aider une nouvelle fois les banques, comment expliquer cela à l’opinion. L’enjeu était le respect de l’engagement politique du chef de l’État qu’aucune banque en France ne ferait défaut. » Et lors de son audition par la commission des finances de l’Assemblée nationale, il soulignait encore : « La thèse selon laquelle je serais en situation de prise illégale d’intérêt est purement politique. J’ai certes donné mon avis au président de la République, mais cela ne signifie pas que je sois en situation de prise illégale d’intérêts car, contrairement à ce que vous pensez, les institutions fonctionnent : c’est la commission bancaire qui est chargée du contrôle des banques ; c’est le ministère des Finances qui est chargé de la régulation du système bancaire. C’est la commission bancaire et la direction générale du Trésor qui instruisent les dossiers et ce sont elles, et non pas moi, qui ont calibré le plan de recapitalisation bancaire. » Beau comme l’antique, non ? !

La proie
Les plaignants soutenaient qu’il fallait s’attacher non pas aux décisions formelles (signature d’une autorité), mais aux décisions réelles et substantielles, et pour une fois, la Cour de cassation ne s’est pas laissé impressionner par la pression élyséenne et la langue du pouvoir qui pervertit les mots et les concepts. Dans un attendu court et net, elle a tiré la conclusion évidente de tout le descriptif ci-dessus, en posant le principe que « la surveillance, au sens des articles 432-12 et 432-13 du Code pénal, peut s’entendre comme de simples pouvoirs de préparation ou de proposition de décisions prises par d’autres ou même d’avis en vue de décisions prises par d’autres ; que de tels actes peuvent résulter de l’exercice d’un pouvoir de fait, y compris d’origine politique, sur les organes décisionnaires ; […] que les fonctions de secrétaire général adjoint à la présidence de la République n’étant définies par aucun texte, il ne peut ressortir de la seule audition du mis en cause, contraire aux allégations de la plainte et qui n’a été ni vérifiée auprès de l’administration, ni recoupée auprès des acteurs de l’opération en cause, qu’aucun des actes auxquels il avait pu procéder ne permettait de caractériser l’infraction de prise illégale d’intérêt ; qu’en refusant de vérifier l’exactitude des faits dénoncés par une information, la chambre de l’instruction a violé les articles 85 et 86 du Code de procédure pénale ».
Celui qui vote pour voter est un âne, celui qui est élu un pantin. C’est dans la couche des conseillers que réside le pouvoir de fait.



Otis Tarda
Groupe libertaire Louise-Michel


1. Cour de cassation, crim., 27 juin 2012, n° 11-86.920, Actualité juridique du droit administratif (AJDA) 2012, p. 2201.
2. Pour une étude sociologique menée chez les bourgeois, lire Les Ghettos du Gotha : comment la bourgeoisie défend ses espaces, de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Le Seuil, 2007.
3. Sur la langue et le langage du pouvoir, lire l’article de ma compagne du groupe Louise-Michel, Léa Gallopavo, « L’état, mauvaise langue », Le Monde libertaire n° 1687, du 15 novembre 2012.