Banditi dell’Arte : les belles marges de l’Italie

mis en ligne le 13 décembre 2012
1691BanditiL’exposition que présente actuellement la Halle Saint-Pierre, 2, rue Ronsard, Paris XVIIIe, jusqu’au 6 janvier 2013, sous le titre Banditi dell’Arte est de première importance par le nombre et la qualité des œuvres sélectionnées, la condition populaire et souvent marginale de la plupart de leurs créateurs, et le défi à la fois politique et esthétique qu’elles portent à l’Italie, avec ses conformismes sociaux, ses musées, et leur classicisme en art. C’est en cela que les cinquante créateurs nommés et représentés dans cette exposition (à côté de nombreux autres dont les noms se sont perdus) sont des banditi, puisque le mot, avant de prendre le sens qu’il a en français, signifie d’abord « banni », « proscrit », cacciati et esiliati étant des termes proches qui auraient également pu leur être appliqués. De ces œuvres visibles à la Halle Saint-Pierre et qui n’avaient jamais été montrées en France, une large partie a été réalisée dans des institutions psychiatriques, fermées ou ouvertes, et les autres, pour relever plus directement de l’art populaire ou « naïf », émanent aussi d’esprits très éloignés des normes esthétiques et sociales dominantes.
« Ce ne sont pas les bandits applaudis par les touristes anglais à la fin du XIXe siècle, enfermés dans les prisons du château Saint-Ange, mais des contemporains en fuite pour échapper à un destin d’enfermement et d’oubli », écrit Gustavo Giacosa, organisateur de cette exposition avec Martine Lusardy. Ces « hommes seulement armés de pinceaux bien affûtés qui défient les lois et les territoires de l’État Majuscule de l’Art » lui semblent néanmoins prolonger la tradition des « bandits d’honneur » si nombreux à avoir pris le maquis dans les régions les plus pauvres de l’Italie, Sardaigne, Sicile et le reste du Mezzogiorno, surtout quand l’unification du pays (1861) y importa des normes et des formes de domination nouvelles, avec les premiers effets du capitalisme. Comme ces bandits armés du Sud, par ailleurs fréquemment partisans de l’ordre ancien, monarchique et clérical, les banditi dell’arte hurleraient « leur révolte expressive primaire », « archaïque » ainsi qu’écrivait Moravia qu’il cite, « primitive » selon Hobsbawm (Les Primitifs de la révolte dans l’Europe moderne, 1966) auquel il aurait pu également renvoyer.
D’où, d’après G. Giacosa, certains traits communs à nombre de ces créateurs, « le rêve d’un monde Autre et d’un Ailleurs dont on est le seul maître », « la conviction d’avoir une mission à accomplir et un Verbe à défendre », « la démesure sexuelle », « la fusion totale avec une nature dont la totalité [leur] échappe », « ou le jeu ésotérique qui brise l’identification à leur propre biographie ». Plusieurs de ces caractéristiques les rapprochent des bandits armés de jadis, mais leur rôle social est des plus actuels, tout en étant d’un autre ordre. « Chacune de leurs attaques, comme l’apparition d’un poignard à l’improviste, bouscule notre assujettissement facile à des conventions établies. Ces “champions de la colère”, comme les appelait Pasolini, assument depuis les marges le rôle de poètes qui créent un état d’urgence avec leur art. Ils nous protègent du sommeil de la normalité qui nous prive de la capacité de se surprendre. »
Ce « sommeil de la normalité », qui a assuré la longévité au pouvoir de Berlusconi l’endormeur et continue de porter les touristes vers ce que les musées italiens leur offrent de plus éloigné de l’« état d’urgence », a aussi fait que les plus anciennes des œuvres ici réunies n’ont été préservées de la destruction ou de l’oubli qu’à la faveur de sauvetages improbables ou paradoxaux. Une des sommités scientifiques de l’Italie unifiée fut Cesare Lombroso (1835-1909), médecin militaire d’abord employé à seconder la répression du banditisme politique dans le Mezzogiorno, où il conçut le projet de décrire L’Uomo delinquente (1876) et de « dépister » le « criminel né » selon les critères « anthropologiques » de l’époque. Sa paranoïa positiviste le conduisit à ouvrir en 1892 à Turin un musée (rouvert au public depuis 2009) alignant, comme autant de pièces à conviction, crânes de condamnés à mort ou de détenus morts en prison, observations faites sur les prisonniers et objets qu’ils confectionnaient dans leurs cellules, dont on peut voir quelques exemples à la Halle Saint-Pierre. Le relevé des tatouages de Sebastiano Ferrero, charretier « condamné en France pour révolte, rébellion, outrage à agent », expulsé vers l’Italie après son temps de prison pour être livré en 1888 au regard de la « science », résume assez complètement l’état d’esprit et les mœurs de Lombroso, certifiant en 1896 que le tatouage « est une des caractéristiques essentielles de l’homme primitif et des humains qui vivent encore à l’état sauvage ».
