Mayotte : génèse et évolution des luttes

mis en ligne le 26 janvier 2012
1657MayotteNous souhaitons revenir ici sur le mouvement social qu’a connu Mayotte. Nous n’insisterons pas sur les idées mais plus sous l’angle de la création propre aux Mahorais de leur histoire de lutte. En effet la culture différente ainsi que la nouveauté de la contestation grande ampleur sur l’île en font un laboratoire intéressant sur l’expérience de luttes que peut se faire un peuple. Il ne faut pas oublier que cette colonie n’a connu que peu de grèves et qu’elles ne duraient jamais aussi longtemps (2-3 jours en moyenne).

Un contexte particulier
Ne nous y trompons pas, le mouvement contre la vie chère à Mayotte s’apparentait plus aux émeutes contre la faim qu’à un mouvement anticapitaliste ou anticolonialiste. Les revendications de l’intersyndicale portaient sur la baisse des prix des produits de première nécessité et non sur la sortie de ce système macabre. Pour ce qui est de l’autodétermination du peuple mahorais, le mot d’ordre était plutôt la réclamation des mêmes droits que les autres Français.
Il est parfois difficile pour des Européens comme nous de comprendre les codes culturels si différents qui constituent le contexte de ce mouvement. Tout d’abord les syndicats locaux n’ont rien à voir avec ceux de métropole, ils ressemblent plus aux syndicats français des années soixante. Par exemple la CFDT célèbre pour être jaune parmi les jaunes chez nous a ici été un des acteurs majeurs ! Ensuite les siècles de luttes des classes en Europe n’ont pas d’impact sur cette île trop éloignée géographiquement et culturellement ! L’absence de partis politiques contestataires restreint « l’opposition reconnue » principalement à l’intersyndicale. Il y a quelques partis nationaux présents qui sont UMP, MODEM et PS. Il existe aussi un parti politique local, le MDM (Mouvement Départementaliste Mahorais) soutenu par l’extrême droite française et les royalistes.
Pour nous libertaires, certaines attitudes des manifestants peuvent choquer : la prière commune ainsi que le chant de La Marseillaise devant le drapeau tricolore avant chaque départ en cortège, les discours opportunistes des politiciens, le respect pour « les chefs » de l’intersyndicale et le peu de parole laissé à la base… On peut aussi déplorer les visées électoralistes de certains leaders syndicaux.
Une fois de plus les journaux locaux ont servi ouvertement de mégaphone aux autorités (à l’exception d’Upanga), certains stagiaires de la préfecture étant parfois inclus dans les équipes journalistiques.

Une base forte
C’est « la base » qui, une fois de plus, suscite un intérêt, promulguant pour certains d’autres revendications. On a pu lire entre autres sur les banderoles : « Stop à l’apartheid, nous ne sommes pas des sous français, c’est le colonialisme qu’il faut vaincre… »
Cette grève a permis de faire ressortir un mal être refoulé par les habitants de Mayotte, muselés depuis des décennies par la promesse d’une départementalisation s’ils étaient bien sages !
C’est surtout dans les faits que l’on peut souligner des choses intéressantes. Déjà au niveau de la fréquentation : on a compté jusqu’à 12 000 personnes réunies le 14 octobre, sur une population totale de 200 000 habitants, c’est plus que respectable ! Les sans-papiers et les migrants en général ont été très présents tout au long des manifs. Cette exposition consciente à la double peine marque à quel point ces personnes sont prêtes à tout perdre tant leur situation est inacceptable. Les expatriés blancs, eux, n’ont été que peu nombreux, pour diverses raisons, notamment leurs salaires beaucoup plus élevés que les locaux, mais aussi les peurs suscitées, réveillant parfois des sentiments coloniaux introvertis sans nul doute liés à la faible attention historique portée à l’histoire coloniale de la France et de la société française.

