Mal aimées

mis en ligne le 13 décembre 2012
Dupä Dealuri (Au-delà des collines), le film de Cristian Mungiu, subjugue par la mise en scène dès son début et jusqu’à la fin. Plan d’ouverture : entre deux trains à quai, des ouvriers vont vers leur travail, vers nous, alors qu’une petite femme se fraie un chemin au milieu d’eux. Elle va à contresens, seule et isolée, elle avance au milieu de la foule. Elle se fraie un chemin au milieu d’eux, va vers le bout de cette foule humaine, surtout masculine, et indique, par les mouvements de sa tête, qu’elle cherche quelque chose ou quelqu’un. Des dominantes de bleu, pour les trains et les tenues de la masse laborieuse, tranchent sur les habits de cette femme qu’on ne voit que de dos mais qui est comme une tache sombre dans ce déferlement de personnes engagées dans la direction opposée. On la voit marcher, presque glisser au milieu de la foule sans jamais toucher l’autre. Finalement, au bout du quai, cachée derrière un train, une fille vient vers elle. C’est Alina, l’ancienne amie de l’orphelinat où elles ont grandi ensemble et se sont aimées, on l’apprendra plus tard. Étreinte hésitante, mais étreinte quand même entre la nouvelle venue, plantée là avec son sac assez misérable, et Voichita, venue à sa rencontre. La suite coule de source : Alina aime toujours Voichita et veut l’emmener en Allemagne où elle travaille maintenant. Elle a réservé embauche et transport pour elles deux, alors que Voichita aime Dieu maintenant et n’est pas prête à lâcher son nouvel amour. Dans sa communauté, dirigée d’une main de fer par un pope que toutes et tous appellent « papa » et une femme qu’on appelle « maman », elle tranche sur les autres de par son comportement rebelle au bon vouloir du pope et à un catalogue de plus de deux cents péchés qu’elles doivent confesser.
Cette histoire ne peut que tourner mal.
Plan séquence de la fin où se détache Voichita avec ses grands yeux de couleur claire sur le fond de la tristesse ambiante. Elle a quitté sa tenue de veuve noire, enveloppée de châles difformes : elle a mis le pull-over beige de son amie Alina. Elle marche la tête haute et elle va témoigner. Enfin sa beauté éclate, ses yeux expriment la terreur de ce qu’elle a vu, de ce que son amie a subi et la détermination d’une personne qui a retrouvé son libre arbitre. Elle est débarrassée de ses peurs, du règlement et des convenances du lieu : elle va témoigner, dire ce qu’Alina a subi alors qu’elle n’a pu arrêter le supplice et empêcher la mort de son amie.
Quand les voitures démarrent, police et justiciers reçoivent une giclée de boue tellement épaisse que les essuie-glace n’arriveront pas à la maîtriser.
Un film témoignage, certes. Un film qui fait réfléchir aussi sur les dommages collatéraux vécus par les enfants des orphelinats de l’après-Ceaucescu : enfants entassés dans des conditions honteuses, abandonnés et jamais aimés, ni caressés. Des êtres qui ne peuvent s’exprimer – ils ne parlent pas, le frère de la suppliciée en serait un bon exemple – et qui ne savent comment résister à un embrigadement qui leur promet un peu de pain, d’amour et de paix.