Ce dangereux personnage (qui exigea d’avoir sa tête en bocal dans son propre musée, curieux aveu) n’était pas un isolé. Il trouva des disciples qui firent école dans les hôpitaux psychiatriques institués à partir de 1904 en Italie et dont le personnel issu pour la plupart des congrégations catholiques n’avait pas grand-chose à objecter à la théorie « scientifique » de la prédestination criminelle. Le musée d’anthropologie et d’ethnologie de Turin fut ainsi créé en 1926 par Giovanni Marro (1875-1952), psychiatre dont le père avait été l’assistant de Lombroso et qui entreprit de dépasser le maître dans ses divers délires. Ses Caratteri fisici e spirituali della razza italiana (1939) et son Primato della razza italiana (1940) s’écartaient de l’aryanisme nazi pour mieux servir Mussolini sur son propre terrain racialiste. Dans un article de 1913, « Arte primitiva e arte paranoica », Marro fut néanmoins l’un des premiers à avancer un jugement esthétique sur les objets confectionnés dans les institutions psychiatriques du temps, à propos de l’œuvre exceptionnellement conservée d’un carabinier devenu fou et qui passa le reste de sa vie à sculpter et à assembler des ossements de bovins pour édifier « Le Nouveau Monde », l’une des pièces les plus étonnantes de cette exposition dont elle fait l’affiche à juste titre, tant elle est emblématique de ces banditi et de leur art.
La psychiatrie italienne compta heureusement de vrais médecins, attentifs et dévoués, à l’instar de Carlo Livi (1823-1877), héros romantique qui se battit les armes à la main en 1848, devint l’un des adversaires les plus acharnés de la peine de mort et fit de l’hôpital San Lazzaro de Reggio Emilia, dont il prit la direction en 1873, un véritable centre de recherche sur les troubles mentaux, conservant les œuvres des internés dans un tout autre esprit que les « criminologues » précités. L’exposition en offre de superbes exemples. On ne saurait oublier non plus, exactement un siècle plus tard, l’admirable ardeur de Franco Basaglia (1924-1980) à élaborer une psychiatrie non seulement « alternative » mais « désaliénante », et dont l’effet le plus marquant fut, en 1978, le vote de la loi 180 mettant fin à l’enfermement asilaire en Italie. Si F. Basaglia put réussir de la sorte à « désincarcérer » les patients de ces institutions closes, c’est aussi qu’il avait démontré avec d’autres, notamment à Trieste, l’efficacité des hôpitaux de jour et des structures ouvertes, démocratiques, d’où proviennent également de nombreuses œuvres exposées à la Halle Saint-Pierre.
À côté de livres importants et méritant toujours d’être lus, comme Psychiatrie et démocratie (Eres, 2007), on doit à F. Basaglia et Franca Basaglia-Ongaro un petit volume qui fit date et dont cette exposition rappelle toute l’actualité quarante ans plus tard. La Majorité déviante, l’idéologie du contrôle social total (1971 en italien, 1976 pour l’édition française 10/18), montrait, en s’appuyant sur de récentes études sociologiques, quel modèle de société avait alors commencé à prendre forme aux États-Unis et risquait de s’étendre ailleurs, avec un gros quart de la population satisfait de son sort aussi bien que des normes et des institutions conçues par et pour lui, et une écrasante majorité de « déviants » et d’exclus. Les banditi de la santé, les banditi de l’éducation, les banditi du logement, les banditi du travail, les banditi des droits sociaux et politiques, toujours plus nombreux de nos jours, comment ne pas les voir à travers les Banditi dell’Arte de la Halle Saint-Pierre ?
Cette exposition bien pensée, invitant à comparer les œuvres des internés d’autrefois (au rez-de-chaussée) et celles des créateurs en liberté d’aujourd’hui (à l’étage), permettra peut-être aussi de réviser l’image du « bandit social » souvent attachée au mouvement libertaire. N’est-ce pas Zola qui, dans Germinal, fait dire à Souvarine, disciple de Bakounine, « le brigand est le vrai héros, le vengeur populaire, le révolutionnaire en action, sans phrases puisées dans les livres » ? En rappelant également « sans phrases » la réalité de ce que la sociologie institutionnelle nomme « l’effet Basaglia », la production par les sociétés actuelles d’un nombre toujours plus grand de marginaux, les Banditi dell’Arte de la Halle Saint-Pierre sont à leur tour des « révolutionnaires en action », et, last but not least, la vigueur de cet art populaire contemporain suggère tout ce que l’Italie compte actuellement de réserves de révolte et d’espaces de rébellion, et qui font ses belles marges.

Gilles Bounoure