Jésus Arnal, le curé qui fut secrétaire de Durruti

mis en ligne le 12 avril 2012
1668ArnalLa religion catholique et l’anticléricalisme se sont confrontés durant la bataille que se livrèrent de 1936 à 1939 le camp républicain et le camp fasciste. Tandis que la religion fut, dès le départ de l’insurrection, un élément idéologique important dans la croisade menée par les franquistes contre la révolution, un anticléricalisme radical se développa lors du soulèvement militaire. Des églises furent pillées et incendiées, des prêtres furent exécutés. Durant cette période, l’église soutint financièrement l’effort de guerre du camp fasciste, des prêtres prirent les armes contre les révolutionnaires, tandis que la hiérarchie ecclésiastique bénissait les bombes qui devaient détruire les villes et les villages du camp républicain. L’histoire de Jésus Arnal durant cette guerre est assez représentative de la situation qu’ont subi beaucoup de prêtres, souvent jeunes et issus des classes populaires qui n’adhéraient pas forcément aux idées fascistes.
C’est à partir des années 1970 et 1980 du siècle dernier que des livres ont commencé à être publiés en Espagne et dans d’autres pays sur la révolution espagnole et la guerre civile en Aragon. Des livres écrits par des protagonistes du camp républicain qui n’avaient pas été publiés auparavant en raison de la censure. Le plus étonnant est celui qui a été écrit par Jésus Arnal, le curé du village de Candasnos : Pourquoi j’ai été le secrétaire de Durruti ?. Il fut publié à Tárrega, en Catalogne, en 1972.
Jésus Arnal a eu le courage de consacrer son livre à Durruti, c’est une démonstration d’affection et de gratitude pour avoir été pris sous la protection du combattant libertaire. Jésus Arnal défend ardemment Durruti tout au long du livre : « Pour moi, il n’avait rien de légendaire, ni de mythologique, ni de sanguinaire non plus, il était simplement un homme comme les autres qui a consacré sa vie à un idéal [...]. Pendant mon séjour à ses côtés, je n’ai rien vu d’autre qu’un homme normal, sans vices, sans grandes addictions, il ne buvait pas et il n’était pas coureur de jupons, je ne l’ai jamais vu plein de rancœur, vindicatif, sanguinaire, comme beaucoup l’ont prétendu. Il m’est apparu comme un bon compagnon pour tous ceux qui l’entouraient […]. Son attitude vis-à-vis de ma personne a toujours été attentionnée. »
Jésus Arnal fut ordonné prêtre en 1927, il devint économe dans différents villages de la province aragonaise de Teruel (Cuevas de Portalrubio et Portalrubio) jusqu’à la fin de 1935 ; il fut alors nommé à Aguinalíu, près de Graus. C’est là où le coup d’État militaire du18 juillet 1936 le surprit. Les miliciens de la CNT-FAI partirent alors à sa recherche. Jésus Arnal eut le temps de fuir le village. Il erra dans les bois. Avec un autre prêtre, Olvena, fugitif lui aussi, il voyagea jusqu’à Estada et Barbastro où il se fit passer pour un milicien et s’enrôla dans une section des transports. Enfin, il finit par se cacher dans son village natal de Candasnos.
Là, le président du comité révolutionnaire, Timoteo Callén – un anarchiste de la FAI qui avait appartenu au groupe Los Solidarios de Durruti et Ascaso –, un ami d’enfance, le prit sous sa protection afin d’éviter que des miliciens incontrôlés venus de Barcelone puissent mettre la vie du prêtre en danger. Callén présenta alors Arnal sur le balcon central de la mairie de Candasnos, quand toute la population du village était réunie. Callén demanda au peuple son opinion sur l’avenir de son ami, comme s’ils étaient devant un tribunal populaire. Toutes les personnes réunies exigèrent à l’unanimité que la vie du curé soit respectée. Arnal estime, dans son livre, que c’est à cette époque que fut prise la décision de ne plus exécuter, à Candasnos, d’opposants, et ce jusqu’à la fin de la guerre. Callén s’arma alors de raison pour faire face aux groupes incontrôlés de miliciens qui ne pouvaient pas comprendre que le prêtre du village puisse rester en vie. Lorsque la situation devint intenable, Timoteo Callén décida de parler de la situation à Durruti et lui demanda qu’il prenne sous son aile Jésus Arnal.
