Le piège de la guerre

mis en ligne le 18 septembre 2013
1715AntiWarCela recommence. Comment faire pour éviter de se faire prendre une nouvelle fois ? Comment faire pour ne pas avoir à répondre à cette mise en demeure infâme : si vous êtes contre une intervention militaire, c’est que vous soutenez l’horreur qui a pour nom, cette fois, Bachar al-Assad, mais qui, hier, s’appelait Kadhafi, Saddam Hussein ou bien Ben Laden ou Aqmi. La technique employée par les États bien pensants est à chaque fois la même. Il suffit d’attendre qu’une insurrection se développe et se heurte à une résistance de l’oppresseur qui va utiliser des moyens « contre-nature » pour que l’appareil politico-militaire se mobilise et fasse donner ses experts en communication afin de lancer urbi et orbi le message de justification d’une intervention armée. C’est ce qui vient de se passer avec la Syrie.

Petit rappel
Ce que l’on a appelé le « Printemps arabe » démarre en décembre 2010 en Tunisie, s’étend à l’Égypte puis à la Lybie, au Bahreïn, au Yémen, puis en Syrie. Dans un pays où la liberté d’avoir une opinion différente du pouvoir en place n’existe pas, les manifestations qui ont lieu à partir du 15 mars de l’année suivante sont, de fait, des actes de désobéissance civile et sont réprimés comme tels. Ces manifestations ont entraîné avec elles des formes d’organisation spontanées, horizontales. Pour Cédric Labrousse, observateur français, « il y avait dans cette révolte des choses fortes, qui forçaient le respect : le droit à l’expression la plus claire, l’organisation de comités locaux, des journaux qui se passaient sous le manteau, des banderoles qui défiaient les balles en disant simplement “Nous ne reculerons plus”, l’idée d’une égalité certaine et, surtout, une volonté de gueuler contre ce monde où les grandes puissances n’avaient que très peu de différences entre elles lorsqu’il s’agissait de tels événements ». De ces manifestations débouchèrent des actions non violentes, comme celle que raconte Fadwa Suleiman (célèbre actrice syrienne entrée en dissidence contre le régime de Al-Assad) : « C’était l’hiver dernier (2012). Ce jour-là, personne n’osait sortir défiler car la révolution était violemment réprimée. Nous tournions en rond chez nous à Damas, j’ai proposé à mes amies : puisque nous ne pouvons manifester, sortons dessiner sur la place publique ! Nous sommes descendues dans les rues avec nos pinceaux et de la peinture, nous nous sommes mises à dessiner par terre sur d’immenses espaces. Les passants nous regardaient plutôt amusés. Au bout d’un moment, des agents de la sécurité sont arrivés, ils étaient armés, ils nous ont ordonné de partir. Mais je me suis mise à leur répondre. Je voulais instaurer un dialogue, je voulais essayer de traverser cette barrière entre eux et nous, pour atteindre une partie plus vraie, plus intime. […] Je leur ai proposé de peindre avec nous. Deux d’entre eux se sont prêtés au jeu. Mais leur chef est intervenu brutalement. Je ne me suis pas laissé démonter, j’ai réussi à le convaincre de, lui aussi, prendre le pinceau, il a alors fait un dessin magnifique, très fin. Nous étions ébahies. Il m’a expliqué que, depuis l’enfance, il était très doué pour les arts, qu’il regrettait de n’avoir pu continuer, et qu’il ne faisait son travail (d’agent de sécurité, chargé entre autres de la répression) que pour gagner sa vie. Ainsi, le meneur de cette bande armée qui terrorisait la population était là devant moi, doux, fragile, sensible. » Cette façon de faire préfigure celle de ces militants turcs qui peignent les marches d’escaliers publics de plusieurs couleurs afin de rappeler au pouvoir qu’ils sont multiples.