De nombreux succès
Un terrain où les grévistes ont excellé, c’est celui de la guérilla rurale. Elle a été particulièrement efficace pour bloquer les voies d’accès au port de Longoni, poumon économique de l’île fortement dépendante de l’import. On a pu voir des blocages sur les quelques routes de l’île avec des carcasses de voitures ou des poubelles en feu. Les barrages avec des arbres en travers de la route réapparaissaient un peu plus loin sitôt dégagés. Sur ce terrain, les locaux avaient un avantage net sur les gendarmes mobiles réunionnais et métropolitains (jusqu’à cinq compagnies déployées), connaissant peu le terrain et ne pouvant se mouvoir comme à leur habitude (peu de routes). Des victoires, il y en a eu de nombreuses avec notamment plusieurs gendarmes mobiles contraints de s’enfuir en courant face aux jeunes de Dzoumonié, leur laissant récupérer le matériel répressif (gants de sécurité, lacrymo). Ou encore cette nuit où une dizaine de jeunes grévistes armés de bâtons ont assailli l’hôtel de Trévani où résidaient les gendarmes mobiles : surpris et désorganisés, les farces de l’ordre n’ont eu d’autres alternatives que de fuir par la plage. Il est difficile de trouver des véhicules de police avec toutes ses vitres intactes. Même le préfet a été caillassé dans sa voiture suite à une de ses interventions médiatiques. Qui n’en a jamais rêvé ?

Un mouvement violent ?
Ce mouvement a souvent été qualifié de violent par les expatriés blancs. C’est sûr que, par rapport à nos codes de bienséance judéo-chrétienne et à l’hypocrisie journalistique sur toute contestation, y a de quoi dire ! Mais il faut imaginer ce à quoi les mahorais peuvent faire référence. Ils ont d’abord connu la carotte départementalisation, puis au premier gros rassemblement c’est flashball (1 mort et plusieurs mineurs touchés au visage), lacrymos, blindés antiémeute au deuxième jour… Ne serait-ce pas de la légitime défense face à cette république bananière ? Compte tenu des références qu’ils connaissent depuis plus d’un siècle de colonialisme, n’est ce pas une réponse adaptée à tant de mépris ? Ce qui a beaucoup surpris l’État, c’est cette démonstration qu’il n’a pas le monopole de la violence acceptable, rappel qu’il n’a pas eu depuis longtemps de manière si intense.
Pour résumer, forces de l’ordre qui reculent devant les manifestants, le plus haut représentant de l’État sur place caillassé, une forte mobilisation tant dans la durée (43 jours) que dans le nombre, outils du capital incendiés, pillés ou bloqués. Ne serait ce pas à nous avec nos siècles d’expérience de lutte de nous inspirer de l’exemple de ces « novices » ? Maintenant, c’est le sabotage qui fait une entrée remarquée avec les grévistes de la compagnie d’Électricité de Mayotte qui coupent tous les jours le courant pendant au moins deux heures dans la semaine des fêtes de fin d’année (notamment à 20 heures le 24 décembre et le 31 décembre). Tant d’agitation avec un mépris du qu’en dira-t-on médiatique n’est pas sans rappeler les luttes syndicales du début du XXe siècle en France. Est ce qu’un retour aux sources pourrait être salvateur pour nous en métropole ?

Évolutions possibles ?
Cette grève a permis dans les faits certaines situations qui feraient rêver beaucoup d’anticapitalistes métropolitains : deux semaines sans argent dans les distributeurs automatiques et les banques fermées (plus d’argent liquide), aucun grand magasin ouvert pendant 5 semaines à l’exception de quelques jours, ceci entraînant un retour imposé à la consommation de l’agriculture locale, une entraide entre voisins avec partage des ressources et le développement de la solidarité. La question de l’autosuffisance alimentaire a été remise à l’ordre du jour. Actuellement Mayotte s’alimente essentiellement grâce à l’import.
La prise de conscience politique de ce peuple est encore débutante. Mais depuis avril 2011, la désillusion progressive face au mythe de la départementalisation salvatrice de tous les maux nous promet à l’avenir de belles perspectives de lutte sur Mayotte. Espérons que l’anticolonialisme et l’anticapitalisme seront au programme.

Lionel et Tibo