Durruti l’emmena avec lui à Bujaraloz où était stationnée la colonne du leader de la CNT et, une fois là-bas, le prêtre aragonais devint le scribe du poste de commandement, ou le secrétaire, comme cela est inscrit aujourd’hui dans l’histoire. Il le demeura jusqu’à la mort de Durruti à Madrid en novembre 1936. Buenaventura Durruti avait pleine confiance en Arnal et il lui confia plusieurs missions délicates. Une de celles-ci : l’organisation du retour à Barcelone de toutes les miliciennes de la colonne Durruti en raison de l’augmentation des maladies vénériennes. Celles-ci causèrent plus de victimes dans les rangs de la colonne que les balles ennemies. Durruti en arriva à mettre en place un hôpital spécialisé dans ces maladies dans le village de Bujaraloz.
La mission que confia Durruti à Jésus Arnal, mission que celui-ci accomplit avec discipline, fut de réquisitionner toutes les femmes « en faisant en sorte qu’il n’en reste aucune », de les transférer à Sariñena et de les renvoyer par le train vers Barcelone. Durruti envoya également son secrétaire à Lleida pour mettre de l’ordre à l’arrière-garde du front contre ceux qui confisquaient des biens de manière frauduleuse au nom de la colonne.
Le livre de Jésus Arnal s’avère d’une grande importance pour s’informer sur les détails de la mort de Durruti, sur laquelle on a écrit beaucoup de choses de façon très controversée. Recueillant l’avis de témoins oculaires, Jésus Arnal raconte que la mort de Durruti s’est produite à 16 heures, dans l’après-midi du 19 novembre 1936, sur la place de la Moncloa à Madrid, à l’angle de la promenade de Rosales.
Selon Arnal, quand Durruti s’est abaissé pour descendre de la voiture dans laquelle il voyageait, une Buick, le fusil-mitrailleur qu’il avait en main, un canon court connu sous le nom de « naranjero », percuta le marchepied de la voiture, le cran de sécurité sauta et le tir blessa mortellement le combattant anarchiste. Le blessé fut transporté à l’hôtel Ritz, transformé en hôpital, et un chirurgien de renom, l’Aragonais Manuel Bastos Ansart, fut appelé pour diagnostiquer la gravité de la blessure. Pour lui, il s’agissait d’une blessure mortelle et il déclara qu’il était impossible de pratiquer une opération. Durruti mourut dans les premières heures du 20 novembre 1936 et Federica Montseny, toujours selon Arnal, prêta serment de garder le secret, en compagnie des principaux témoins, sur les circonstances entourant cette mort qui, disons-le clairement, fut peu héroïque pour un dirigeant aussi charismatique que Durruti.
Après la mort de son protecteur, Jésus Arnal est resté le secrétaire de la colonne, même si celle-ci fut militarisée et devint la 26e division de l’armée républicaine. Après la guerre, et après un bref séjour en France, puis dans le camp de prisonniers de la Merced à Pampelune, soutenu par les nouvelles autorités de Candasnos et par différents hiérarques du Mouvement national de Franco, il fut réhabilité. C’est à partir de 1947 qu’il devint curé à l’économat de différents villages du Haut-Aragon (Lascuarre, Laguarres, Monte de Roda, Castigaleu). Enfin, jusqu’à sa mort en 1971, il fut curé de Ballobar où il mourut et fut enterré.
Mais le plus étonnant dans cette histoire, c’est que Jésus Arnal a eu, après la guerre, la satisfaction de pouvoir rendre à Timoteo Callén la faveur que celui-ci lui avait faite en 1936. Callén fut, avec la caution personnelle et pécuniaire du prêtre Arnal, le seul chef de comité de la CNT, en plus d’être un membre éminent de la FAI, qui parvint à se promener librement dans l’Espagne de Franco sans être inquiété.