Bosse et crève !

mis en ligne le 20 septembre 2012
Les 26 millions d’hommes et de femmes constituant le monde du travail (secteurs privé et public) ne disposent que d’un peu plus de 5 000 médecins du travail 1 pour veiller à leur santé. Pourtant, en 2010, pour le secteur privé, il y a eu 658 847 accidents professionnels (529 décès), soit une fréquence constante de 36 accidents du travail pour 1 000 salariés ; 50 688 maladies professionnelles et 98 429 accidents de trajet (359 décès) 2.
À la différence des grandes entreprises dotées de services de médecine du travail « autonomes », 80 % des salariés en France sont suivis par des antennes locales. Nommées Services de santé au travail interentreprises (SSTIE), il s’agit d’associations de loi 1901 à but non lucratif, dont les adhérents ne sont que des employeurs… On comprend mieux, ainsi, les affaires de détournement d’argent public d’antennes médicales vers des caisses patronales et les pressions exercées sur les médecins du travail.
Dans ce contexte voulu 3, ce sont bien évidemment les préoccupations du patronat autour des enjeux de la médecine du travail qui se sont traduites par sa réforme récente 4.
Le sort fait à la médecine du travail par le précédent gouvernement Fillon est rude. Et, sans surprise, rien n’est annoncé par le gouvernement actuel pour y remédier.
Les enjeux de la réforme
De nouvelles pollutions et toxicités liées à l’activité économique ainsi que les plans sociaux, les réorganisations, la précarité, les méthodes de « management » et, tout simplement, l’intensification de la production provoquent de nouvelles maladies professionnelles. En clair : plus la richesse produite augmente, plus il y a de maladies liées au travail !
L’État traite la santé de ses agents par-dessus la jambe avec, entre autres, une visite médicale tous les cinq ans. Le patronat, lui, milite pour réduire ses obligations en matière de prévention des risques et des coûts de santé des travailleurs.
L’enjeu est à la fois politique mais aussi économique : éviter d’établir le lien entre des nouvelles maladies qui se présentent et les coûts du suivi des malades. Car, si ces nouvelles maladies étaient reconnues demain comme maladies professionnelles, elles seraient prises en charge par la branche spéciale de la Sécurité sociale pour laquelle la cotisation est supportée par le seul patronat (contrairement à la cotisation maladie régime général « partagée » entre salariés et employeurs). Par exemple, on estime 30 000 cas de cancers annuels attribuables au travail mais supportés par la branche maladie au lieu de l’être par la branche accidents du travail-maladies professionnelles, soit six milliards d’euros !
Le but poursuivi est donc de faire supporter au régime général 5 une large part des dégâts sanitaires occasionnés par l’activité économique décidée et imposée par les détenteurs du capital.

Conséquences sanitaires
Nous n’allons pas dans le sens du progrès social. Pour être médecin du travail, il ne sera plus exigé (comme le prévoyait le Code du travail) d’être titulaire d’un diplôme d’étude spécialisé.
Une partie des activités du médecin du travail sera prise en charge par le personnel paramédical et infirmier, ce qui a pour conséquence : primo, une déqualification de la médecine et la perte de qualité des prestations de cette médecine ; deuxio, une pression accrue sur du personnel infirmier ne bénéficiant pas de l’indépendance statutaire institutionnelle des médecins ; et enfin, tertio, un plus grand éloignement du médecin et des travailleurs.
Il y a quatre ans, la visite de contrôle annuelle était passée à une visite bisannuelle. Maintenant, la loi supprime le contrôle renforcé pour toute une série de professions à risques ou travail de nuit, etc., et modifie l’organisation des visites obligatoires de reprises.
Par cette modification de l’organisation des visites obligatoires, la réforme est en deçà de l’exigence du droit international. C’est bien là une attaque en règle contre l’obligation de résultat en matière de santé des travailleurs !
Il est paradoxal que, politiquement, le Medef obtienne, par cette réforme, une réduction de la médecine du travail alors que, depuis deux ans, la jurisprudence fait ressortir l’importance pour l’employeur de respecter ses obligations en matière de contrôle et d’organisation des visites 6.