Une autre révolution
Quand la répression des manifestations devient trop forte (dès le mois d’août 2011), des militaires commencent à déserter. Ils vont faire ce à quoi ils ont été formés, tirer et tuer. Parmi les organisateurs des manifestations, il y a le Mouvement non violent syrien (SNVM). Il a appelé ces déserteurs à déposer leurs armes. Ce qu’ils ont refusé. On comprend bien pourquoi : capturés, ils risquent tout simplement d’être passés par les armes, sans procès. La conséquence, c’est Mariah, jeune musulmane engagée dans ce mouvement, qui nous l’indique : « On a constaté, depuis, que là où l’Armée libre intervenait de façon violente pour protéger les manifestants, là se faisaient les attaques les plus fortes contre les civils. » La non-violence est pour Mariah une question de stratégie : « Pour moi, la non-violence, c’est avoir le courage de dire “non”. Quand je sors avec une arme, mes voisins subissent ce moyen que j’ai choisi. Quand je sors sans arme, ils peuvent participer, car il n’y a pas besoin de savoir tirer. Ils savent que je refuse ce qui se passe et que j’ai quelque chose à dire. » C’est au cours de ses recherches pour savoir comment s’opposer au pouvoir qu’elle a rencontré les écrits de deux hommes. Jawdat Saeid et Hanan Laham sont les piliers du Mouvement non violent 1 en Syrie. Pour Mariah, « leurs idées étaient de travailler d’abord avec la population pour faire évoluer les mentalités. La tyrannie ne doit son pouvoir qu’au peuple, sans lequel elle ne peut l’exercer ».
Dans la déclaration d’intention de ce mouvement on peut lire ceci : « Nous croyons que la non-violence implique un changement complet de la façon d’agir, notre travail n’est pas de réaliser des buts intermédiaires, mais plutôt de mener un mouvement continu afin de changer la société. Cela ne sera pas réalisé en changeant de régime ou de président, mais par la création d’une masse critique dans la société syrienne qui reconnaîtra à la fois le besoin de changement et les moyens pour le faire et transformera ainsi la société vers plus de prise de conscience, de liberté et de pluralisme. »
Afin de prendre conscience autant que possible de l’importance de ce mouvement, l’internaute averti peut se reporter à une carte interactive en ligne. Des activistes informaticiens ont créé cette carte géographique interactive du pays afin de montrer au peuple syrien et au reste du monde que les actions non violentes sont courantes au sein de l’insurrection syrienne. « Ces activistes du SNVM sont persuadés que la lutte pacifique est un moyen de parvenir à un changement social et politique. Beaucoup de gens étaient persuadés que la non-violence n’existait plus en Syrie : cette carte a été créée pour leur montrer qu’elle est toujours là. 2 »

L’expropriation de la révolution
Mais d’autres individus sont arrivés, saisissant l’occasion de partir en guerre sainte. Ils apportent un soutien de premier secours aux populations meurtries, puis imposent leur loi. Cédric Labrousse avance que, « désormais, les militants révolutionnaires se font arrêter et emprisonner par centaines. Un jeune garçon qui dit un mot mal interprété est exécuté. Les journaux révolutionnaires, interdits de presse et de distribution. Les points de passage entre des quartiers loyalistes et révolutionnaires d’Alep ne sont même plus gérés par des Syriens pour certains, avec des restrictions toujours plus grandes. Tout cela n’a pas lieu dans les zones loyalistes, non ! Mais dans les zones normalement rebelles ! » C’est dans ce contexte que nos porte-parole des droits de l’homme appellent à punir celui qui a tué de façon plus rationnelle ses compatriotes, c’est-à-dire en faisant des meurtres collectifs grâce aux produits chimiques. Les présidents américain et français veulent des frappes ciblées, mais leurs opinions publiques, fatiguées d’être baladées, leur sont majoritairement hostiles. Il faut dire que les Américains du bas ont payé un tribu exorbitant aux guerres d’Irak comme d’Afghanistan. Sur cette hostilité, là-bas comme ici en Europe, les tenants de l’isolationnisme font leur beurre, les libertariens et leurs amis du TeaParty d’une part et les partis d’extrême droite en Europe rejoints de fait par l’extrême gauche arguant de la crise économique qui empêcherait d’intervenir. C’est loin, ce n’est pas chez nous, ce sont des Arabes, ça suffit, on a donné ! Si des Syriens attendent une frappe occidentale avec un mélange d’hostilité et d’espoir, le Mouvement non violent a lancé un appel différent.

Pour un corridor humanitaire pour la Syrie
On trouve par hasard dans une partie un peu cachée de Mediapart cet appel 3. Le SNVM déclare : « Le minimum que la communauté internationale puisse faire est de créer un corridor humanitaire pour l’acheminement de médicaments, de nourriture et de provisions élémentaires. » Il déplore en ces termes cet intérêt soudain : « Il est douloureux pour nous de voir que la Syrie n’est une question intéressante qu’à la lumière de la réponse des États-Unis à l’attaque chimique du 21 août 2013. » Il n’est plus question de frappes ciblées, mais cela ne peut être entendu par les pouvoirs politico-militaires de tout poil qui veulent à la fois dépenser leurs obus et leurs lignes budgétaires et demander encore plus d’argent. Un corridor humanitaire, quel intérêt pour eux ?

En attendant
Ne nous faisons pas d’illusion, nous savons très bien comment cela finira. Il y aura une alliance des militaires les moins mauvais (!) des deux côtés et d’un certain nombre de politiques les moins mouillés. Il sera indispensable et urgent de maintenir la continuité de l’État, seul garant de l’ordre public… et seul capable de faire rentrer dans le rang ceux des survivants qui auront, le temps d’une révolution, pris leurs désirs de bonheur pour une réalité. Même si, comme le disait Fadwa Suleiman, « notre rêve est devenu cauchemar », ils auront, pour nous comme pour ceux qui sur place les suivront, ouvert le chemin vers un autre avenir, faisant mentir ceux qui disent qu’il n’y a pas d’alternative hors du fusil.








1http://www.alharak.org/about-snm.html
2http://www.alharak.org/nonviolence_map/en/
3http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/080913/un-corridor-humanitaire-pour-la-syrie