La gestion avant la prévention
En effet, pour ce qui concerne les SSTIE, la loi prévoit un contrôle financier par le trésorier nommé par les organisations du travail. Mais le président du conseil d’administration est un employeur et l’assemblée générale est composée uniquement d’employeurs… On imagine aisément la portée réelle du contrôle.
Auparavant, les SSTIE avaient une mission logistique du service de médecine de travail. La loi donne désormais à ces antennes la mission de gestion de la santé et de la sécurité du point de vue de l’obligation de la santé et de la sécurité incombant à l’employeur. Il paraît douteux que les patrons administrant les SSTIE aillent demain chez leurs collègues employeurs pour s’assurer de la bonne mise en œuvre de tous les moyens garantissant la santé des salariés.
On peut plutôt conclure que ces antennes vont assurer une gestion économique des risques, mais pas une mission de prévention des risques.

Médecins sous bonne garde
Cerise sur le gâteau, la réforme a supprimé l’article R 4 623-15 du Code du travail. Article qui fonde le médecin du travail dans une action exclusive de la santé et de la sécurité des salariés. Hop ! À la trappe !
C’est donc la mise sous tutelle des médecins du travail par le conseil d’administration des SSTIE. Selon les médecins du travail les plus avisés, c’est un avis de classe sociale qui primera sur l’avis médical !
Concernant la mission de conseil (un tiers du temps d’activité des médecins), il y a une perte d’autonomie, car c’est le conseil d’administration qui dictera les axes de recherches et de missions de recherche des médecins.
Enfin, du point de vue des « entrepreneurs », il aurait été dommage de s’en priver : suppression des visites médicales périodiques. On pourra ainsi mieux cacher les liens entre les maladies décelées et les conditions de travail induites par l’organisation du travail.
Dans les années 1970, les médecins ont été militants pour redonner un sens à la mission de médecine du travail et les salariés étaient mobilisés autour de leurs médecins du travail. Petit à petit, la médecine du travail a connu une dérive pour plusieurs raisons (trop longues à développer ici) qui engendrent la désaffection des salariés et de certains syndicalistes (!) pour la médecine du travail. Maintenant, c’est une nouvelle loi cousue main sur mesure pour le patronat qui a été adoptée dans la plus grande discrétion. Un nouveau coin enfoncé dans le Code du travail aux conséquences désastreuses.
En l’absence de véritable mobilisation du monde du travail, dont la grande majorité n’a pas conscience d’être salariée et donc exploitée, il n’y a aucune chance que le gouvernement actuel opère différemment des précédents. Sa fonction et son ambition politique affichée étant de répondre au mieux des intérêts du patronat. Le conditionnement idéologique en cours pour réduire le coût du travail l’illustre bien.
Alors, à nous de ne rien lâcher !

Jean-Marc Destruhaut, groupe Albert-Camus de la Fédération anarchiste










1. 5 163 médecins du travail sur 110 180 spécialistes sur 213 442 médecins au total pour 65 millions d’habitants au total (Insee).
2. Données 2010 de la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés.
3. 40 médecins formés par le concours spécial d’internat en médecine du travail, selon l’arrêté du 10 février 2011. Seulement 47 médecins ont donc débuté une formation de médecin du travail en 2011-2012. Il y avait 6 000 médecins du travail en 2006, il y en aura 2 300 en 2030, soit une baisse de plus de 60 %. Complicité de la classe politique évidente avec ce numerus clausus donnant lieu à une carence de médecins du travail.
4. Entrée en vigueur le 1er juillet 2012 de deux décrets d’application de la loi du 20 juillet 2011 publiés le 30 janvier 2012.
5. Le prétendu déficit du régime général depuis trente-cinq ans pour mieux augmenter les cotisations sociales, part salariale en tête. Le bilan se maintient à l’équilibre d’années en années entre - 3 % et + 3 % des recettes. Nous sommes loin du déficit budgétaire de l’État aux alentours de 70 %.
6. Exemple : le non-respect de l’obligation de visite à l’embauche cause un préjudice donnant droit à une indemnité à payer au salarié.